Carnets des premières fois ? Voici ce que cela donne si je romance. Le texte doit dater des années 95/96 et j’y transpose mon arrivée à Accra, en septembre 83. J’étais ce jour-là en compagnie de Jean-Jacques Ponza, jeune VSN (Volontaire du Service National), futur interprète d’Oeil de Perdrix dans Du vent dans les branches de sassafras (voir photos), et non de Sonia, personnage de fiction, héroïne énigmatique spécialiste de poésie anglaise, romantique et victorienne (pas de photos, et pour cause). Faute de correspondance pour Accra, Jean-Jacques et moi, qui me prénomme Alain et non Haroun, avions passé la journée coincés à l’aéroport Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan. En fin d’après-midi pourtant, sans savoir pourquoi ni comment, un avion de la Nigerian Airways dont les fauteuils sentaient le rance avait fini par nous conduire à destination, là où par contrat nous devions rester deux ans et où, comme le disait la rumeur, il n’y avait plus rien. Dans l’avion, un homme d’affaires Italien prétendait venir acheter de l’or et des diamants, tandis que sous les ailes s’obscurcissait la frange côtière, si étrangement inquiétante à cette heure-ci qu’une crise d’angoisse me saisit, comparable à celle qu’avait connue mon ami Jacques quatre ans auparavant, approximativement à la même heure, sur la plage d’Assouindé où nous avions échoué.
Après, il y avait eu le sifflement des réacteurs brûlants, le bain suffocant sur la piste mouillée et cette marche ankylosée pour échapper aux flancs vaporeux de l’avion, atteindre le bâtiment de verre et de béton, le bananier qui, au bord des grandes pistes, en signalait modestement l’entrée.
Dans un couloir louche ils s’étaient engagés, Haroun marchant devant Sonia subitement perlée de gouttelettes salées, stoïque dans le piétinement silencieux de la file. Une grosse femme coincée dans une guérite les attendait au fond, mâchant bruyamment un bâton imbibé de salive. Elle tamponnait beaucoup, deux, trois coups secs, aériens, qui faisaient vaciller la guérite, sur des passeports russes, lybiens, pakistanais, britanniques… Au-dessus des têtes, des vasistas laissaient entrer la nuit qui mangeait doucement la lumière des ampoules. Puis c’était une salle surchauffée en même que ventée. Près des tapis roulants hors d’usage s’entassaient des malles, certaines grande ouverte, des ballots énormes surmontés de bassines, de grands sacs nylons à rayures bleues, rouges et blanches. Avec ou sans arme des militaires traînaient entre les groupes, palpaient les paquets rebondis, faisaient parfois ouvrir une valise dégorgeant ses vêtements fripés, boîtes, flacons, objets divers, entre les mains obéissantes de son propriétaire. De ce désordre montaient des odeurs mêlées de moisissures et de parfums rancis, entêtantes dans l’air vicié écrasant tout, les choses et les êtres, Sonia aussi tout à coup accablée, s’effeuillant lentement, abandonnant une à une, près d’elle, sur le rebord d’un comptoir, les couches épaisses de ses habits d’hiver.
Je ne sais pas où je suis allé chercher les Russes et les Pakistanais mais en dehors de ce détail d’une préciosité certaine (et en tout cas relevant de ce défaut bien connu des débutants : en mettre toujours plus), tout est finalement plutôt vrai dans ce texte, nonobstant les tremblements à peine exagérés de la guérite. Le Kotoka Airport d’Accra, dans la réalité de cette époque, était effectivement en mauvais état, la porte d’entrée peu ragoutante d’un pays en proie aux pires difficultés, alors qu’un petit tour sur Google apprendra aux éventuels intéressés que depuis le sauvetage décidé par la Banque Mondiale et autres instances pourvoyeuses de fonds le premier aéroport ghanéen a désormais bonne allure, répond aux normes internationales et, par le fait, se révèle probablement moins anxiogène aujourd’hui qu’il avait pu l’être voici trente ans, pour moi mais aussi pour mes parents, Lucien et Raymonde, venus par surprise dans un endroit où – je dois bien le dire – jamais je ne les aurais imaginés. Si je garde quelques souvenirs de leur départ, leurs mains qui s’agitent, qui nous font signe à travers une vitre, je ne les revois plus débarquer au milieu de ce bordel, la cohue des types rabattant les clients, les tirant vers les coins pour changer les dollars tout propres contre de gros pavés de billets mous et poisseux (ici je brode à partir du souvenir de ma propre arrivée). Trou noir. Bien sûr, cette première fois, la leur, peuchère, ils ne la raconteront plus. Les récits qu’ils ont dû en faire, je ne les ai pas recueillis, utilisant à d’autres fins la machine à écrire prêtée par le service culturel de l’ambassade de France à Accra. Elle est donc oubliée, perdue au fond du passé, à jamais.
À moins qu’un romancier…
Sacré coup de vieux !
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