LE SIÈCLE SARAJEVO

Autre ville martyr : Sarajevo. Depuis Mostar, en bus, on traverse des montagnes non sans ressemblance avec celles de la Vésubie ou de la Roya. Longue route, lente, comme si en Bosnie le voyage devait prendre son temps. De fait, la capitale bosniaque a ceci de particulier qu’elle a borné le XXème siècle et en a réglé toutes les montres. En face de Latinska ćuprija (le pont Latin / Lapinski most), à l’endroit même où sont plantés vos pieds, une plaque rappelle l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand et de son épouse par le nationaliste serbe Gavrilo Princip : début de la Première Guerre Mondiale et entrée dans la modernité du mal. La rivière Miljacka roule ses eaux boueuses en cette période d’orages et vous voilà, plus loin, de l’autre côté du siècle. Vous avez pris un tram jusqu’à Ilidža, puis un bus, et en pleine campagne, là où vous chipez quelques prunes, voici l’entrée de Tunel Spasa, le tunnel de l’espoir qui, pendant le siège le plus long de toute l’histoire, offrait une chance de survie aux habitants prisonniers de la soif, de la faim et du feu.

Je me suis demandé, en parcourant de long en large Sarajevo, ce que je pouvais bien faire de mon côté dans les années 90. Où étions-nous à cette époque, quel regard était le nôtre sur ce qui se jouait à deux heures de vol de Nice ou de Lyon ? Ce temps, personnellement, s’est à peu près effacé de ma mémoire – n’était le souvenir des images de Mitterrand dans les rues de Sarajevo (une visite certes spectaculaire mais en réalité controversée) –, comme si cette dernière guerre européenne du siècle, les centaines de milliers de morts qu’elle avait produites avaient été en quelque sorte refoulées sinon ignorées. Dans une exposition consacrée aux massacres de Srebrenica je suis frappé par ce court-métrage d’Ahmed Imanović, Ten minutes. Cela commence à Rome ; un touriste japonais s’arrête devant la devanture d’un photographe qui promet le développement de ses photographies en dix minutes précises (c’était encore le temps de l’argentique). Le touriste se laisse convaincre et attend. Or dix minutes c’est le temps qu’il faut à un enfant pour aller chercher de l’eau à l’unique robinet en état de fonctionner, en bas, sous la barre de son immeuble à demi croulant, dans Sarajevo assiégé. Il va vite, le bougre, s’amuse même en chemin quand tout à coup les balles sifflent. Un sniper fait son office. L’enfant se faufile derrière des poubelles (ce sont toujours les mêmes aujourd’hui, en acier trempé), remplit à la hâte son bidon, courbe l’échine avant de pouvoir remonter les escaliers tremblants de l’immeuble, dans le bruit assourdissant des bombes. Une fois rendu, la porte de l’appartement est béante, la fumée s’engouffre partout, du sang… Ses parents ont été tués par un obus, tandis que, de l’autre côté de l’Adriatique, les photos développées du Vatican et de la fontaine de Trévi donnent le sourire au touriste japonais ; pile à l’heure.

Aujourd’hui, à Baščaršija  , le quartier du bazar et de la grande mosquée de Gazi Husrev-bey, l’animation est celle d’une ville orientale, plutôt tranquille et placide. L’odeur de viande grillée m’engage à goûter les čepavi, sorte de crêpes au boeuf et à l’oignon. Dans le quartier austro-hongrois les belles façades cachent sans doute de confortables demeures bourgeoises et, en descendant vers le périmètre administratif (parlement, musées, etc), on ne peut pas ne pas remarquer les Zara, Viapiano, L’Occitane, ces grandes enseignes qui uniformisent l’Europe entière, les aéroports internationaux, le monde de l’argent et de la paix. Je n’ai pas le temps, malheureusement, de visiter les vestiges des jeux olympiques de 1984 ; ils furent, paraît-il, parmi les plus réussis du siècle. Il faut dire que la ville doit être belle (et froide !) en hiver. Il me faudra donc revenir. Pour l’instant je passe ma dernière soirée de nouveau sur les hauteurs, gravissant comme il se doit plusieurs rampes escarpées afin d’admirer la ville en surplomb. Ce qui frappe alors c’est l’incroyable nombre de cimetières musulmans qui s’étagent sur chaque colline, chaque versant de la ville au relief complexe. Celui d’Alfakovac, par exemple, est occupé par des centaines et des centaines de tombes datées de 1995 et 1996. La guerre, m’explique une adolescente, les victimes du siège… On ne peut donc échapper à ces rappels, même si la ville est désormais capable de sérénité voire d’humour. Au musée historique de Bosnie Herzégovine je m’attarde sur une salle consacrée à la Yougoslavie communiste, un des rares lieux où ce visage-là s’exhibe encore. Dans le pays de Tito (façon de parler), la péninsule istrienne et particulièrement Poreč (actuelle Croatie) étaient semble-t-il devenus la Mecque du naturisme ; des dépliants d’époque en attestent. Le communisme n’avait donc rien contre les culs nuls… Ha ha, c’était le bon temps !

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