GORGES PROFONDES

‌En 1980, une piste serpentait au plus près de l’oued. Nous avions campé et je filmais en Super 8. Au-dessus de nos têtes, les parois étaient vierges et la 2CV s’était arrêtée à l’entrée de la gorge. Aujourd’hui une jeune femme russe se prend en selfie sous la falaise, les bus de touristes font la queue et les jeunes du coin organisent des parties de moulinette grâce aux lignes de spits installées tous les cinq mètres. Les gorges du Todgha méritent leur succès, en admettant qu’une curiosité géologique mérite quoi que ce soit. Après le défilé étroit où se concentrent les visiteurs, il faut poursuivre vers le haut de la vallée élargie, spectaculaire elle aussi par la variété de ses couleurs, ses chaos de roches, le mystère de ses hauteurs abruptes. Peu de villages, en tout cas moins que dans la vallée du Dadès voisine que nous parcourons quelques jours plus tard. Pour l’essentiel, l’album du jour donne un aperçu des parages. La dernière photo est celle de ma chambre. Il y faisait froid. Les couvertures pesaient lourd. Nous nous contenterions d’une toilette de chat. Pourtant, je l’avoue, quelque chose en moi aime ces conditions spartiates. C’est un peu ma mise en scène (d’où la photo). Comme tout le monde je serre discrètement les dents puis je m’en amuse, après coup.

CASSIOPÉE

‌L’Erg Chebbi a beau être, selon Ibrahim, un ridicule bac à sable en comparaison du vrai désert, le sien, celui de Mhamid, il fait immanquablement son effet lorsqu’en fin d’après-midi, dans une lumière frisante, vous progressez sur le faîte de ses dunes. Jean en pleurerait. Catherine se souvient de Colomb-Béchar. Et moi je m’imagine sur une arête de neige, celle des dômes de Miage par exemple. D’ailleurs – non, ce n’est pas un mirage – au détour d’une bosse un homme bleu glisse sur un « sandboard ». Au loin une caravane passe, pas plus véritable sans doute que celle dont le même Ibrahim, la veille, nous a chanté la légende…

C’est que dans ce recoin du Tafilalt, le réel flirte avec l’étrange. À l’hôtel nous sommes seuls. Un homme mutique nous sert. Ses prunelles ont la pureté minérale des gemmes. Merzouga, quelque part là-bas, est devenue paraît-il une ville hérissée d’immeubles, avec allées interminables de lampadaires. Mais aujourd’hui nous sommes dans un conte oriental. Je sors un moment dans la nuit. Voici plus de quarante ans, je dormais déjà sous cette voûte. Nous regardions le W de Cassiopée. Il me faudrait le retrouver ce soir, avant de fermer les yeux.

CARTON-PÂTE

Nous avons roulé tout le matin, depuis l’oasis de Tinghir jusqu’aux premiers contreforts du Tafilalt. La route, par Alnif, est somptueuse. Peu avant Rissani un carrefour à peine marqué laisse le choix entre deux pistes. Nous prendrons tout d’abord à droite pour atteindre une première dune en pente, comme accrochée à la roche, puis à gauche où s’ouvre une voie royale, balisée de bornes blanches. Au loin, ce qui ressemble à un vaisseau de pierre est posé là, isolé au milieu de la platitude vide, mystérieusement. Nous sommes au Jebel Mudawwar, autrement nommé Gara medouar. Une légende transmet aussi l’appellation de « Prison portugaise ». Il faut imaginer une sorte de volcan dont les boursouflures ont été coiffées de remparts. En face de nous, au bout de la piste, une ouverture à demi ruinée conduit au centre du cratère. Quelques engins de chantier et, sur la crête opposée à l’entrée, un bateau échoué. Allons voir, grimpons. Au sol, à mesure que nous nous approchons de l’objet, des algues, des poissons, des crabes. Jean, téméraire, interpelle un quidam : « Bonjour. Vous tournez ? C’est qui, le réal ? » Ici on pourrait imaginer une belle scène de convivialité au milieu du désert, l’hospitalité due aux voyageurs, la cérémonie de l’eau, du thé à la menthe, que sais-je encore, une bamboula telle que la décrit Montaigne : « Retrouvent-ils un compatriote en Hongrie, ils festoient cette aventure : les voilà à se rallier et à se recoudre ensemble, à condamner tant de mœurs barbares qu’ils voient. » Mais non ! Faut pas rêver, le « réal » est occupé, il travaille, pas le temps de saluer le pékin moyen, et pour toute réponse à la tentative de fraternisation de notre Gros-Jean comme devant : « HEU, ON EST PAS EN TRAIN DE PIQUE-NIQUER… » Ben oui, c’est le monde du cinéma, le monde des initiés, l’aristocratie intellectuelle, faut pas confondre avec les ploucs que nous sommes, les péquenots ! Nous, les touristes, il ne nous reste plus qu’à redescendre en tâchant de ne pas glisser sur une daurade en carton-pâte. Ici, comprenez-vous, on a déjà tourné La momie et Spectre (James Bond). Et il y a fort à parier que notre réal prépare un nouveau chef-d’œuvre, un super-production apocalyptique, bien humaniste comme il se doit. Enfin bref, ne dérangeons pas davantage l’artiste ; il pond.

De retour à l’entrée du cirque. Un homme enturbanné aperçu plus tôt nous a attendus. Nous lui achetons quelques souvenirs (dont une belle bague). Il nous dit être Berbère. Il est malade. Nous lui donnons du Doliprane. Des cinéastes, il en voit de temps en temps. Ils s’installent, transforment la montagne en plateau et puis s’en vont. Ce n’est pas très bon pour ses affaires, ils n’achètent rien, ils découragent le tourisme. Regardez pourtant la beauté de ces fossiles, de ces murailles, de ce site mystérieux… Renseignements pris plus tard, l’occupation et l’aménagement de Gara medouar remonteraient au XIIè siècle. Peut-être, mais ce n’est pas encore attesté, une fortification destinée à protéger l’or des caravaniers non loin de Sijilmâsa, « glorieuse cité marchande » plus connue aujourd’hui sous le nom de Rissani. Les caravanes remontaient le désert depuis les royaumes sahéliens, Mâli et Ghâna, pour vendre or, bijoux, ivoire et esclaves sur les marchés du monde méditerranéen. Dans le périmètre fortifié, les archéologues passent parfois. Le touriste, lui, confond les vestiges millénaires et les « faux blocs de pierres en mousse expansée ». Chacun sa spécialité !

POUR LE PLAISIR DES YEUX

L’année 2022, pour le site Des mondes regardés, fut celle de la reprise après la longue interruption due à la pandémie du Covid. Une interface simplifiée, de nouveaux articles, de nouvelles séries (« Encore un autre jour… », « Cartes »), de quoi stimuler la curiosité et aiguiser le regard. Une fois n’est pas coutume, en me retournant sur lui, je vois dans ce vaste ensemble de textes et de photographies un témoignage de mon passage ici-bas. Je le propose à qui voudra bien y puiser un peu de vie et de vigueur, comme à une fontaine rafraichissante sur le bord du chemin. Merci aux 14 638 visiteurs qui, depuis huit ans, ont fait un jour étape sur les routes de Till The End. Bonnes futures visites à celles et ceux qui, en cette fin d’année 2022, apprécieront de me suivre jusqu’au Maroc, pays lumineux et amical, théâtre de mes débuts, de mes retours, de mes amitiés aussi. Une fois encore Catherine était de la partie. Elle pose sur son pays de cœur un regard connaisseur et attendri. Les Marocains la reconnaissent comme l’une des leurs. Jean, quant à lui, délaissait pour une fois Istanbul et nous offrait son enthousiasme et ses musiques (dans la voiture). Que de bonheur à voyager en si bonne compagnie, de celles que rien ne blase, pas plus la répétition des paysages que le partage un peu frisquet de la soupe du soir.


Trois ou quatre albums vont suivre ces jours-ci, agrémentés bien sûr de commentaires. Bonne année 2023 à vous deux, Jean et Catherine. Bonne année à vous tous qui lisez ces articles et aimez ouvrir vos yeux.

UN HOMME À SA FENÊTRE

Encore un autre jour, un après-midi d’août 2006, j’ai passé un moment derrière la grande fenêtre de mon hôtel. Elle donnait sur un carrefour, une patte d’oie formée par le boulevard Émir Abdelkader, la rue Khemisti et la rue de la Paix à Oran. J’étais installé sur une sorte de rebord intérieur, le dos appuyé contre un mur, les pieds de l’autre, et la fenêtre était fermée, en raison de la climatisation. De ce poste d’observation silencieux – les bruits de la rue ne parvenaient pas de ce côté de la vitre –, j’ai fait une photographie dont j’ai obtenu le résultat plusieurs années plus tard. J’avais oublié la pellicule dans un tiroir et, ayant remis la main dessus, je l’ai fait développer sans savoir ce que j’allais trouver. À cause d’un prévisible problème de péremption, la photographie est sortie comme vieillie, avec des couleurs délavées ou fanées. À la regarder de près, j’ai constaté aussi que l’impression de vieillerie provenait de certains détails saisis par l’appareil ce jour là : la 4L, la guirlande et l’étoile filante (en plein été), les passants rappelant les figurines de bonshommes des maquettes de train, et bien sûr le bâtiment de la CPA de style néo-mauresque colonial.

Revenant sur cette photographie, je me souviens maintenant qu’en ce mois d’août 2006 à Oran, les journaux et la chaîne Al Jazeera, relayée par des milliers de paraboles disposées sur les toits, faisaient leurs unes sur les événements du Liban. Un déchaînement de feu dans le sud du pays et jusqu’à Beyrouth, populations déplacées, conflits de frontières, roquettes du Hezbollah, bombardements de l’armée israélienne… Une tuerie et son recommencement sans fin. Que pouvais-je comprendre de tout cela derrière ma vitre ? M’en suis-je seulement préoccupé ? Le bruit du monde, comme celui de la rue, on s’en préserve parfois, par souci de son confort, méconnaissance, quant à soi. L’itération du malheur ou nous révolte ou nous lasse.

LE GRAND EMPÊCHEMENT

Le dernier article nous avait laissés sur la plaza Mayor de Madrid, au pied de la statue équestre d’un certain Philippe III. Au retour d’un voyage en Afrique comme je les aime, c’est-à-dire de biais (Cap-Vert, Sénégal, Guinée, Gambie, Maroc), je m’y interrogeais rapidement sur les illusions de l’exotisme, la H&M’isation du monde, et aussi sur ma propre fatigue. C’était en septembre 2019, peu de mois avant le chambardement que l’on sait, le grand empêchement dans lequel le dit monde s’est trouvé et aujourd’hui, en ce début 2022, se trouve encore. 

Empêché, tel fut bien l’état du blog Till the end – Des mondes regardés pendant ces mois traversés entre apathie et inquiétude, vacarme des débats sans fin, repliement frileux et suspicion. Le monde paradoxal, fragile mais ouvert laissé Plaza Major s’est brutalement barricadé, raidi ou racorni, comme on voudra pour l’image. Mondiale, la pandémie a exacerbé la crainte des uns à l’égard des autres. Là où, malgré le décalage des saisons, le virus ne fait aucune différence entre sud et nord, est et ouest, nous avons imaginé lui fermer nos frontières et, tandis que certains parlent de guerre civile, d’autres ou les mêmes prophétisent la guerre de civilisation. L’ennemi est à la fois intérieur et extérieur. « Eux » vs « Nous ». Voyager est tout à la fois empêché, non recommandé et suspect.

Pourtant, si cet article, par sa publication même, signe le recommencement du blog, c’est dans l’esprit conservé malgré tout d’une vision ouverte des mondes – en réalité du Monde – à regarder encore. Avec ce blog, depuis ces débuts, je tente de mettre en évidence – sans trop de naïveté je l’espère – la diversité des usages tout autant que l’universel humain. Sans fermer les yeux sur la laideur, sans nier la rugueuse réalité, je cherche modestement à révéler la beauté poétique du monde. Et si ces mots sont trop grands, disons simplement que se manifestent sur Till The end curiosité et générosité. 

À la faveur de la pause, le blog a été réorganisé et épuré pour gagner en attractivité. Je remercie pour ses conseils ma fille Manon. Pendant les semaines qui vont suivre, je publierai quelques articles sans grands développements et quelques bonnes photos. Espérons que les mondes s’entrouvrent un peu plus chaque jour pour que d’autres articles, d’autres carnets plus étoffés puissent de nouveau trouver ici une place de choix. 

Mais pour commencer et fêter ce retour, un album des cinq continents. Les photos de cette sélection très personnelle ont été prises entre 2019 et 2021, avant et pendant les longues périodes de confinement. La présence et l’activité des hommes, le plus souvent discrètes, se confrontent ici à l’indifférence du paysage naturel ou des villes vides. Il y a dans tout cela quelque chose de fragile, un équilibre précaire à sauvegarder.

Bonne année 2022 à chacune et chacun d’entre vous !