LES CIGALES ET LE VOYAGEUR

Les cigales de Croatie sont les plus sonores d’Europe. J’aimerais pouvoir l’affirmer avec l’autorité d’un scientifique, spécialiste de l’espèce, mais je ne suis qu’un touriste parmi d’autres, assommé par leur concert tandis que, midi passé, je gravis la colline de Marjan, à l’Ouest de la ville de Split. Jean Rolin, dont je ne manque jamais de dire du bien – peut-être pour minimiser les dettes, au moins stylistiques, que j’ai pu contracter – me semble d’une lucidité implacable sur cette manie des hauteurs, commune à beaucoup de voyageurs marcheurs. Nerval avait son Pausilippe, les Mentonnais leur Annonciade, les Cannois le Suquet, j’aurai aujourd’hui ma colline Marjan ! Mais s’il ne s’agissait que de hauteurs… Lisons plutôt : « Ah les voyages ! Sitôt que l’on fait le tour d’une ville étrangère, que l’on a observé ce qui y rendait les femmes attrayantes, que l’on s’est heurté à cette vieille impossibilité de les aborder gracieusement pour laquelle on trouve, ici du moins, l’excuse de la langue, on tourne en rond, on s’assoit sur un banc, on essaie deux ou trois débits de boisson, on grimpe sur la hauteur s’il s’en trouve une, on redescend… Enfin c’est inouï ce que l’on peut s’emmerder.[1] »

Un début de voyage me laisse toujours la même sensation. Comme par adhérence, l’humeur inquiète qui m’a animé durant les quelques préparatifs se prolonge vaguement après le départ. Il faut encore un peu de temps pour se dépouiller, se mettre dans le rythme ; et peut-être que ces escalades en plein soleil, quand le souffle manque et les cigales assomment, sont précisément faites pour cela, ébrouer sa carcasse, entrer résolument dans la solitude – relative – de l’arpenteur, avant de pouvoir en dominer peu à peu les effets, de goûter, dans la pauvreté des premiers échanges, le dialogue avec soi.

J’étais venu une première fois en Croatie voici plus de dix ans. C’est devenu un pays à la mode qui, en été, se peuple d’un nombre considérable de touristes, de véritables flots de vacanciers venus de tous les coins du monde, une invasion auprès de laquelle peuvent paraître dérisoires les chiffres et la réalité de l’afflux des migrants économiques ou politiques. Le phénomène de sur-fréquentation est probablement majoré cette année par les événements du Moyen-Orient et les menaces terroristes. À Split, par mimétisme autant que par gourmandise, je suce une glace sous l’enceinte du palais dioclétien. Dans la cohue, le caractère chagrin de ce plaisir solitaire est particulièrement sensible. Le lendemain j’irai jusqu’à Trogir où l’impression de saturation est encore plus grande, compte tenu de la superficie modeste de la ville-musée[2]. Que ne puis-je embarquer avec cette famille vers telle ou telle plage tranquille de la presqu’île d’Otok Čiovo ! Alors, pour échapper aux sillons creusés de la carrière, ce sera la marche rectiligne, huit ou dix kilomètres d’une seule traite le long de la mer entre Kaštel Novi et Kaštel Gomilica. C’est là qu’est encore le calme. Je retrouve bientôt le bastion qu’occupent toujours quelques familles et en fais le tour à la nage. La lumière, comme en 2004, dore les pierres du pont-levis. Où en suis-je maintenant de mon entrée en voyage ? Je pense que c’est bon, j’y suis, le moteur tourne. À dix-neuf heures les cigales dalmates s’endorment, les préparatifs pour le Music Split Festival annoncent une nuit bruyante, mon anglais de survie s’assouplit dans ma bouche et, sous l’orage, le voyage peut commencer ! Consacrés aux Balkans, ces nouveaux carnets et ces photographies vont en offrir pendant quelques jours la chronique. Puisse-t-elle intéresser et pourquoi pas surprendre.

Bonne lecture !

[1] Jean Rolin, Journal de Gand aux Aléoutiennes, 1982. À noter la difficulté, parmi la foule des jeunes femmes, de repérer les ressortissantes croates. Beaucoup de blond(e)s en Croatie.

[2] On verra que les photographies sont souvent cadrées en contre-plongée. À cela deux raisons : les détails intéressants sont sur le haut des façades ; on évite de la sorte de photographier les parasols à l’ombre desquels les touristes s’entassent.

6 réflexions sur “LES CIGALES ET LE VOYAGEUR

  1. Deloffre, de l’offre…. Est-ce que je m’appelle Delademande moi ? Deloffre donne sans même se préoccuper Delademande…
    Merci, Alain, pour les images partagées de ta richesse aussi humble que voyageuse. Moi qui bouge peu mais qui, d’après mon nom, suis lié au polysémique supplice de la roue, j’accepte ton offre d’images est-européennes, entre patrimoine plus ou moins moyenâgeux et exploitation commerciale bien contemporaine du tourisme de masse.
    Dans cette foule, il y en a encore qui font leurs humanités. Pour elles, pour eux Alain est, ici ou ailleurs, un oeil par lequel on respire et duquel on s’inspire.
    – Inspirez… (oui, respirons ’till the end) – Expirez… (non, n’expirons pas).
    Combien je vous dois Docteur Deloffre, pour cette consultation de l’été 2016 ?

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  2. Joli texte et belles photos; la marque de fabrique d’Alain, sur les traces de Nicolas Bouvier, mais, comme on dit, l’usage du monde a laissé la place – tourisme et développement économico-capitalistico-mondialisationno obligent – à l’usure du monde; qu’importe (enfin, façon de dire ) le charme est bel et bien là. Puiisent nos générations et celles à venir continuer à en goûter la saveur!! (et la glace en fait partie,Alain!)

    note entre initiés barlatans; pour l’escalade et la redescende, il y a aussi telle Cloche ou tel Pic de l’Aigle et son sommet voisin dont le nom ne sera pas dévoilé ici.
    SD

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