SICILE ANTIQUE ET IMMUABLE

« On sent, quand on voit ce paysage grandiose et simple, qu’on ne pouvait placer là qu’un temple grec, et qu’on ne pouvait le placer que là. Les maîtres décorateurs qui ont appris l’art à l’humanité, montrent, surtout en Sicile, quelle science profonde et raffinée ils avaient de l’effet et de la mise en scène. Je parlerai tout à l’heure des temples de Girgenti. Celui de Ségeste semble avoir été posé au pied de cette montagne par un homme de génie qui avait eu la révélation du point unique où il devait être élevé. Il anime, à lui seul, l’immensité du paysage ; il la fait vivante et divinement belle. »

C’est cette fois Maupassant qui nous guide pour commencer la journée. Comme il le dit, Ségeste est d’abord un espace où l’énigme le dispute à l’évidence. Le temple et, plus haut, le théâtre ont de grec l’aspect général. Mais qui furent les premiers bâtisseurs ? Un peuple aujourd’hui perdu, descendant des Troyens vaincus, les mystérieux Élymes, parmi les premiers habitants de la Sicile. La ville de Sélinonte, qui avait pourtant l’atout de sa façade maritime, ne résista pas aux attaques répétées de la cité montagnarde soutenue par Carthage. On peine, il est vrai, à démêler les fils de ces histoires anciennes. Aujourd’hui à Sélinonte, passé le temple principal, le chaos des colonnes effondrées, comme de vulgaires jeux de quille, appelle à une promenade songeuse ; du moins jusqu’à l’accélération que nous impose une brusque colère du ciel : c’est trempés que nous gagnerons désormais Agrigente. Autant le dire, l’appellation « Vallée des temples » me paraît là-bas pour le moins contestable. Le site, aménagé du temps de Mussolini, occupe une colline toute en longueur, parallèle à la ville moderne. Le temple de la Concorde impressionne par ses dimensions mais, probable effet de répétition, je suis moins sensible à sa beauté. L’émotion viendra plus tard, dans l’après-midi pluvieuse, lorsque nous arpentons les coursives de la Villa Romana del Casale. Nous nous invitons en effet chez Maximien Hercule, un des tétrarques de l’époque dioclétienne, à la fin du IIIème siècle après Jésus-Christ. À cette époque on massacre encore les chrétiens (pauvre Sainte Agathe de Catane dont on découpe les seins ; pauvre Saint Laurent qu’on martyrise sur un grill) mais le raffinement des mosaïstes venus d’Afrique du Nord fait encore le bonheur des grands dignitaires du régime. La villa offre le plus bel ensemble de mosaïques du monde (et me renvoie personnellement au somptueux musée du Bardo, à Tunis, que j’ai visité il y de longues années). Sur plus de 3500 mètres carrés se déploient l’imaginaire et la réalité de l’Antiquité, celle qui inventa le fitness (salle des femmes gymnastes), fit d’Orphée le premier poète ou, plus tardivement, organisa les jeux du cirque à grand renfort d’animaux féroces et exotiques (lions, rhinocéros, autruches, panthères, éléphants). Dans le long corridor dit de « La grande chasse » les scènes de capture fascinent d’autant plus que quelques heures plus tôt on a pu observer, au détour d’un chemin, la même scène, les mêmes gestes. De magnifiques chèvres aux cornes démesurées ont simplement remplacé l’antilope sauvage (voir photos). Tomasi de Lampedusa, dans Le Guépard (1957), l’avait bien noté, parlant de l’immuabilité sicilienne… C’est donc avec lui que je clôture ce nouveau carnet. Demain, le baroque !

« Don Fabrizion et Tumeo montaient, descendaient, glissaient, étaient déchirés par les ronces comme un Archédamus ou un Philostrate quelconques avaient été fatigués et égratignés ving-cinq siècles plus tôt ; ils voyaient les mêmes plantes, une sueur tout aussi poisseuse trempait leurs vêtements, sans arrêt le même vent indifférent, marin, agitait les myrtes et les genêts, répandait l’odeur du thym. Les arrêts, inopinés et songeurs, des chiens, leur tension pathétique en attendant la proie, rappelaient ces jours où l’on invoquait Artémis pour la chasse. La vie, réduite à ces éléments essentiels, avec son visage lavé du fard des soucis, apparaissait sous un aspect tolérable. »

Une réflexion sur “SICILE ANTIQUE ET IMMUABLE

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