Un débat a animé nos séances de débriefing dans le hall du Sarvodaya (d’après mes informations, « l’éveil de tous par le travail partagé. »), à St Pius : comment l’Inde peut-elle être aussi sale ? Pourquoi les Indiens, une fois pour toutes, ne se retroussent-ils pas les manches pour nettoyer leurs rues ? Il y a dans ces questions quelque chose d’abrupt que la réalité, factuelle, explique. L’Inde et particulièrement Mumbai sont insalubres, outrageusement sales ; l’air y est parfois difficilement respirable et l’eau strictement non potable. Petit souvenir personnel : Alain Fohr, qui n’avait accueilli au Ghana lorsque je commençais là-bas mes années de coopération, me parlait souvent de Lagos, au Nigeria. « À Lagos, contrairement à Accra, tu trouves les décharges en ville, au coin des rues. » C’est la même chose à Mumbai, la ville des corbeaux fossoyeurs. En dépit des camions d’enlèvement des ordures qu’on voit de temps en temps, la ville est un véritable dépotoir.
Autant le dire immédiatement, nous touchons là un sujet plus complexe qu’il n’y paraît ; et nos hôtes, Hazel et Gracy en tête, nous ont invités à la prudence du jugement. Sans m’interdire – par excès de relativisme ? – d’aborder la question, je ne prétendrai donc pas aujourd’hui trancher le problème de façon définitive. Ce serait, on le devine, ridicule et déplacé. Je m’appuierai en revanche sur quelques explications entendues et les livrerai fidèlement.
Premier élément où je ne risque guère la contradiction : avec 22 millions d’habitants, la ville de Mumbai explose. Qu’on mette le tiers de la population française entre Marseille et Vitrolles et on verra si le secteur, déjà loin de la perfection en matière de propreté, reste sain et nickel (comme disent les jeunes). Au Burkina Faso, une concession – c’est-à-dire un ensemble privé de cases de pisé – est toujours parfaitement balayée. Sorti de ce périmètre, la rue ou plus exactement les chemins de latérite sont en revanche jonchés de détritus que personne ne ramasse, en particulier les sacs plastiques qui heurtent constamment notre sens esthétique, corrompent l’image idéale de la savane ou du beau village africain des livres de notre enfance.
En Inde ? Idem… Puissance dix ! La ville vomit ses ordures. Elles se répandent, se sédimentent, obstruent les caniveaux, envahissent le moindre terre-plein, le bord des routes, les rares zones plus vertes. Jakarta, que j’ai visitée l’été dernier, en est au même point. Je me souviens particulièrement du coin de la gare Jakartakota, près de Globock. Impressionnant.
Alors ? D’après Gracy notamment, il y a le rapport très particulier de l’Indien à l’impur. Les castes, on le sait, n’ont en principe plus droit de cité dans le pays. La Constitution les interdit. Mais comme tout fondement religieux, la hiérarchie qu’elles dessinent s’enracine encore profondément dans la société et la vie indiennes. Tous les guides touristiques et beaucoup d’auteurs (Jean-Claude Carrière par exemple) tentent d’expliquer ce qu’elles sont avec force prétéritions : « Il est impossible à un Occidental de comprendre tout à fait le système des castes en Inde et dans l’Hindouisme, mais… »). Je ne me risquerai même pas à la prétérition. En revanche, les propos de Gracy sont les suivants : « Les castes sont en Inde un élément culturel majeur qui constitue un frein au développement. La saleté est impure, on ne s’en préoccupe donc pas si l’on n’appartient pas à la caste des shudras (les serviteurs), voire des dalits (les intouchables officiellement disparus, en réalité toujours présents dans les esprits). En d’autres termes, il y a des servants pour nettoyer, ce n’est pas à moi de toucher la saleté impure ! » Et de jeter à la rue ce qu’on a dans les mains… Autre chose, il se peut fort bien que les latrines neuves construites récemment dans telle ou telle annexe de la maison (car une entrée imprévue d’argent ou une subvention ont permis cet aménagement) ne soient pas affectées à leur fonction première. On préfère, par exemple, y entreposer des vivres ou d’autres biens à protéger. Quitte à continuer de déféquer dans le caniveau public.
Non, l’Inde n’est pas lisse. Oui, elle nous remue souvent l’estomac. Et entre un pessimisme surplombant (plutôt le mien, fondé sur le sentiment de fatalité qu’inspire l’explosion démographique dans beaucoup d’endroits de la planète) et l’optimisme de volonté (celui des FCM qui, petit geste après petit geste, pensent que rien n’est jamais perdu), un chemin est sans doute à trouver.
Je préfère penser qu’elles ont raison ; sans y croire tout à fait…