

SÉRIE CARTES
J’ai appris l’existence de la bande de Caprivi en dévorant La ligne de front de Jean Rolin. Nous étions en 1989. C’était le premier ouvrage de cet auteur que je lisais, un récit de voyage en Afrique australe pour lequel il avait obtenu le prix Albert Londres. Depuis, je suis devenu fidèle lecteur de Rolin. Je le tiens pour un des grands stylistes de notre langue. Dans La ligne de front j’extrayais ce passage pour en faire dictée. Si le cœur vous en dit :
« Pour voir les chutes Victoria dans des conditions acceptables, il est impératif de se lever avant l’aube, afin de franchir nuitamment les mille ou douze cents mètres séparant l’hôtel du site lui-même, et de le découvrir au moment précis où le soleil se lève. Le premier avantage de cette méthode, c’est de vous éviter tout contact avec les clients de l’hôtel, qui apparemment répugnent à se lever si tôt, à moins qu’ils ne reculent devant la perspective de traverser dans l’obscurité la petite forêt sèche, et clairsemée, qui s’étend entre la limite du parc et la voie ferrée. Or cette traversée, avant l’aube, est un délice, précisément parce qu’elle permet de côtoyer, de deviner à des bruits de branches brisées, à de soudains jaillissements de formes vagues, toute une vie animale foisonnante et dans l’ensemble inoffensive, l’espèce que l’on observe le plus souvent dans ce sous-bois étant une antilope magnifique, le waterbuck (cobe de fassa), dont il ne semble pas que, même la nuit, elle ait pour habitude d’attaquer l’homme. Une heure ou deux plus tard, au lieu de waterbuck, vous ne rencontreriez le long du sentier que des marchands ambulants autrement redoutables, car animés d’une véritable rage de vous vendre d’abominables sculptures zoomorphes. ».
Je me souviens aussi de l’histoire d’une chèvre facétieuse que je ne résiste pas à reproduire ici, sans l’autorisation de son auteur mais certain que, dans l’hypothèse où cet article lui parviendrait, il ne saurait me reprocher la citation :
« Toujours est-il que je fis la rencontre du gros Mike dans le bureau d’une sorte d’agence de voyage, où, depuis plusieurs heures, j’attendais que l’on voulût bien m’indiquer un endroit pour passer la nuit. (…) L’arrivée de Mike était survenue à l’instant précis où une chèvre, entrée quelques minutes auparavant dans le bureau, et dont j’observais les progrès avec beaucoup de sympathie, m’efforçant de ne rien faire qui pût lui donner l’impression que j’avais compris son projet et que je le jugeais sévèrement, venait d’atteindre la plante verte située à l’opposé de la porte, et, avec d’infinies précautions, sans cesser de me regarder à la dérobée, commençait à croquer bruyamment ses feuilles juteuses. A la décharge de la chèvre, il faut préciser que, depuis plusieurs semaines, déjà, le bétail de la région de Maun était décimé par la faim et la soif, et qu’après avoir irrémédiablement dévasté la couverture végétale, au point que même s’il pleuvait, l’eau ruisselait désormais sans l’imprégner sur la terre nue et recuite, les vaches et les chèvres s’en prenaient maintenant aux toits et aux palissades, boulottant en fait à peu près tout ce qui n’était pas du ciment, de la tôle ou du sable, et n’en mouraient pas moins par centaines, cadavres ballonnés dont personne ne prenait soin, que les vautours même dédaignaient par excès d’abondance, et qui encombraient jusqu’en pleine ville le lit de la rivière Thamalakane. »
Remarquable prosateur, Jean Rolin se révèle aussi excellent observateur (ou regardeur) précis, facétieux (comme sa chèvre) et des plus pertinents quand il s’agit de décrire le monde tel qu’il se présente dans ses bizarreries, aux marges notamment.
La bande de Caprivi – pour en revenir au sujet de mon article – est une de ces marges, une espèce d’anomalie sur la carte, comparable (vague souvenir d’enfance) au clignotant flèche de la Peugeot 203 (pour ceux que cela intéresse, tapez ICI)


Ce corridor stratégique situé sur le territoire namibien est un lointain vestige de la colonisation. Le traité de Heligoland – Zanzibar en 1890 permit à la colonie allemande du Sud-Ouest Africain (ancienne Namibie) d’accéder par la bande – si on peut dire – au réseau fluvial du Zambèze offrant lui-même l’accès à tout le bassin austral et à l’Océan Indien. Le nom allemand, Caprivi Zipfel, utilisé sur la carte Michelin plus haut, rappelle que le secteur porte le nom du chancelier allemand de l’époque, Leo von Caprivi.
Mais laissons une fois encore Jean Rolin évoquer lui-même cette curiosité :
« La rivière Chobe marque la frontière entre le Botswana et la Namibie, ou plutôt ce pseudopode, cet appendice de la Namibie qu’est la bande de Caprivi. Faufilée comme une écharde entre les territoires de quatre pays, au mépris de toute considération géographique ou ethnique, cette bande de Caprivi illustre l’absurdité du tracé des frontières hérité de la colonisation, telle que pour se convaincre des méfaits de cette dernière, rien, pas même un congrès des non-alignés, n’est aussi démonstratif, aussi péremptoire, qu’un simple coup d’oeil jeté sur la carte Michelin de l’Afrique centrale et australe. La route de Maun à Kasane atteint la Chobe à hauteur du pont de Ngoma, que garde, côté namibien, un peloton de soldats noirs vêtus d’uniformes sud-africains. À l’arrière des guerres entrecroisées que mènent dans le sud de l’Angola les nationalistes namibiens de la Swapo, la guérilla anti-communiste de Jonas Savimbi, les troupes gouvernementales angolaises et les forces d’intervention cubaines ou sud-africaines, cette région connaît une activité militaire aussi intense que discrète, trahie de temps en temps par le passage à basse altitude d’une escadrille de Dakotas ou d’hélicoptères de combat, les échos lointains d’une canonnade, ou ceux, plus proches, d’un banal exercice de tir. En aval du pont de Ngoma, la Chobe sinue à travers un paysage si plat, si démesurément ouvert, aux ombres si mobiles, aux architectures nébuleuses si formidables et si changeantes qu’en s’y déplaçant on a l’impression d’être soi-même un nuage, suspendu entre ciel et terre, appelé à se défaire et à s’évaporer dans la lumière. »
Le texte date de 1988. La guerre, depuis, s’est elle aussi évaporée. Le rebelle Mishake Muyongo, séparatiste en chef de la Caprivi Liberation Army, est exilé au Danemark. En tapant son nom dans Google, on tombe invariablement sur des recettes de milkshake. La preuve :

Le contentieux autour de l’île de Kasikili/Sedudu (double nom namibien et botswanais d’une petite île de quelques kilomètres carrés) s’est vu réglé pacifiquement en 1996 devant la Cour Internationale de Justice (voir ICI).

Et aujourd’hui, la bande de Caprivi a disparu des chroniques. Dans Libération, pour donner un exemple, le dernier article consacré au secteur date de janvier 2000. Dans Le Monde, le moteur de recherche confond « Caprivi » avec « Caprice », ce qui est somme toute assez bien vu si l’on se fie à l’histoire mais indique aussi que ce caprice d’origine coloniale n’est semble-t-il plus un sujet.
Non, aujourd’hui, toujours propriétaire des lieux, la Namibie tente plutôt d’attirer les touristes vers l’extrémité de son appendice, comme en témoigne le nombre relativement conséquent des hôtels ou lodges qui, sur booking.com, s’offrent au choix des amateurs de safari.

On peut ainsi opter pour l’Ichingo Chobe River Lodge (805 euros) qui présente la particularité de se trouver à la pointe orientale de la bande, sur Impalila Island, à quelques coups de pagaie du Botwana, du Zimbawe et de la Zambie. Je proposerais bien également un bivouac à la Xakumba Island (à l’extrême est du pseudopode) mais l’examen minutieux de la photographie aérienne amène à mettre en doute ce qu’annonce le site « everybodywiki » (arguant de la présence de quelques cases payantes) et me conduit à me méfier moi-même de la proposition, sans doute inutilement téméraire compte tenu de l’aspect marécageux du site et, par ailleurs, sa proximité des postes de douane qui l’encerclent.

La Namibie, quoi qu’il en soit, paraît une destination sûre. C’est assez rare aujourd’hui en Afrique pour le signaler. Dans ma jeunesse, j’aspirais aux grands voyages proposés par Nouvelles Frontières, des traversées de cinq à six semaines de certaines parties du continent, du Caïre à Kampala, par exemple, ou de Dar es-Salaam au Cap. C’est du reste ce dernier itinéraire qu’emprunte Rolin (ou son narrateur ?) dans La ligne de front. Mais ce type de voyage devient compliqué voire impossible dans certaines parties troublées du continent. Ainsi, ces grands itinéraires, il faut plutôt les rêver ou écrire sur eux des articles aventureux, quand bien même on ne les parcourra jamais.