À Saint-Rémy de Calonne, un cheval et deux chiens loulous semblent veiller auprès de la tombe du lieutenant Henri Fournier, dit Alain-Fournier, l’auteur du Grand Meaulnes. Ses ossements ont été retrouvés dans une fosse, mêlés à ceux des hommes de sa compagnie, tous fauchés en pleine jeunesse le 22 septembre 1914. En ce mois de mai 2022, l’air est doux à Verdun. La ville me paraît beaucoup plus petite que dans le souvenir lointain qui m’en était resté. Nous sommes entrés par un faubourg où alternent voies ferrées, zones militaires, glacis de fortifications, centres commerciaux. Nous dormirons à l’hôtel Le Tigre, sur le Voie Sacrée reconnaissable à ses bornes kilométriques surmontées d’un casque et de lauriers.
Joseph et Honorine Leydet avaient deux fils : Victorin (1886 – 1928), mon grand-père, et Martial, son cadet, né à Esparron la Bâtie le 14 juin 1896, mort pour la France à la ferme de Mormont le 24 août 1917. Son nom figure sur le petit monument aux morts d’Esparron, à côté de six autres de ses camarades.
La ferme de Mormont située au nord de Verdun, à un kilomètre de la cote 344, n’existe plus aujourd’hui, tout comme le village voisin de Beaumont un peu plus à l’est, sur la rive droite de la Meuse. En consultant de vieilles cartes, j’ai pu situer cette ferme assez précisément sur la carte moderne et m’aider du GPS pour approcher autant que possible de son emplacement initial. Danielle est à mes côtés, un peu essoufflée par la pente de la piste que nous avons dû emprunter à pied. Autour de nous, ce sont des bois de feuillus. Quelques traces de travaux forestiers. Je suis un bref moment une sente en direction supposée de la ferme. Elle s’enfonce sur la gauche à couvert, épousant un relief bosselé propice aux entorses. Puis je rebrousse chemin, dans le silence, et retrouve ma sœur qui m’attendait. Nous n’en saurons pas plus. Nous filons maintenant vers la colline du Mort-Homme, à quelques kilomètres de la ferme disparue. Le monument commémoratif n’avait beaucoup impressionné, lors de notre première visite en 1963, avec son allure d’allégorie de la grande faucheuse. Il n’y a rien à ajouter aux notes prises par Serge cette année-là. Tout est encore comme il le décrit :
« Le Mort-Homme. Le monument est seul au milieu de la nature. Silence absolu. C’est très impressionnant. Nous découvrons une tranchée où les herbes ont maintenant poussé. Nous la suivons à pied quelques dizaines de mètres cherchant en vain un souvenir. De terre sortent encore les piquets de fer qui servaient à tendre les barbelés. Bien qu’elle soit presque rebouchée, la tranchée est encore bien visible avec tous les boyaux également rebouchés. »
Martial, donc, a connu ces tranchées, y a peut-être entendu le signal de l’attaque, s’y est sans doute recroquevillé, y est mort. Je remonte aujourd’hui le fil qui conduit à ce dénouement aussi tragique que banal. Né dix ans plus tard que Victorin, Martial, que le prénom prédestinait peut-être à la guerre, est mobilisé le 10 avril 1915 et incorporé au 112ème régiment d’infanterie, probablement à Toulon. Il y reste affecté jusqu’au 27 septembre 1916. Pour ne prendre que l’exemple des premiers mois de l’année 16, le régiment combat déjà du côté du Mort-Homme et de la cote 304. La bataille de Verdun a débuté au bois des Caures, toujours dans ce même secteur, le 21 février. Jusqu’en mai, Martial est donc au feu. Plus tard, le 28 septembre le voici cette fois affecté au 6ème régiment d’infanterie. Après une période de repos ou d’instruction à l’arrière, il revient dans la Meuse pour ce qu’on appelle la seconde bataille de Verdun. De janvier 17 à la date de sa mort il retrouve la zone de combat connue l’année précédente, plus précisément, à l’est du Mort-Homme, la cote 344 et le secteur du Poivre dont la ferme de Mormont fait partie. En août, les combats font rage dans ces parages tenus initialement par les Allemands. Le 20, l’offensive est lancée et le régiment de Martial participe à la prise des tranchées de Jutland et de Trèves. Les jours suivants la bataille se poursuit, marquée notamment le 24 par la prise de la fameuse cote 304. C’est ce même jour, à quelques kilomètres de là, que Martial meurt après avoir reçu des éclats d’obus. Est-il mort sur le coup ? L’a-t-on retrouvé mort dans un trou d’obus ? A-t-il été touché au cours des jours précédents et est-il décédé après de longues souffrances ? Enfin, connaissait-il le dénommé Armand Crégut, du même âge que lui, jardinier dans le civil, domicilié à Paris, fils d’horticulteurs, mort le même jour, peut-être à cause du même obus ? Je crains fort que la ferme de Mormont ne garde à jamais le secret. Les fiches matricules qui rapportent la mort des soldats se contentent, administrativement, d’enregistrer le décès, elles n’en font pas le récit. Ce n’est que par recoupements qu’on doit, avec patience, imaginer la trame des événements. Mon grand-père Victorin a été déclaré « aux armées » (en d’autres termes prenant part au conflit sur le terrain) le 27 août 1917. Son frère venait donc de mourir trois jours auparavant. Je n’ose imaginer la réaction de Joseph et Honorine apprenant à Esparron, peut-être le même jour, tout à la fois le départ pour le front de leur fils aîné Victorin et la mort de son jeune frère, Martial. À vingt-et-un ans, il était le dernier de la famille. Célibataire, il n’eut aucune descendance directe mais, sans les connaître, des neveux et des nièces.
Le soir venu, après la visite de l’ossuaire de Douaumont, nous flânons un moment sur le quai de Londres, à deux pas de la Porte Chaussée. Les noms de lieux attachés à cette ville de Verdun – la citadelle, le monument de la victoire (et ses escaliers pentus), le fort de Vaux, la tranchée des baïonnettes, Douaumont, Fleury – remontent à la surface dans l’air léger des bords de Meuse. Toute la jeunesse semble réunie ici, dans les cafés, les pizzerias, à peine bruyante de son babil international. Nous sommes en paix, cela ne fait aucun doute. Mai le joli mai…
PS : sur le socle du monument du Mort-Homme, j’ai remarqué ce qui semble une curieuse erreur de français : « ILS N’ONT PAS PASSÉ », là où on attendrait plutôt « ILS NE SONT PAS PASSÉS ». Dans ce dernier cas, le pronom « ILS » représenterait bien les Allemands., sans atteinte à la correction de la langue. Pourtant, on peut aussi voir les choses autrement. Dans « ILS N’ONT PAS PASSÉ », si le pronom représente bien les Allemands le verbe est nécessairement transitif et réclame alors un complément d’objet (« Ils n’ont pas passé (la colline) ». On peut considérer aussi que la phrase renvoie à une autre, au futur : « Ils ne passeront pas. » Enfin, je me demande au bout du bout si le « ILS » ne représente pas les Français et non plus les Allemands, et dans ce cas le verbe change de sens. « ILS N’ONT PAS PASSÉ » c’est-à-dire « ILS NE SONT PAS MORTS », simplification de « Ils ne sont pas passés de vie à trépas ». Autrement dit encore, « ILS SONT VIVANTS DANS NOTRE MÉMOIRE ».
Demain, Charleville.