GHANA MEMORIES : UNE AFFAIRE SINGULIÈRE

Trente deux ans se sont passés avant que je retourne au Ghana et cinq pour que je mette la dernière main au film que j’ai réalisé au sujet de cette « retrouvaille ». J’ai déjà indiqué (ICI) la rareté et la justesse de ce terme au singulier. Et tout le film – à ce point intime qu’il pourra paraître too much, romanesque – est dans la singularité d’une expérience majeure dont l’empreinte n’a jamais pu s’effacer. Une vie durant, ces deux années passées au Ghana auront nourri le domaine intérieur, les tréfonds d’un imaginaire purement subjectif, avec son lot de scories ou de merveilles. Une affaire de temps et d’espace : la confrontation entre un monde existant à une époque donnée, le mois d’août 2017, et l’espace perdu du passé, de ses recompositions rêvées ; une recherche de ce que le temps avait fait à ces lieux, des traces qui, comme une cicatrice, resteraient peut-être de leur âge révolu.

Le film La vallée du chant du monde était dédié à ma mère. Ghana memories est dédié à mon père. De lui qui, comme beaucoup, ne connaissait de l’Afrique que les chromos de la réclame ou des manuels scolaires d’avant guerre était venue la première idée de ce retour. On l’aperçoit avec ma mère au détour d’une scène tournée en super 8 sur un chemin de brousse. Je dois à leur voyage (au risque qu’ils avaient pris de l’entreprendre) la teneur de quelques souvenirs précieux, tenaces, d’un partage entre un fils et son père. En pensant à lui j’ai donc repris la route, mis des mots et des images sur une affaire singulière.

LAON

J’aime les missions, il m’est arrivé dans ma vie d’en assurer voire d’en donner, et cette fois je me faisais un devoir de m’arrêter à Laon, le pays de mon ami et frère d’arme Frédéric.

Passée la zone commerciale conforme en tous points à ce que les consommateurs d’aujourd’hui attendent de ce type de périmètre et de sa fonction (Bricorama Laon, Carrefour Laon, McDonald’s Laon, Intersport Laon), nous empruntions la rampe qui mène au centre historique, si je ne m’abuse, après l’avenue Georges Pompidou et la rue Arsène Houssaye, la rampe d’Ardon. J’ai envoyé un texto et surtout des photos à Fréderic : « Tu reconnais, camarade ? » Évidemment ! Et lui de me répondre « La toute première photo me touche encore plus que les autres où je retrouve pourtant ma cathédrale bien aimée, car à l’arrière-plan se trouve le kiosque de notre enfance, à cinq minutes à pied de chez ma grand-mère Simone. Merci mon frère pour ces photos ! » C’est si simple parfois de faire plaisir en partageant une émotion… Le kiosque en question – dit de la promenade de la couloire – nous y avions en effet garé la voiture, bien décidés à grimper jusqu’au plateau où se tient la cathédrale Notre Dame de Laon datant du XIIe siècle. Nous y allions au visu en tâchant d’apercevoir par dessus les façades l’une ou l’autre des cinq tours de l’édifice. Plus tard, une fois de retour, Frédéric m’apprit que Simone habitait au 52 bis de la rue Vinchon. Nous y étions passés sans le savoir. Ardon, la couloire, Vinchon, mystère des noms de rue… En cette matinée printanière, la vieille ville de Laon est très calme. En majesté nous remontons la rue Châtelaine, piétonnisée. Ici, le petit commerce fait de la résistance mais il n’a pas l’air bien vaillant. Je note sur mon carnet imaginaire le kebab Byzance et, un peu plus loin en direction de la cathédrale, un magasin d’antiquités très porté sur les arts ménagers et les napperons. Au débouché de la rue, la bien aimée gothique. Je comprends Frédéric. Dominant une esplanade aux dimensions très humaines, voici une jolie bergère gardant, tout près d’elle, ses petites maisons. À l’intérieur, je suis frappé par une statue de bois polychrome de Saint Martin. Il est comme posé en équilibre sur son cheval, et je ne sais si cette forte impression trouve son origine dans le récit du manteau partagé (une des histoires les plus anciennes de ma mémoire) ou dans le sentiment de retrouver un de mes vieux jouets, les figurines de cowboys et d’Indiens sur leurs chevaux qui occupaient mes jeudis après-midi, sur le tapis gris du salon. Et d’ailleurs, cette cathédrale, ces maisons de pierres qui l’entourent et dont j’aime infiniment faire le tour (en passant par les ruelles) ne me renvoient-elles pas elles aussi aux maquettes du train électrique de mon enfance ? Frédéric a son kiosque, à deux pas de mamie Simone, j’ai mes petits soldats, mes jeux de construction, mes châteaux forts.

CHARLEVILLE

Le samedi 7 mai, dans l’après-midi, après l’orage, la foule se répand dans la rue de la République, plutôt dans le sens sud-nord, c’est-à-dire en direction de la place Ducale. Ce sont des familles modestes (poussettes, barbe à papa), des jeunes en goguette (jupes courtes et serrées au cul, casquettes, survêts), des clochards, certains déjà bien chargés. L’attraction, sur la place, c’est le festival des confréries qui chaque année à la même époque sort Charleville-Mézières de son sommeil légendaire. Rimbaud né et enterré ici n’est pas pour rien dans la réputation de la ville, provinciale, ennuyeuse, assise… Par déformation professionnelle, je l’imagine le soir sortant de sa chambre donnant sur l’arrière-cour, franchir le seuil de l’immeuble, longer le quai Jean Charcot mal éclairé puis bifurquer vers la grande place où croisent, contentes d’elles-mêmes, les bedaines flamandes des bourgeois. Pourtant, aujourd’hui sous les arcades, prime le populo, l’esprit à la ducasse. Pas plus de chichis aux grandes tablées qu’autour des stands, près des bestiaux et des ballots de paille. Nous naviguons un moment sur des airs de flonflon, puis nous nous attablons à la Brasserie ducale. Le serveur a la moustache impériale, rassurante. Pas encore de pénurie de moutarde. L’andouillette s’impose naturellement. Sous nos yeux, par bandes, les confréries font le spectacle. On boit, on danse, on fraternise entre amoureux des terroirs, et ce n’est que plus tard, à la nuit tombée, que Danielle et moi regagnons les rues calmes, attentifs un moment à la sortie mécanique du grand marionnettiste aux doigts agiles et dorés.

Le lendemain, nous ne pouvions pas ne pas visiter la tombe du poète. À gauche, sa sœur Vitalie, à droite un énorme cyprès boursoufflé ayant avalé la tombe voisine. En quittant Charleville je pensai à ses escapades à pied vers Charleroi, Mons, la Belgique. Passait-il par Rocroi ? C’est en préparant notre voyage que j’avais repéré la ville fortifiée. Était remonté un souvenir de bataille, épisode du « roman national » au sujet duquel, aujourd’hui, on ferraille. Lorsque nous nous y sommes arrêtés, les remparts étaient baignés de brume. Des soldats armés y tuaient leur ennui, vague sourire aux lèvres. L’œil du dispositif de défense, la place de l’étoile, était en travaux. Sous le couvert de la halle un groupe d’hommes discutaient, impossibles à comprendre à cause de leur patois.

Et nous repartîmes, nous aussi, vers la Belgique, vers Bruxelles où nous dormirions le soir.

Demain, dernière étape provisoire, Laon.

VERDUN

À Saint-Rémy de Calonne, un cheval et deux chiens loulous semblent veiller auprès de la tombe du lieutenant Henri Fournier, dit Alain-Fournier, l’auteur du Grand Meaulnes. Ses ossements ont été retrouvés dans une fosse, mêlés à ceux des hommes de sa compagnie, tous fauchés en pleine jeunesse le 22 septembre 1914. En ce mois de mai 2022, l’air est doux à Verdun. La ville me paraît beaucoup plus petite que dans le souvenir lointain qui m’en était resté. Nous sommes entrés par un faubourg où alternent voies ferrées, zones militaires, glacis de fortifications, centres commerciaux. Nous dormirons à l’hôtel Le Tigre, sur le Voie Sacrée reconnaissable à ses bornes kilométriques surmontées d’un casque et de lauriers.

Joseph et Honorine Leydet avaient deux fils : Victorin (1886 – 1928), mon grand-père, et Martial, son cadet, né à Esparron la Bâtie le 14 juin 1896, mort pour la France à la ferme de Mormont le 24 août 1917. Son nom figure sur le petit monument aux morts d’Esparron, à côté de six autres de ses camarades.

La ferme de Mormont située au nord de Verdun, à un kilomètre de la cote 344, n’existe plus aujourd’hui, tout comme le village voisin de Beaumont un peu plus à l’est, sur la rive droite de la Meuse. En consultant de vieilles cartes, j’ai pu situer cette ferme assez précisément sur la carte moderne et m’aider du GPS pour approcher autant que possible de son emplacement initial. Danielle est à mes côtés, un peu essoufflée par la pente de la piste que nous avons dû emprunter à pied. Autour de nous, ce sont des bois de feuillus. Quelques traces de travaux forestiers. Je suis un bref moment une sente en direction supposée de la ferme. Elle s’enfonce sur la gauche à couvert, épousant un relief bosselé propice aux entorses. Puis je rebrousse chemin, dans le silence, et retrouve ma sœur qui m’attendait. Nous n’en saurons pas plus. Nous filons maintenant vers la colline du Mort-Homme, à quelques kilomètres de la ferme disparue. Le monument commémoratif n’avait beaucoup impressionné, lors de notre première visite en 1963, avec son allure d’allégorie de la grande faucheuse. Il n’y a rien à ajouter aux notes prises par Serge cette année-là. Tout est encore comme il le décrit :

« Le Mort-Homme. Le monument est seul au milieu de la nature. Silence absolu. C’est très impressionnant. Nous découvrons une tranchée où les herbes ont maintenant poussé. Nous la suivons à pied quelques dizaines de mètres cherchant en vain un souvenir. De terre sortent encore les piquets de fer qui servaient à tendre les barbelés. Bien qu’elle soit presque rebouchée, la tranchée est encore bien visible avec tous les boyaux également rebouchés. »

Martial, donc, a connu ces tranchées, y a peut-être entendu le signal de l’attaque, s’y est sans doute recroquevillé, y est mort. Je remonte aujourd’hui le fil qui conduit à ce dénouement aussi tragique que banal. Né dix ans plus tard que Victorin, Martial, que le prénom prédestinait peut-être à la guerre, est mobilisé le 10 avril 1915 et incorporé au 112ème régiment d’infanterie, probablement à Toulon. Il y reste affecté jusqu’au 27 septembre 1916. Pour ne prendre que l’exemple des premiers mois de l’année 16, le régiment combat déjà du côté du Mort-Homme et de la cote 304. La bataille de Verdun a débuté au bois des Caures, toujours dans ce même secteur, le 21 février. Jusqu’en mai, Martial est donc au feu. Plus tard, le 28 septembre le voici cette fois affecté au 6ème régiment d’infanterie. Après une période de repos ou d’instruction à l’arrière, il revient dans la Meuse pour ce qu’on appelle la seconde bataille de Verdun. De janvier 17 à la date de sa mort il retrouve la zone de combat connue l’année précédente, plus précisément, à l’est du Mort-Homme, la cote 344 et le secteur du Poivre dont la ferme de Mormont fait partie. En août, les combats font rage dans ces parages tenus initialement par les Allemands. Le 20, l’offensive est lancée et le régiment de Martial participe à la prise des tranchées de Jutland et de Trèves. Les jours suivants la bataille se poursuit, marquée notamment le 24 par la prise de la fameuse cote 304. C’est ce même jour, à quelques kilomètres de là, que Martial meurt après avoir reçu des éclats d’obus. Est-il mort sur le coup ? L’a-t-on retrouvé mort dans un trou d’obus ? A-t-il été touché au cours des jours précédents et est-il décédé après de longues souffrances ? Enfin, connaissait-il le dénommé Armand Crégut, du même âge que lui, jardinier dans le civil, domicilié à Paris, fils d’horticulteurs, mort le même jour, peut-être à cause du même obus ? Je crains fort que la ferme de Mormont ne garde à jamais le secret. Les fiches matricules qui rapportent la mort des soldats se contentent, administrativement, d’enregistrer le décès, elles n’en font pas le récit. Ce n’est que par recoupements qu’on doit, avec patience, imaginer la trame des événements. Mon grand-père Victorin a été déclaré « aux armées » (en d’autres termes prenant part au conflit sur le terrain) le 27 août 1917. Son frère venait donc de mourir trois jours auparavant. Je n’ose imaginer la réaction de Joseph et Honorine apprenant à Esparron, peut-être le même jour, tout à la fois le départ pour le front de leur fils aîné Victorin et la mort de son jeune frère, Martial. À vingt-et-un ans, il était le dernier de la famille. Célibataire, il n’eut aucune descendance directe mais, sans les connaître, des neveux et des nièces.

Le soir venu, après la visite de l’ossuaire de Douaumont, nous flânons un moment sur le quai de Londres, à deux pas de la Porte Chaussée. Les noms de lieux attachés à cette ville de Verdun – la citadelle, le monument de la victoire (et ses escaliers pentus), le fort de Vaux, la tranchée des baïonnettes, Douaumont, Fleury – remontent à la surface dans l’air léger des bords de Meuse. Toute la jeunesse semble réunie ici, dans les cafés, les pizzerias, à peine bruyante de son babil international. Nous sommes en paix, cela ne fait aucun doute. Mai le joli mai…

PS : sur le socle du monument du Mort-Homme, j’ai remarqué ce qui semble une curieuse erreur de français : « ILS N’ONT PAS PASSÉ », là où on attendrait plutôt « ILS NE SONT PAS PASSÉS ». Dans ce dernier cas, le pronom « ILS » représenterait bien les Allemands., sans atteinte à la correction de la langue. Pourtant, on peut aussi voir les choses autrement. Dans « ILS N’ONT PAS PASSÉ », si le pronom représente bien les Allemands le verbe est nécessairement transitif et réclame alors un complément d’objet (« Ils n’ont pas passé (la colline) ». On peut considérer aussi que la phrase renvoie à une autre, au futur : « Ils ne passeront pas. » Enfin, je me demande au bout du bout si le « ILS » ne représente pas les Français et non plus les Allemands, et dans ce cas le verbe change de sens. « ILS N’ONT PAS PASSÉ » c’est-à-dire « ILS NE SONT PAS MORTS », simplification de « Ils ne sont pas passés de vie à trépas ». Autrement dit encore, « ILS SONT VIVANTS DANS NOTRE MÉMOIRE ».

Demain, Charleville.

PAYSAGES

 

Hiver passé, il est temps de reprendre les routes.

Placer l’horizon en haut ou en bas (et pas au milieu), voilà le secret de John Ford d’après Spielberg (voir la fin du très beau et sensible The Fabelmans). Plongée, contre plongée, un certain déséquilibre qui permettent d’échapper au trop vu, à l’attendu. J’imagine alors un exercice pour lecteur disponible : parmi les paysages qui suivent, lesquels vous semblent satisfaire au précepte de John Ford au sujet du cadrage cinématographique ? J’y ajoute une dissertation possible. « Les paysages sont nos royaumes, immenses et imprenables » Michel Bernard. Commentez.

Enfin, pour les adeptes des devinettes géographiques : Légendez ces photographies en fonction des lieux où elles ont été prises : Île de Faial (Açores) – Île de Bohol (Philippines)  – Cité radieuse (Marseille)  –  Cap Sounion (Grèce) – Saint Kilda (Australie)  – Barles  – Finlande  – Mercantour  – Gènes – Trieste – Les Goudes  – Fez  – Îles du Cap Vert  –  Croatie – Irlande  – Dano (Burkina)  –  Monténégro – Istanbul  –  Sicile  –  Australie du Sud – Matera (Basilicate)  – Le Caire – Uxmal (Mexique)  – Delphes  – Sagres (Algarve) –  Rif marocain – Hong Kong  – Île de Procida – Dunkerque – Erg Chebbi (Maroc) – Elmina (Ghana) – La Valette  – Queensland  – Slovénie  – Montevideo  –  Nordeste et Maranhão (Brésil) – Vallée du Tarn – Tasmanie  – Massif de l’Atakora (Bénin)  –  Sarajevo – Western Region (Ghana) –  Mumbai – Le Brusquet (04) – Cinque Terre  – Norvège –  Borobudur (Indonésie) – Essaouira – Copenhague – Tipasa (Algérie) – Sultanat d’Oman –  Alentejo (Portugal) – Castelvittorio (Ligurie) –

À bientôt avec, pour commencer la saison, quelques nouveaux carnets de France.

Alain

GORGES PROFONDES

‌En 1980, une piste serpentait au plus près de l’oued. Nous avions campé et je filmais en Super 8. Au-dessus de nos têtes, les parois étaient vierges et la 2CV s’était arrêtée à l’entrée de la gorge. Aujourd’hui une jeune femme russe se prend en selfie sous la falaise, les bus de touristes font la queue et les jeunes du coin organisent des parties de moulinette grâce aux lignes de spits installées tous les cinq mètres. Les gorges du Todgha méritent leur succès, en admettant qu’une curiosité géologique mérite quoi que ce soit. Après le défilé étroit où se concentrent les visiteurs, il faut poursuivre vers le haut de la vallée élargie, spectaculaire elle aussi par la variété de ses couleurs, ses chaos de roches, le mystère de ses hauteurs abruptes. Peu de villages, en tout cas moins que dans la vallée du Dadès voisine que nous parcourons quelques jours plus tard. Pour l’essentiel, l’album du jour donne un aperçu des parages. La dernière photo est celle de ma chambre. Il y faisait froid. Les couvertures pesaient lourd. Nous nous contenterions d’une toilette de chat. Pourtant, je l’avoue, quelque chose en moi aime ces conditions spartiates. C’est un peu ma mise en scène (d’où la photo). Comme tout le monde je serre discrètement les dents puis je m’en amuse, après coup.

CASSIOPÉE

‌L’Erg Chebbi a beau être, selon Ibrahim, un ridicule bac à sable en comparaison du vrai désert, le sien, celui de Mhamid, il fait immanquablement son effet lorsqu’en fin d’après-midi, dans une lumière frisante, vous progressez sur le faîte de ses dunes. Jean en pleurerait. Catherine se souvient de Colomb-Béchar. Et moi je m’imagine sur une arête de neige, celle des dômes de Miage par exemple. D’ailleurs – non, ce n’est pas un mirage – au détour d’une bosse un homme bleu glisse sur un « sandboard ». Au loin une caravane passe, pas plus véritable sans doute que celle dont le même Ibrahim, la veille, nous a chanté la légende…

C’est que dans ce recoin du Tafilalt, le réel flirte avec l’étrange. À l’hôtel nous sommes seuls. Un homme mutique nous sert. Ses prunelles ont la pureté minérale des gemmes. Merzouga, quelque part là-bas, est devenue paraît-il une ville hérissée d’immeubles, avec allées interminables de lampadaires. Mais aujourd’hui nous sommes dans un conte oriental. Je sors un moment dans la nuit. Voici plus de quarante ans, je dormais déjà sous cette voûte. Nous regardions le W de Cassiopée. Il me faudrait le retrouver ce soir, avant de fermer les yeux.

CARTON-PÂTE

Nous avons roulé tout le matin, depuis l’oasis de Tinghir jusqu’aux premiers contreforts du Tafilalt. La route, par Alnif, est somptueuse. Peu avant Rissani un carrefour à peine marqué laisse le choix entre deux pistes. Nous prendrons tout d’abord à droite pour atteindre une première dune en pente, comme accrochée à la roche, puis à gauche où s’ouvre une voie royale, balisée de bornes blanches. Au loin, ce qui ressemble à un vaisseau de pierre est posé là, isolé au milieu de la platitude vide, mystérieusement. Nous sommes au Jebel Mudawwar, autrement nommé Gara medouar. Une légende transmet aussi l’appellation de « Prison portugaise ». Il faut imaginer une sorte de volcan dont les boursouflures ont été coiffées de remparts. En face de nous, au bout de la piste, une ouverture à demi ruinée conduit au centre du cratère. Quelques engins de chantier et, sur la crête opposée à l’entrée, un bateau échoué. Allons voir, grimpons. Au sol, à mesure que nous nous approchons de l’objet, des algues, des poissons, des crabes. Jean, téméraire, interpelle un quidam : « Bonjour. Vous tournez ? C’est qui, le réal ? » Ici on pourrait imaginer une belle scène de convivialité au milieu du désert, l’hospitalité due aux voyageurs, la cérémonie de l’eau, du thé à la menthe, que sais-je encore, une bamboula telle que la décrit Montaigne : « Retrouvent-ils un compatriote en Hongrie, ils festoient cette aventure : les voilà à se rallier et à se recoudre ensemble, à condamner tant de mœurs barbares qu’ils voient. » Mais non ! Faut pas rêver, le « réal » est occupé, il travaille, pas le temps de saluer le pékin moyen, et pour toute réponse à la tentative de fraternisation de notre Gros-Jean comme devant : « HEU, ON EST PAS EN TRAIN DE PIQUE-NIQUER… » Ben oui, c’est le monde du cinéma, le monde des initiés, l’aristocratie intellectuelle, faut pas confondre avec les ploucs que nous sommes, les péquenots ! Nous, les touristes, il ne nous reste plus qu’à redescendre en tâchant de ne pas glisser sur une daurade en carton-pâte. Ici, comprenez-vous, on a déjà tourné La momie et Spectre (James Bond). Et il y a fort à parier que notre réal prépare un nouveau chef-d’œuvre, un super-production apocalyptique, bien humaniste comme il se doit. Enfin bref, ne dérangeons pas davantage l’artiste ; il pond.

De retour à l’entrée du cirque. Un homme enturbanné aperçu plus tôt nous a attendus. Nous lui achetons quelques souvenirs (dont une belle bague). Il nous dit être Berbère. Il est malade. Nous lui donnons du Doliprane. Des cinéastes, il en voit de temps en temps. Ils s’installent, transforment la montagne en plateau et puis s’en vont. Ce n’est pas très bon pour ses affaires, ils n’achètent rien, ils découragent le tourisme. Regardez pourtant la beauté de ces fossiles, de ces murailles, de ce site mystérieux… Renseignements pris plus tard, l’occupation et l’aménagement de Gara medouar remonteraient au XIIè siècle. Peut-être, mais ce n’est pas encore attesté, une fortification destinée à protéger l’or des caravaniers non loin de Sijilmâsa, « glorieuse cité marchande » plus connue aujourd’hui sous le nom de Rissani. Les caravanes remontaient le désert depuis les royaumes sahéliens, Mâli et Ghâna, pour vendre or, bijoux, ivoire et esclaves sur les marchés du monde méditerranéen. Dans le périmètre fortifié, les archéologues passent parfois. Le touriste, lui, confond les vestiges millénaires et les « faux blocs de pierres en mousse expansée ». Chacun sa spécialité !

POUR LE PLAISIR DES YEUX

L’année 2022, pour le site Des mondes regardés, fut celle de la reprise après la longue interruption due à la pandémie du Covid. Une interface simplifiée, de nouveaux articles, de nouvelles séries (« Encore un autre jour… », « Cartes »), de quoi stimuler la curiosité et aiguiser le regard. Une fois n’est pas coutume, en me retournant sur lui, je vois dans ce vaste ensemble de textes et de photographies un témoignage de mon passage ici-bas. Je le propose à qui voudra bien y puiser un peu de vie et de vigueur, comme à une fontaine rafraichissante sur le bord du chemin. Merci aux 14 638 visiteurs qui, depuis huit ans, ont fait un jour étape sur les routes de Till The End. Bonnes futures visites à celles et ceux qui, en cette fin d’année 2022, apprécieront de me suivre jusqu’au Maroc, pays lumineux et amical, théâtre de mes débuts, de mes retours, de mes amitiés aussi. Une fois encore Catherine était de la partie. Elle pose sur son pays de cœur un regard connaisseur et attendri. Les Marocains la reconnaissent comme l’une des leurs. Jean, quant à lui, délaissait pour une fois Istanbul et nous offrait son enthousiasme et ses musiques (dans la voiture). Que de bonheur à voyager en si bonne compagnie, de celles que rien ne blase, pas plus la répétition des paysages que le partage un peu frisquet de la soupe du soir.


Trois ou quatre albums vont suivre ces jours-ci, agrémentés bien sûr de commentaires. Bonne année 2023 à vous deux, Jean et Catherine. Bonne année à vous tous qui lisez ces articles et aimez ouvrir vos yeux.

RELIEF

Le long des routes de l’Estéron, Alpes Maritimes, le duo d’Entre deux et de La vallée du chant du monde s’est reconstitué le temps d’une journée d’automne. C’est un coin de France ou plutôt un recoin, signalé par les cartes au bout d’antiques départementales. Elles épousent le relief de versants complexes, profitant des lignes de faiblesse creusées par l’eau. À Puget-Théniers nous quittons la vallée du Var pour prendre plein sud, à travers la montagne. Par delà l’échine de la crête Sainte Marguerite, entrée dans le domaine confidentiel : s’égrèneront à partir d’ici les villages à l’écart, La Penne, Sallagriffon, Collongues, Briançonnet, pour ne citer que quelques-uns rencontrés au cours de la matinée. Sallagriffon, par exemple, se tient sur une petite hauteur, bien individualisée, entourée de prés et de bouquets de feuillus. Quelques maisons rassemblées autour d’une place. Personne. Alors que François s’interroge sur le sens du mot « pontis » (et met en doute mon exposé sur la foi d’une réputation de blagueur qui serait la mienne), nous croisons tout de même une habitante qui valide l’explication : un pontis est un passage sous une ou plusieurs maisons, comme vous pouvez le voir ici, messieurs. Agricultrice à la retraite, la dame occupe à l’année une maison adossée à la mairie. Ils restent à Sallagriffon une grosse dizaine une fois partis les estivants à la fin du mois d’août. Elle, depuis la mort de son mari, héberge sa fille et sa petite-fille. Nous n’en saurons pas plus.


Pour aller à Gars, ma foi, il faut le vouloir, quitter la départementale D2211 et s’engager sur la D84. Celle-ci descend rejoindre le cours minuscule de l’Estéron, non loin de sa source, et aboutit au village, sa rue principale en cul de sac. Garé tant bien que mal en face de la mairie (en tâchant de ne pas gêner la voiture de la poste en route pour sa tournée des villages), on poursuit à pied quelques mètres avant de découvrir la maison. Bâtisse solide, trapue, pauvre en ouvertures. C’est là que Célestin Freinet est né et a grandi au sein d’une famille de paysans. Sur la plaque du monument aux morts, un autre Freinet, est honoré. Vérification faite sur les registres, ce n’est ni le frère ni même le cousin. Célestin en est revenu, pas Eugène, d’une autre famille, mort en 1918 à l’âge de 21 ans. Au cimetière, la tombe du pédagogue, toute simple, fait face au clocher de la chapelle Saint Sauveur. La sacristie, ouverte, sans méfiance, recèle un bric à brac liturgique qui me rappelle celui de l’église de Barles.


Nous déjeunons à Saint-Auban. La Gargote, c’est le nom du restaurant.  Le soleil nous oblige à reculer la table. Lasagnes, daube de taureau, pain perdu, tout est fait maison comme aime à le rappeler le nouveau patron, venu des Charentes. Prêt, dit-il, à passer dans ces parages son premier hiver. 

La neige, pour sûr, tombera. Quelques kilomètres plus haut, ce sont déjà les Alpes de Haute Provence, le bien nommé village de Soleilhas. Nous ne nous arrêtons pas, préférant poursuivre vers ce décor étrange, « le stade de neige », digne d’un film de Stanley Kubrick ou, tout aussi bien, d’une steppe mongole. Nous sommes à plus de 1600 mètres d’altitude, dans une station de ski fantôme. De l’autre côté de la ravine par laquelle s’effondre brutalement la plaine alpine où nous sommes, c’est Ubraye, le col de Toutes Aures, Vergons, cette route mauvaise que détestait ma mère et qui pourtant, plusieurs fois l’an, nous conduisait vers Digne, la famille, les origines.


Mais aujourd’hui, il nous faut redescendre au sud, vers la mer. La théorie des villages perchés se poursuit : Le Mas, Aiglun, Sigale, Roquesteron, Conségudes… Aux Ferres, village qui semble vouloir échapper au vide, s’accrocher à la roche, une vieille nous dit profiter chaque jour des derniers rayons de soleil, sur son banc de la rue de l’Hubac. Depuis la place du château nous regardons au loin filer la route qu’il nous reste. Nous serons en surplomb quelques kilomètres, puis l’itinéraire plongera vers la rive droite du Var et ces localités de « banlieue » que sont maintenant Le Broc ou Carros. La nuit tombe quand nous y arrivons. Dans la voiture, musique et silence. Je ramène François dans ses beaux quartiers de Nice, puis je retourne à Valbonne où la place est à peu près vide. La morte saison commence et je ne déteste pas ce retour au calme des rues de mon village, chez moi.