Une fois passée la Volta Noire, qu’on appelle aujourd’hui le Mouhoun, j’ai senti que le voyage, pour une heure volée, allait changer de nature, qu’il s’agirait d’autre chose de plus intime malgré la présence bienveillante de mes compagnons de route. Depuis plus de dix ans, passant le carrefour de Djibologo, nous tournions toujours à droite direction Diébougou, Gaoua, Loropéni. Mais c’est à gauche que j’aurais voulu aller, vers Ouessa, Hamele, vers la frontière. Jamais nous ne prenions cette route alors qu’elle m’aurait ramené à ma vie de jeunesse, au pèlerinage qui aimante (trop ?) souvent mes pas, à ce fichu passé dans lequel sans vraie relâche je voyage depuis les premiers commencements. Peut-être fallait-il l’orage terrible que nous essuyâmes à Dissin ? Peut-être devions-nous rencontrer le mélancolique Pierre Hien, prêtre, musicien et chanteur dont la voix s’est perdue, homme remarquable de tact ?
Il nous a guidés.
D’interminables files de camions immatriculés GH s’étiraient le long du goudron. Premier signe. À cette heure tardive de l’après-midi la lumière devenait plus mate. Ouessa nous parut un bourg sans charme, une rue (ou plutôt une voie) encombrée, animée de cette vie un peu louche des villes frontières où se font les affaires, les trafics et autres petits arrangements. Passé le centre, il faut rouler encore quelques kilomètres. Nous croisons un poste de police, une station de pesage dont – je l’apprendrais plus tard – la balance triche. La brousse ici ressemble à une succession de terrains vagues. Et puis tout à coup se profile dans le ciel gris du soir l’arche imposante de la frontière, surmontée de son étoile noire. Nous nous garons à gauche. Fraternellement Anne-Thérèse et Frédéric comprennent mon émotion ; Pierre descend du véhicule. En tant que Burkinabé le passage de la frontière ne pose aucun problème pour lui ; pas besoin de visa. Je le suis. Un douanier tout de noir vêtu nous interroge du regard, de l’autre côté de la ligne. Accompagné de Pierre, je la franchis résolument et fais ces quelques pas dans le pays mythique, totalement réinventé depuis toutes ces années, revisité tant de fois dans mes voyages imaginaires, objet de rêves romanesques, auréolé de prestige, paradis perdu. Nous sommes au Ghana. Anne-Thérèse et Frédéric nous y rejoignent. Le douanier, contrairement à mes craintes, est débonnaire. Je lui parle en anglais de son pays, de mon enfant, du lien qui m’attache à ce coin de l’Afrique. À toute vitesse du temps s’écoule, je voudrais tout regarder, distinguer le particulier alors qu’en dehors de la latérite qui remplace le goudron, rien ne se détache de différent, même pas la station essence abandonnée à notre droite. Comme en équilibre est posé ce poste frontière sur l’épaule du Ghana, tout en haut à gauche sur la carte. Pour un peu je pourrais en faire un balcon, belvédère imprenable sur tout le pays, le grand déroulement de la savane, des lacs et des forêts jusqu’au Golfe de Guinée, les forteresses chancies de la Gold Coast, les quartiers verdoyants d’Accra, l’Abokobi Road où nous promenions Marine en poussette, « NICE GIRL » ! Mais la réalité est plus prosaïque. À 18 heures le douanier referme le portail ; la frontière ne rouvrira que le lendemain matin. Comme des alpinistes au sommet d’une montagne qu’il faut vite quitter car la tempête approche nous nous prenons en photo mutuellement. Parmi ces photos, quelques-unes seront floues.