GHANA MEMORIES : UNE AFFAIRE SINGULIÈRE

Trente deux ans se sont passés avant que je retourne au Ghana et cinq pour que je mette la dernière main au film que j’ai réalisé au sujet de cette « retrouvaille ». J’ai déjà indiqué (ICI) la rareté et la justesse de ce terme au singulier. Et tout le film – à ce point intime qu’il pourra paraître too much, romanesque – est dans la singularité d’une expérience majeure dont l’empreinte n’a jamais pu s’effacer. Une vie durant, ces deux années passées au Ghana auront nourri le domaine intérieur, les tréfonds d’un imaginaire purement subjectif, avec son lot de scories ou de merveilles. Une affaire de temps et d’espace : la confrontation entre un monde existant à une époque donnée, le mois d’août 2017, et l’espace perdu du passé, de ses recompositions rêvées ; une recherche de ce que le temps avait fait à ces lieux, des traces qui, comme une cicatrice, resteraient peut-être de leur âge révolu.

Le film La vallée du chant du monde était dédié à ma mère. Ghana memories est dédié à mon père. De lui qui, comme beaucoup, ne connaissait de l’Afrique que les chromos de la réclame ou des manuels scolaires d’avant guerre était venue la première idée de ce retour. On l’aperçoit avec ma mère au détour d’une scène tournée en super 8 sur un chemin de brousse. Je dois à leur voyage (au risque qu’ils avaient pris de l’entreprendre) la teneur de quelques souvenirs précieux, tenaces, d’un partage entre un fils et son père. En pensant à lui j’ai donc repris la route, mis des mots et des images sur une affaire singulière.

SYMPTÔMES DE RUINE

« Rien n’a encore croulé. Je ne peux plus retrouver l’issue. Je descends, puis je remonte. Une tour-labyrinthe. Je n’ai jamais pu sortir. J’habite pour toujours un bâtiment qui va crouler, un bâtiment travaillé par une maladie secrète. »

Charles Baudelaire, « Symptômes de ruine », reliquat des Petits poèmes en prose, 1869. 

Encore un autre jour, j’ai voulu revoir l’hôtel de la Paix à Lomé, mon chauffeur de taxi était étonné que j’aie une telle requête et lorsqu’il m’a déposé devant, avec l’air de penser que ces blancs sont décidément bizarres, j’ai découvert que l’hôtel en question était devenu une véritable ruine, un spot qui ravirait à coup sûr les amateurs d’Urbex. Nous avions séjourné là pour le réveillon de fin d’année 1983, éblouis par le confort des lieux, la qualité du repas de fête, comme en plein rêve d’une soirée chic où une cantatrice noire chantait pour nous « I wish you a merry Christmas » et autres standards des réveillons. Il y avait là aussi, dans cette impression d’exceptionnalité, une part de soulagement. Les frontières terrestres entre le Ghana où nous vivions et le Togo étaient fermées ; nous avions raté une première fois l’avion l’avant-veille parce que le vol de la Ghana Airways était parti… en avance (!) ; et par miracle nous avions pu reprendre des billets pour le lendemain. Cela a l’air compliqué, expliqué comme cela, mais tout était compliqué à cette époque dans ce coin d’Afrique, et on imagine bien la satisfaction et la surexcitation de se retrouver, en dépit de tout, dans une soirée un peu huppée, pour nous qui étions jeunes, sans trop de sous, et qui ne connaissions encore rien de la vie et du monde. Nous le savons tous, par la suite nous nous embourgeoisons, nous devenons difficiles, nous jouons aux habitués quand ce n’est pas aux blasés. Mais la belle assurance acquise s’effrite aussi peu à peu et, comme l’écrit Simone de Beauvoir à la fin de La force des choses, peut-être pouvons-nous nous dire parfois : « Je revois la haie de noisetiers que le vent bousculait et les promesses dont j’affolais mon cœur quand je contemplais cette mine d’or à mes pieds, toute une vie à vivre. Elles ont été tenues. Cependant, tournant un regard incrédule vers cette crédule adolescent(e), je mesure avec stupeur à quel point j’ai été floué(e). » 

Si l’hôtel de la Paix était devenu une ruine recouverte de moisissure, c’est qu’un jour avait cessé son triomphe. Il en va ainsi. Je recommande la lecture de cet article (ICI) issu du site d’opposition 27avril.com. Un avant/après très intéressant.  

MISSION

Encore un autre jour, je me suis promené dans le golf d’Abidjan sans passer par l’entrée mais en franchissant le fossé qui le sépare du boulevard de France. C’était je crois un dimanche. De jeunes vendeurs de plantes étaient là, sur le bord de la route. Je me suis dit que je ramènerais bien à la maison une plante de type maranta leuconeura ou croton (il y en avait) mais c’était impossible. J’ai marché un bon moment sur les pelouses parfois spongieuses du golf. Je regardais les énormes fromagers et je retrouvais l’odeur et la sensation d’humidité pour moi si caractéristiques d’Abidjan, ramené de la sorte bien des années en arrière, à l’époque de mes premiers passages dans cette ville. En juin 2004, date à laquelle se situe cette scène de promenade, la Côte d’Ivoire connaissait une guerre civile. La capitale était relativement calme mais il convenait de rester sur ses gardes. On rapportait des histoires de « chasse au blanc » au Plateau et l’ambassade, paraît-il, se barricadait derrière d’énormes grilles (pour en savoir plus, tapez ICI). Pendant la dizaine de jours passés là-bas, le petit groupe d’enseignants que nous formions n’eut cependant aucun problème à déplorer. Sous la houlette du directeur du lycée Blaise Pascal, nous passâmes une soirée bien arrosée dans les boîtes de Treichville et, le lendemain, si je ne confonds pas avec un autre séjour en 2008, nous prîmes un petit bateau pour naviguer sur la lagune Ébrié depuis le port industriel. D’un côté nous voyions les tankers, de l’autre les petits abris de palmes des pêcheurs tout aussi bien que les villas luxueuses de la grande bourgeoisie ivoirienne ou internationale dont les rejetons subiraient peut-être, le lendemain, les questions des interrogateurs missionnés que nous étions.  

MORTE SAISON AU CALYPSO

Encore un autre jour, je me trouvais en Gambie, à la morte saison. Ce pays anglophone est une bande posée en écharpe sur la carte du Sénégal, ce qui me refait penser à un lointain projet de « travailler » sur les bandes, soit en me rendant sur place, soit en imaginant ce qu’elles sont, faute de pouvoir les visiter. La bande de Caprivi, par exemple, m’a toujours intrigué et je me souviens encore de la tête de mon amie Claire lorsque, avec un certain enthousiasme, je lui parlai de cette curiosité. Mais, voilà donc un article qui commence par cinq lignes de digression. Revenons à la morte saison gambienne. Elle occupe sur le calendrier les mois de juillet et août, époque de l’année qu’on appelle paradoxalement hivernage, l’adverbe « paradoxalement » tenant sa pertinence de la zone tempérée de l’hémisphère nord où se situe l’immense majorité de mes très nombreux lecteurs.

Je séjournais à Bakau, sur la côte atlantique, à la One World Village Guesthouse, une sorte de grande villa dont la piscine était vide, contrairement à ce que j’avais pu espérer au moment de la réservation. Je partageais le premier étage du bâtiment avec deux ou trois gars louant la chambre voisine de la mienne et occupés une bonne partie de la journée à fumer et à s’enfiler des bières sur notre balcon commun. C’était bien, dans le coin, la seule animation. Les rues du quartier se perdaient dans le sable aux limites de la plage et des établissements balnéaires en état, au moins provisoire, d’abandon. Il me fallut un bon moment pour repérer l’unique alligator de la mare du Calypso Bar, indifférent aussi bien à ma présence qu’à celle des martins-pêcheurs traversant, en vols directs et véloces, d’un bord à l’autre de la petite pièce d’eau.  Je tentais une baignade un peu plus loin, dans l’océan lui-même, tandis que des pêcheurs remontaient leur filet. En reprenant ensuite le chemin de ma chambre, passant de nouveau devant le Calypso Bar, je vis un singe peut-être désireux de gratter ici ou là quelque nourriture.

De la nourriture, on n’en trouve pas à la superette sans nom située au bout de la Kofi Annan street mais en face, au restaurant Rising Sun. J’y déjeunais en début d’après-midi sous un ventilateur. Le soir, dans la nuit, j’optais pour le Calypso. Le dîner (peut-être des brochettes et du riz) était servi sous des paillottes éloignées les unes des autres, reliées par un réseau pavé et toutes dominant la mare au crocodile solitaire. Il faisait bon, le serveur avait allumé des tortillons anti moustiques, le muezzin appelait, et, tout en sirotant ma bière, je me suis demandé si j’allais revoir le singe chapardeur aperçu quelques heures plus tôt.

CARREFOUR DU GROS POISSON

Un autre jour, j’ai demandé à mon chauffeur d’arrêter sa Toyota au bord de la route afin de pouvoir photographier à mon aise la statue d’un poisson, un thon, semble-t-il, grossièrement stylisé. Nous étions au carrefour de Takoradi et Sekondi, au Ghana, à deux pas du fort Orange construit en 1642 par les Hollandais (d’où son nom). Le poisson est beaucoup plus récent. Je ne suis pas sûr qu’il se trouvait déjà là, en 1984, lors de mon premier passage dans la ville. Nous avions dormi dans le seul hôtel du coin, pour le moins délabré, et je me rappelle les seaux d’eau qu’il nous fallait monter dans les chambres. Sur la photo d’aujourd’hui, on distingue à droite des cargos stationnant dans la rade. Le secteur est industriel, la ville se développe, sans toutefois atteindre le degré de transformation d’Accra, la capitale devenue difficilement reconnaissable. Pas de grandes surfaces, de malls et de roof tops branchés à Takoradi, mais encore beaucoup de latérite ourlant les maisons basses d’une large plinthe terreuse. Une fois photographié le poisson, je suis remonté dans la voiture et nous sommes repartis. Mon chauffeur a eu l’air de dire : tu sais, Vieux, t’es bien gentil mais faut un peu te calmer, tu photographies vraiment n’importe quoi…

LE GRAND EMPÊCHEMENT

Le dernier article nous avait laissés sur la plaza Mayor de Madrid, au pied de la statue équestre d’un certain Philippe III. Au retour d’un voyage en Afrique comme je les aime, c’est-à-dire de biais (Cap-Vert, Sénégal, Guinée, Gambie, Maroc), je m’y interrogeais rapidement sur les illusions de l’exotisme, la H&M’isation du monde, et aussi sur ma propre fatigue. C’était en septembre 2019, peu de mois avant le chambardement que l’on sait, le grand empêchement dans lequel le dit monde s’est trouvé et aujourd’hui, en ce début 2022, se trouve encore. 

Empêché, tel fut bien l’état du blog Till the end – Des mondes regardés pendant ces mois traversés entre apathie et inquiétude, vacarme des débats sans fin, repliement frileux et suspicion. Le monde paradoxal, fragile mais ouvert laissé Plaza Major s’est brutalement barricadé, raidi ou racorni, comme on voudra pour l’image. Mondiale, la pandémie a exacerbé la crainte des uns à l’égard des autres. Là où, malgré le décalage des saisons, le virus ne fait aucune différence entre sud et nord, est et ouest, nous avons imaginé lui fermer nos frontières et, tandis que certains parlent de guerre civile, d’autres ou les mêmes prophétisent la guerre de civilisation. L’ennemi est à la fois intérieur et extérieur. « Eux » vs « Nous ». Voyager est tout à la fois empêché, non recommandé et suspect.

Pourtant, si cet article, par sa publication même, signe le recommencement du blog, c’est dans l’esprit conservé malgré tout d’une vision ouverte des mondes – en réalité du Monde – à regarder encore. Avec ce blog, depuis ces débuts, je tente de mettre en évidence – sans trop de naïveté je l’espère – la diversité des usages tout autant que l’universel humain. Sans fermer les yeux sur la laideur, sans nier la rugueuse réalité, je cherche modestement à révéler la beauté poétique du monde. Et si ces mots sont trop grands, disons simplement que se manifestent sur Till The end curiosité et générosité. 

À la faveur de la pause, le blog a été réorganisé et épuré pour gagner en attractivité. Je remercie pour ses conseils ma fille Manon. Pendant les semaines qui vont suivre, je publierai quelques articles sans grands développements et quelques bonnes photos. Espérons que les mondes s’entrouvrent un peu plus chaque jour pour que d’autres articles, d’autres carnets plus étoffés puissent de nouveau trouver ici une place de choix. 

Mais pour commencer et fêter ce retour, un album des cinq continents. Les photos de cette sélection très personnelle ont été prises entre 2019 et 2021, avant et pendant les longues périodes de confinement. La présence et l’activité des hommes, le plus souvent discrètes, se confrontent ici à l’indifférence du paysage naturel ou des villes vides. Il y a dans tout cela quelque chose de fragile, un équilibre précaire à sauvegarder.

Bonne année 2022 à chacune et chacun d’entre vous !