Novembre 2018. 18h. Quelque part, aujourd’hui.
Faisons le vide. Respirons lentement. Fermons les yeux…
Essayons. Imaginons.
Nous sommes à Delphes. La Pythie va parler…
Une fois n’est pas coutume, je laisserai la parole à mon ami Jacques Bianchi qui, ayant visionné le film, m’a spontanément envoyé ce message. Qu’il en soit ici chaleureusement remercié.
« J’ai beaucoup aimé, 23 minutes, juste la bonne longueur pour sympathiser avec Catherine et le témoignage de son passé. On a beaucoup d’empathie pour ce personnage qui n’a rien de fictif d’ailleurs (ses souvenirs dans l’église sont bouleversants). Cette harmonie de plans séquences et de scènes de la vie courante nous fait réaliser que nous voyageons dans le temps, ce temps qui passe trop vite et sur lequel nous n’avons aucune prise, sauf à attendre cette fonte des neiges sous lesquelles sont enfouis tous nos souvenirs dormants. Tout le monde rêve de vivre cette expérience 50 ans après ! Retourner sur les lieux de son enfance est une chance (celle de vieillir) et une quête initiatique au plus profond de soi-même. Le charisme de Catherine doit beaucoup à cet état d’âme. On s’identifie, on l’envie et on est bercé par les images, ces images en demi teinte d’une nostalgie propre à chacun de nous. Je ne rajouterais pas une scène ni en retirerais une à ce beau film bien monté, à ce scénario bien maitrisé et à ce casting si convaincant. Une de tes meilleures réalisations, Alain ! JB »
À la demande de Danielle Funfschilling, voici quelques photographies du secteur de Busua, Western Region, Ghana, 1984/85. Danielle est une Française installée à Akwidaa, non loin du Cap Three Points, où elle tient un établissement de type Lodge, Ezile Bay Village, cabanes de Robinson (c’est du moins l’impression que j’en ai sans y être jamais allé). Le hasard du surf sur Internet nous a fait sympathiser. Sur l’Afrique, cette connaisseuse a un regard affuté, loin des préjugés qui abondent un peu partout.
Les photos, où on aperçoit mon ami Jacques Bianchi, ont été scannées. Pour gommer les inconvénients du délavé de certaines couleurs, j’ai préféré les sortir en noir et blanc. Piètre façon de rivaliser avec Marc Riboud qui, dans les années 60, a réalisé là-bas une série sublime dont on trouvera quelques photos ici : http://marcriboud.com/portfolio/
Bon dimanche !
S’il est une spécialité égyptienne absolument délicieuse, c’est bien le café turc, le meilleur que j’aie bu de ma vie. Aller en Afrique de l’Ouest en passant par Le Caire constitue un grand détour mais ce café légèrement parfumé est une bonne raison de prendre son temps, de tirer en diagonale plutôt que tout droit, comme il serait logique de le faire depuis Marseille, Porte du Sud, Bouches-du-Rhône. Je recommande, à quelques pas de la place Tahrir, le CAFÉ RICHE, rendez-vous des intellectuels (photos aux murs), de quelques vieux cairotes et d’écrivains français comme Patrick Deville, pour ne pas le nommer.
Pour se rendre à Guizèh, le taxi traverse d’interminables banlieues d’une tristesse infinie malgré le soleil. Constructions identiques de briques rouges, disposées en labyrinthe. Voilà où vit une bonne partie des vingt (ou vingt-cinq) millions d’habitants de la capitale égyptienne, loin des larges avenues du centre, du susmentionné CAFÉ RICHE et du Pont aux Lions (Qasr El-Nil) vers lequel convergèrent des milliers de manifestants lors des événements de janvier 2011. En ce 11 août 2017, c’est jour de funérailles à Guizèh. Pas un personnage important mais, me dit-on, tout le monde se connaît dans le quartier. On a dressé de grands auvents pour abriter la foule du soleil et de la poussière. À deux pas de là, les pyramides. Depuis la révolution, elles font bien moins recette. Je les découvre à dos de chameau (trois minutes) puis, plus confortablement pour mon dos, en calèche. Peu de touristes, deux ou trois poignées à l’horizon, prétexte à quelques photos offrant l’illusion d’une caravane d’un autre temps traversant lentement le désert sous les augustes degrés de Khephren. Je pense à Raymond Depardon qui a fait les mêmes photos au moment de clore son immense périple de 1996 en Afrique (Afrique, comment ça va avec la douleur ?) ; j’en reparlerai. Je pense au film Gallipoli de Peter Weir, vieux souvenir de cette scène où de nouvelles recrues australiennes escaladent la pyramide (c’est strictement interdit aujourd’hui), avant de se rendre à la bataille. Et je pense aussi, j’ai le temps au fond, à cet alpiniste américain, Rand Herron, de retour du Nanga Parbat toujours vierge à l’époque (nous sommes en 1932), mort d’une mauvaise chute au même endroit. Nous nous promenons à travers le monde avec nos bagages de pensées diverses et décousues (quoique), un luxe de considérations plus ou moins utiles. Pendant ce temps, malgré les recommandations du Prophète, ce cheval qui tire la carriole me semble particulièrement mal traité. Le pelage de son dos est salement strié des coups du fouet qu’il reçoit tous les jours, même en période creuse post révolutionnaire. Dans l’après-midi, après avoir goûté, pour me restaurer, au « koshari » (mélange local), direction Saqqarah. Les plus anciennes pyramides du monde semble-t-il. Les bas-reliefs, à l’intérieur de la tombe de l’architecte Imhotep, sont magnifiques et instructifs. Je me courbe également pour accéder, après un long tunnel, à la chambre funéraire de la pyramide d’Ounas. Le plafond est étoilé. Je suis seul. Un interrupteur me permettrait d’éteindre les ampoules et de constater ce que cela donne dans le noir complet, à tâtons dans le sépulcre, sous les tonnes des vieux blocs. Et là, fatalement, c’est à Obélix que je pense.
J’arrive à Ljubljana (orthographe toujours à vérifier) après huit heures de train depuis Budapest effectuées dans un agréable compartiment à l’ancienne que je partage avec un couple de Hongrois révisant leurs listes de vocabulaire serbo-croate (je n’aurai retenu quant à moi que l’usuel « Dobardan !) et deux étudiants irlandais voyageant avec la carte Interail, toujours d’actualité. La capitale de la Slovénie a des allures provinciales. Tout se fait à pied dans son centre aux dimensions modestes et je retrouve le long des rues une foule compacte de touristes, des familles en particulier, venues de France, d’Autriche ou de la proche Italie. Presqu’arrivé quant à moi à la fin de mon périple, j’imagine volontiers ici la promesse d’un séjour plus long afin de visiter la partie la plus orientale des Alpes, le massif du Triglav où Patrick Berrault avait commencé sa chevauchée fantastique de l’arc alpin, depuis les hauteurs de Bled jusqu’au Berceau, la montagne de mon enfance, à Menton.
Si mon voyage n’aura pas été une chevauchée fantastique, il restera néanmoins une passionnante traversée de cultures, de religions, de paysages ou de styles architecturaux. L’épaisseur historique des Balkans surtout et la richesse humaine qui caractérise ces contrées ne laissent pas de dérouter et de fasciner en même temps. Entre Split, c’est-à-dire peu ou prou la Méditerranée latine et vénitienne, Sarajevo le creuset aussi bien ottoman qu’austro-hongrois, la fière Serbie à la fois slave, germanique (?), russe et surtout serbe, Timisoara la baroque, Budapest la hongroise chic, moderne, chrétienne, juive, continentale, tout autant ouverte que fermée, Ljubljana l’autrichienne et Trieste, enfin, l’ombrageuse et littéraire marginale, quelle richesse de sensations, quelle mosaïque d’éclats chatoyants ! Dans le courant de l’année, je proposerai de nouveaux albums pour rendre compte encore de ces richesses.
En attendant, pour terminer ces carnets des Balkans, quelques dernières images à assembler, comme on le ferait des pièces d’un puzzle, pour le plaisir :
La mer, grandiose et noire sous l’orage, après Split.
À Mostar la grande croix dominant la ville, les belles mosquées de style stambouliote. L’inscription sur les murs, partout : « Red Army 1981 », mystérieux slogan des supporters du club de foot local. La large vallée, les vignes à perte de vue dès la sortie de la ville.
Les photographies de Tim Loveless pour son exposition « Sarajevo under siege ». Les coupures d’eau, la nuit, à Sarajevo. Les églises de bois qui, de plus en plus nombreuses à partir de Turalia, remplacent les mosquées.
Les toits aux quatre pentes et aux tuiles traditionnelles en Serbie. En fin d’après-midi, cette promenade tranquille dans le quartier excentré de Zemun, au bord du Danube, à Belgrade. Le temps couvert. Cette violoniste. Les cygnes. Une certaine mélancolie.
L’exceptionnelle beauté de l’église orthodoxe Nikolajevski, ses icônes, son panneau central, joyaux méconnus. Le black aussi dansant la salsa, place de la République. La rue dalmatinska que je remonte dans la nuit.
La jeune interprète dont je n’ai pas songé à demander le prénom lorsqu’elle a ouvert pour moi l’église des jeunes, à Timisoara. Le quartier au-delà du plan, les familles roms que j’y croise.
Les rues désertes de Buda. Les petits trains miniatures de Pest. Les milliers de jeunes en route pour le Sziget (festival international le plus connu au monde dont j’ai appris l’existence en échangeant avec mon amie Giane que je remercie de l’information et que j’embrasse si elle lit cet article).
Les vaches, les alpages de Velika Planina au-dessus de Kamnik. Les Tchèques qui partagent ma table.
La jetée de Trieste, le café Illy que m’offre un type sympa sur le môle, le policier qui me dit de me barrer près du phare, zone militaire, ce couple mal assorti que j’envie un moment pourtant, à Opicina, au bord du Quartz, sous la chaleur.
Etc.
Je pense à Montaigne, à ses voyages en Hongrie ou ailleurs… À sa suite, une fois de plus, autant de lieux, de moments, de visages qui ont fait ce voyage aussi bien que ce voyage m’a fait. D’autres viendront encore, il n’est pas le dernier. Mais celui-ci, comme les autres au fond, est toujours ça de pris. Un viatique pour les jours tristes aussi. Je dédie cet article à la mémoire d’Aurélie Baboulaz.
Bonne reprise à tout le monde ; ce fut un plaisir d’écrire ces pages et de les partager. À bientôt pour de nouveaux carnets d’aventure.
Budapest est d’autant plus époustouflante qu’on a, pour y parvenir depuis la Roumanie, traversé d’ennuyeuses étendues où alternaient, invariablement, champs de maïs et champs de tournesols, la fleur de ces derniers s’affaissant désormais, desséchée et même cramoisie comme je le remarque toujours vers la mi-août, au moment de passer sur le versant mélancoliquement descendant des vacances. Comme j’ai surtout marché (34 kilomètres en deux jours m’indique mon compteur), tâchant de cadrer au mieux mes cartes postales, pas ou peu d’anecdotes au sujet de la capitale hongroise. Un si court séjour laisse peu de temps au hasard de l’aventure ou à celui de l’enquête et le récit de mes difficultés à trouver refuge (réservation annulée puis finalement rétablie), ceux du choix cornélien entre la douche sans pommeau (un simple tuyau souple) ou avec (jets horizontaux et non verticaux aux quatre points cardinaux de la cabine non hermétique), de l’oubli de mon sac de victuailles dans un frigo (et de penser à ma mère me disant toujours : « Bélot, le mieux est l’ennemi du bien. »), de l’achat d’une nouvelle valise « façon Burberry » (35 euros) en remplacement de la précédente décidément réfractaire à l’idée même qu’une valise puisse rouler et dans l’espoir compréhensible de ne plus voir se retourner les piétons sur mon passage comme pour m’indiquer sournoisement, compte tenu du bruit très désagréable effectivement produit, qu’une valise ne se traîne pas au sol et qu’il était de loin préférable de porter la mienne sur mon dos, de changer ses roulettes (mais à l’époque de l’obsolescence programmée, même dans les ex pays du bloc soviétique notons-le bien, cette opération semble tout à fait irréaliste voire utopique en Hongrie où la langue en usage est totalement incompréhensible) ou donc d’en acheter une neuve façon Burberry ou non, celui, enfin, de cette dame en face de moi au moment où je note ces pauvres circonstances, fouillant compulsivement le contenu de son sac, pliant et repliant chaque ticket de carte bleue, zippant et dézippant chacune de ses fermetures Éclair, ne me paraissent pas indispensables, fussent-ils sous forme de prétérition. Le mieux qu’il y ait à faire est donc de regarder quelques photos.
PS : Pour ceux que cela intéresse, les paysages au Sud de la capitale en direction de la frontière slovène me paraissent plus riants que les mornes plaines de la Hongrie Centrale. J’y observe quelques hérons sauvages ; je dis « sauvages » parce que visiblement ils ne sont pas domestiques, et « héron » parce que, faute de connaissances ne serait-ce qu’élémentaires en ornithologie, le premier oiseau au long cou et aux pattes graciles planant à basse altitude au-dessus d’un plan d’eau ne peut être, pour moi, qu’un héron. Je dédie cet article à Jérôme (https://de-bec-et-de-plumes.com), follower de ce site et grand passionné d’ornithologie.
La liaison entre la Serbie et la Roumanie s’effectue à partir de la petite gare de Dunav à Belgrade et il ne faut pas s’étonner que, jusqu’à Vrsac du moins, le train s’arrête dans chaque petit patelin. Nous sommes en quelque sorte sur les voies secrètes de l’Europe Centrale, les chemins de traverse.
Timisoara, capitale de la région du Banat, a la forme d’un œil, cerné des espaces verts où se déploient les campus universitaires. Au Sud, la rivière Bega en souligne l’arrondi et offre le loisir de promenades paisibles. C’est ici une Roumanie proprette, à cent lieues de certaines représentations péjoratives, culturellement développée et riche d’un patrimoine architectural, essentiellement baroque, d’une grande beauté. Les prospectus de l’office du tourisme indiquent que la ville a longtemps été occupée par les Allemands et qu’on la surnomme parfois la petite Vienne. Une jeune femme rencontrée par hasard alors que je rentre le soir à l’auberge m’explique que Timisoara est encore aujourd’hui très cosmopolite. Je suis frappé quant à moi par la présence de deux magnifiques théâtres à l’excellente programmation. Ainsi je songe à Ionesco et à Caragiale (qui a sa rue) mais surtout à Anca Dorosenko, professeur de ma fille Marine au conservatoire d’Antibes et metteur en scène de renom dans son pays : « Actor Stoudio , Maaaaaariiiine! Actor stoudio! » Vus de loin, les bâtiments bordant l’immense place Unirii me rappellent les décors irréels de Richard Peduzzi pour certaines mises en scène de Patrice Chéreau (Dom juan, en particulier); preuve sans doute que la clé principale du baroque est l’illusion du trompe-l’œil. À plusieurs reprises je me rends à la cathédrale orthodoxe des Trois Hiérarques postée comme une sentinelle à l’entrée du quartier historique. C’est une découverte pour moi d’observer, à différentes heures de la journée, le rituel orthodoxe, la manière dont les fidèles s’emparent de l’espace, embrassent les icônes, prient à la fois à l’unisson et dans une sorte de bulle de recueillement. Sur les marches de cette cathédrale, comme en atteste la plaque apposée en leur hommage par les marbriers vosgiens, de jeunes gens sont morts, fauchés par les balles de l’armée. En cette journée tragique du 18 décembre 1989, celle-ci n’avait pas encore pris le parti du peuple contre celui des tyrans. Il faut peut-être le rappeler, c’est à Timisoara en effet qu’a commencé la révolution roumaine. On retient, en France, l’affaire controversée et non encore véritablement élucidée des faux charniers, mais cet épisode masque l’essentiel : le courage d’une ville qui a su dire NON et le mérite de ses habitants entraînant derrière eux l’ample dynamique de la liberté, conduisant le pays tout entier vers la démocratie et le pluralisme. Un peu d’histoire… En 1989, plusieurs pays de l’ancien bloc soviétique ont déjà tourné le dos au passé communiste ; le mur de Berlin est tombé. En Roumanie la dictature Ceauşescu maintient encore sa chape de plomb. Timisoara, néanmoins, première ville d’importance à l’Ouest du pays, reçoit plus facilement les informations en provenance de Hongrie ou de Yougoslavie. La contestation couve et l’expulsion, pour raisons politiques, du pasteur protestant László Tőkés met progressivement le peuple dans la rue, toutes religions et toutes origines confondues. Du 16 au 22 décembre, la révolution commencée à Timisoara libère l’ensemble du pays et particulièrement Bucarest où, après dix minutes de procès, Nicolae Ceauşescu et sa femme Elena sont passés par les armes. L’Europe entière est devant les téléviseurs et je me souviens parfaitement comment, en cette période de Noël, un élan de sympathie, non dénué d’un certain romantisme, a emporté nos coeurs vers la Roumanie et son peuple. Révolution roumaine, petite soeur de la révolution française à deux cents ans près… Plus de mille morts furent à déplorer au cours de cette semaine historique. Allait s’en suivre, avec ses hauts et ses bas, le long apprentissage de la démocratie, jusqu’à l’entrée de la Roumanie dans la communauté européenne en 2007.
Aujourd’hui les terrasses de Piaţa Victoriei s’animent en fin d’après-midi; l’atmosphère y est à la fois calme et douce. Très peu de touristes. Des jolies filles. Je recommande la visite du mémorial de la révolution, dans un bâtiment photogénique. On apprend beaucoup sur l’histoire de la fin du communisme, sur cette époque cruciale (et aujourd’hui d’une certaine façon lointaine) qui avait pu laisser croire à « la fin de l’Histoire ».
À voir…
La capitale de la Bosnie Herzégovine, Sarajevo, est reliée à celle de la Serbie, Belgrade, par une route de campagne souvent étroite, traversant côté bosniaque des paysages comparables à ceux du Jura puis, une fois la frontière passée à Zvornik, de vastes plaines ponctuées de quelques monastères et surtout d’exploitations agricoles dédiées à la culture intensive du maïs. Un seul bus quotidien assure la liaison et après m’être levé à quatre heures du matin pour quitter Sarajevo me voici en début d’après-midi à Belgrade, trente-neuf ans après mon précédent et jusque-là unique passage dans cette ville.
Mes arrivées à destination, pendant ce voyage, suivront toujours le même rituel : récupérer mon bagage, changer ma monnaie (en passant par exemple du mark bosniaque au dinar serbe), dégoter un plan de la ville, me renseigner sur le trajet suivant pour aussitôt acheter le billet afférant. Après quoi, soit en taxi (rarement), soit à pied (presque toujours), il est temps d’aller déposer mes affaires là où, en réservant depuis la France, j’ai choisi de me loger. À Belgrade, l’auberge de jeunesse (hé oui…), voisine du cimetière central, me rappelle les « backpacks » australiens. S’y trouve toujours un jeune (nus pieds, démarche chaloupée, décontraction confondante, anglais compréhensible pour tout le monde sauf Bibi ) pour se faire la cuisine à quatre heures de l’après-midi. Abonné trop souvent quant à moi à une alimentation répétitive et fonctionnelle, je suis plutôt impressionné par le soin qu’apportent ces jeunes voyageurs à la préparation des plats. Mais sont-ils si voyageurs que cela ? Certains d’entre eux semblent passer leur journée dans les espaces communs de l’auberge ou même dans les dortoirs, cuisinant, donc, mais aussi pianotant sur leur ordi portable, s’affalant devant la télévision (pour mater cette année les jeux olympiques), discutant à bâtons rompus pendant des heures (le contenu de ces conversations touchant immanquablement au parcours déjà effectué et aux étapes futures – Tu viens d’où ? Qu’est-ce que t’as fait ? Où est-ce que tu vas après ? etc.). Ainsi, à Timisoara, destination suivante dans mon propre périple, j’échangerai assez longuement avec un Américain, Nico, Najar, une Française, et Moemen, un Palestinien. Tous trois, apparemment, ne décollent pas de l’auberge et préfèrent organiser des brochettes-parties dans la cour du bâtiment. L’Américain voyage, dit-il, depuis plus de deux ans. Pour prolonger son tour du monde il dispense ici ou là quelques cours de yoga, le temps de se refaire la cerise quand le besoin s’en fait sentir. Najar voyage pour la première fois toute seule et préfère les destinations sans touristes (Timisoara, j’en reparlerai, offrant pour le coup un point de chute idéal). Quant à Moemen, qui a rayé Israël sur le planisphère affiché au-dessus de la table de la cuisine avant d’inscrire à la place « Palestine », il m’explique avoir trouvé en Roumanie un compromis satisfaisant : ce migrant a compris qu’il tirerait davantage son épingle du jeu en Roumanie compte tenu du coût modique de la vie plutôt que s’enfoncer dans le piège des destinations phares de la migration mondiale, le Royaume Uni, par exemple, ou les grands pays riches de l’Europe Occidentale, dont la France.
Des centaines de migrants peut-être moins avisés (ou simplement moins géographes) campent dans les jardins et les rues donnant sur la gare de Belgrade. Ils rêvent d’une hypothétique porte de sortie (ou d’entrée, selon la perspective adoptée). C’est un petit peuple en guenilles, calme, organisé, que viennent soutenir des brigades de bénévoles. En 1977, déjà, ces pelouses étaient occupées par quelques familles misérables; nous en avions été surpris pour ne pas dire effrayés, au point, j’exagère à peine, de reprendre aussitôt le train pour Skopje puis la Grèce. Mais ce serait un tort de s’arrêter aux impressions disons mitigées et d’évidence superficielles que peut laisser le quartier de la gare centrale à Belgrade[1]. Non. Belgrade est une ville agréable, très animée, très énergique. Le premier soir je me rends au site exceptionnel de la forteresse de Kalemegdan. Au coucher du soleil c’est une belle expérience d’admirer la majestueuse rencontre de la Save et du Danube. Difficile, ceci étant dit, de passer après ce qu’écrit Nicolas Bouvier sur le même sujet ; voici donc plus modestement ce que je griffonne sur mon carnet à mesure de mes pérégrinations dans la ville : » Belgrade – Centre monumental, parcs ombragés, rues animées autour de la place de la République / Beaucoup de librairies, pubs, restaurants, grandes marques / Très bon réseau de transports en commun, ponctualité / Quartier recommandé par tous les guides : Skadarska, le Montmartre de Belgrade, rues pavées, orchestres… Bof… » Remarqué aussi, dans les jardins de la citadelle, un monument de belle taille portant l’inscription » À LA FRANCE « . Son érection date des années 30, période au cours de laquelle la Serbie célébrait le soutien obtenu de la France pendant la Première Guerre Mondiale. Aujourd’hui, il faut bien le dire, le monument passe un peu inaperçu ou plutôt que le monument, soyons juste, l’inscription qu’il porte gravée sur son socle. Ceci m’amène à commenter une dernière surprise de Belgrade. Quand vous dépliez le plan de la ville vous découvrez avec quelque étonnement de bien curieuses icônes : à trois ou quatre emplacements du centre-ville sont représentés, au même titre que d’autres symboles (monuments, gares, bâtiments officiels, églises), des avions militaires légendés « Bombed buildings ». Une employée russe de l’auberge, à qui je demande une explication, m’indique, sans en être certaine, qu’il s’agit des « Americans ! Americans ! » Aurais-je perdu, une fois encore, la mémoire des conflits balkaniques ?… J’AI PERDU LA MÉMOIRE DES CONFLITS BALKANIQUES (!) et me trouve tout surpris, une fois vérification faite, d’exhumer les bombardements de l’OTAN sur Belgrade, en 1999, selon le paradigme moderne des « frappes ciblées » ou encore « chirurgicales ». Il s’agissait alors pour les États-Unis et ses alliés, dont la France, de punir la Serbie de Milosevic accusée d’impérialisme et de nationalisme belliqueux dans le conflit du kosovo. Sur le sujet, on peut lire ce qu’écrit Erri de Lucca dans Le plus et le moins (merci Gérard et Nicole !). Près de vingt ans ont passé, l’affaire du Kosovo n’est pas encore entièrement soldée (en témoignent les banderoles qui, devant le parlement serbe, s’insurgent contre les « terroristes » kosovars), et le gouvernement de Belgrade choisit d’entretenir un certain devoir de mémoire en laissant intactes – beau paradoxe ! – les ruines des ministères visés par les frappes : trois ou quatre grandes plaies dans la ville, indiquées sur la carte, visibles depuis les rues voisines et à peine sécurisées par quelques palissades; comme si, en plein Paris, le touriste pouvait passer devant les ruines du Quai d’Orsay ou du Ministère de l’Éducation nationale.
Mais il est temps de rentrer. À l’auberge, cela s’anime devant l’écran plat de la salle commune. La France et la Serbie s’étripent au basket.
[1] Plus tard dans l’année, je posterai un album consacré à cette gare que j’ai pris soin de photographier sous toutes les coutures au risque de passer pour un espion.
Les Balkans… Au-delà des origines complexes du mot lui-même, il y a quelque chose de cassant dans l’association des phonèmes, nous ne sommes pas loin du clash, des clans évidemment, de la fête de village pourquoi pas, quand celle-ci finit par tourner mal, qu’on se fout sur la gueule entre familles rivales, l’orchestre faisant des couacs, l’assemblée se dispersant dans l’odeur des pétards, de l’herbe et du foin, bref dans un bordel incompréhensible aux yeux de l’observateur extérieur quand bien même celui-ci ne serait venu là que dans l’intention de danser. Avant de partir pour ce voyage en Europe Centrale, je prends en cours une émission de France Culture. Les invités, dont je n’ai pu noter le nom, parlent des Balkans, zone d’un entre deux entre l’Occident et l’Orient, une céramique irrégulière de petits pays si mal connus parfois qu’il serait aisé d’en inventer un de plus. On trouve aussi cette allure de mosaïque en Amérique Centrale (chez le général Tapioca), dans le Caucase ou en Asie Centrale. Pour l’heure, Croatie, Bosnie Herzégovine, Serbie, Balkanie, Roumanie, Hongrie, Slovénie et même Italie dans sa partie julienne, tel sera mon itinéraire au grè des transports en commun. Peut-être voyage-t-on pour retrouver Tintin. La Syldavie (les gentils) et la Bordurie (les méchants) resteront évidemment en dehors du parcours mais combien de fois ai-je eu l’impression d’apercevoir le sceptre d’Ottokar ? À Sarajevo la station Otoka ne passe pas inaperçue pour un tintinophile et je n’ai pas manqué de photographier les bottes de paille si caractéristiques, le modèle du genre étant incontestablement celle qui, en bordure des pistes de l’aéroport de la capitale bosniaque, pouvait parfaitement amortir la chute spectaculaire d’un Tintin (ou d’un Tournesol) tombé du ciel.
La route entre Split et Mostar est magnifique. On longe tout d’abord la Méditerranée puis, du côté de Ploče, bifurcation vers l’intérieur, une région de canaux très verdoyante et fertile. Je reviendrai dans un autre article sur le passage des frontières ; pour l’heure saluons cette vieille américano-vietnamienne qui voyage par ses propres moyens et se rend en pèlerinage à Medjugorje, près de Mostar.
Mostar, première ville bosniaque du parcours, j’y arrive justement en fin d’après-midi. Cette cité industrieuse a été la cible des nationalistes serbes et croates en 1992 et 1993. La destruction du pont médiéval de la vieille ville fut le point d’orgue de la bataille. Or en Bosnie c’est aujourd’hui pile et face. Plus de vingt ans après le conflit (dont je reparlerai aussi au sujet de Sarajevo et de Belgrade), le pays est sur la voie du redressement. À Mostar l’Unesco a pris en charge la reconstruction – superbe – du quartier historique, à l’époque dernière poche de résistance des musulmans bombardés. Les monarchies du Golfe soutiennent également la ville par des programmes de réhabilitation. Face, donc… Mais quittez la rue piétonne, écartez-vous des boutiques de souvenirs (y compris ceux rappelant la guerre : « Don’t forget »), et vous trouverez – pile – les ruines, les stigmates impressionnants d’une guerre inouïe. En ce dimanche matin très calme mais venteux, ayant quitté ma chambre de 5m², je traîne à l’angle du boulevard Špansk et de Knevadomagoja. Un immeuble à demi en ruine se dresse dans le ciel sombre. C’est Sniper central, le siège d’une ancienne banque, avec son tourniquet d’entrée. Là des tireurs embusqués, tantôt serbes, tantôt croates (selon la progression du conflit), dégommaient les passants, comme au champ de foire. On a du mal à l’imaginer. Pourtant nombre d’immeubles comme celui-ci rappellent ce que fut cette guerre. Je discute avec un monsieur tentant de faire redémarrer sa voiture. Il doit avoir une soixantaine d’années, il a connu la sale période et me dit que l’argent manque aujourd’hui pour raser et reconstruire. En attendant les tagueurs ont pris possession des murs grêlés d’impacts. Un trou de roquette devient un œil ou une bouche ; des messages de paix affleurent du béton ; et un autre monsieur sans âge prend le frais à la fenêtre de son HLM (?), mitoyenne de la tour des snipers. Un dialogue silencieux s’esquisse entre lui et moi. Il ferme les yeux et il sourit.
J’aime beaucoup ces photographies de Camille Bianchi, ma filleule. Parmi celles qu’elle m’a envoyées j’ai choisi ces images parce que, d’une certaine façon, s’y rencontrent son style et le mien. Nous nous entendons… Elle a séjourné au Sénégal pendant quelques semaines et en est revenue marquée (et les cheveux tressés comme toutes les jeunes filles qui vont là-bas pour la première fois).
Personnellement, j’ai découvert l’Afrique quand j’avais vingt ans. J’y retourne en principe le mois prochain pour un énième voyage. Or, comment voit-on l’Afrique quand on a vingt ans ?
Réponse dans ce joli album.