SICILE BAROQUE

« Nunc et in hora mortis nostrœ. Amen.* (…) Sur la fresque du plafond, les divinités se réveillèrent. Les cortèges de Tritons et de Dryades s’élançant depuis montagnes et mers dans des nuages framboise et cyclamen vers une Conque d’Or transfigurée, pour exalter la gloire de la maison Salina, étaient apparus comblés d’une si grande allégresse qu’ils en négligeaient les règles les plus élémentaires de la perspective ; et les plus grands Dieux, les Princes parmi les Dieux, Jupiter foudroyant, Mars sévère, Vénus langoureuse, qui avaient précédé les foules de divinités mineures, soutenaient de bon gré le blason azur au Guépard. Ils savaient que, pendant vingt-trois heures et demie, ils allaient maintenant reprendre leur empire sur la villa. Les singes, sur les murs, recommencèrent à faire des grimaces aux cacatoès.

Au-dessous de cet Olympe palermitain, les mortels de la maison Salina descendaient à la hâte, eux aussi, des sphères mystiques. »

Le Guépard de Tomasi s’ouvre sur cette longue description travelling de la fresque rococo de la maison Salina, à Palerme. Comme toujours, mon plaisir du voyage est décuplé par les réminiscences littéraires; et si Palerme n’est pas seulement baroque je suis personnellement très sensible à la beauté spectaculaire, débordante, des églises et des palais de la capitale sicilienne. La Renaissance humaniste puis le baroque y ont remis à l’honneur le corps humain. Et mon ami Denis, œil on ne peut plus averti, de pointer, dans la cathédrale de Syracuse, au-dessous des mosaïques de Saints hiératiques, les corps humains tordus, souffrants, suppliciés, quand les visages, eux, restent tendus vers la Foi, irradiés par elle. À Palerme, la fontaine XVIème faisant face à l’hôtel de ville exhibe sans honte la nudité galbée de naïades appétissantes. Les bigots et les bigotes témoins de son érection la surnommèrent la Fontana della Vergogna ; une escouade de religieuses armées de marteaux entreprit, dit-on, de priver les statues masculines de leur attribut principal. J’imagine, depuis mon poste d’observation, le déchaînement de toutes les parties en présence.

La Sicile… Il y a ici, me semble-t-il, un avant-goût de paradis (le climat, la beauté des femmes, l’élégance des messieurs, la majesté des sites, le sentiment d’être au cœur de l’espace méditerranéen) et, en même temps, le soupçon que tout peut se déchaîner brusquement, à commencer par l’Etna, tranquille aujourd’hui, explosif demain. La fresque de l’église jésuite del Gesù, non loin du carrefour des Quattro Canti, a remplacé le cortège des dieux de l’Olympe du palais Salina par une représentation prodigieuse du Jugement Dernier. Sous le regard de Dieu, les Élus, juchés sur le Livre, y écrasent les Damnés. La Mort, le Jugement, le Ciel et l’Enfer, tels sont les motifs principaux du baroque. Illusion et désillusion y animent le Grand Théâtre du monde, dans sa gloire vaniteuse comme dans son insondable misère.

*  « Maintenant et à l’heure de notre mort. »

Une réflexion sur “SICILE BAROQUE

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