LA SICILE ÉLÉGANTE

Trouvé, en fouinant un peu, ce passage de Taine sur les Italiens. À la lettre il me semble plus précisément s’appliquer à l’homme sicilien, celui que nous avons croisé dans les rues élégantes de Taormina, sur la place du Duomo attendant la mariée, dans les cafés de Palerme ou de Syracuse, le soir venu :

« La règle universelle est que plus un homme songe aux femmes, mieux il s’habille. Beaucoup d’entre eux ont une tête comme celle du Corrège, un air tranquillement voluptueux, un sourire continu de sécurité heureuse. Cela est bien aimable et fait comprendre leur espèce d’amour. Quand ils parlent à une femme, ce sourire devient alors plus engageant et plus tendre : rien de piquant ni de pétulant à la française ; ils ont l’air ravi, Ils semblent savourer délicieusement une à une, comme des gouttes de miel, les paroles qui vont tomber de sa bouche. »*

À l’heure de la passegiata, l’élégance sicilienne est faite pour être aperçue. Et je clos ces carnets siciliens sur ces images lumineuses, mosaïque, oui, d’une île qui mérite de nouveaux séjours. Avec des collègues amicaux, des élèves sympas, c’était une belle expérience, à renouveler. Que ces carnets aient pu en restituer les heureuses découvertes pour une nouvelle fois les partager !

* Hippolyte Taine, cité dans De Paris à Bora Bora, Voyage à travers le temps et l’espace, Collection Bouquins, 2000.

PAUVRE LAPIN SICILIEN…

« Quand les chasseurs arrivèrent au sommet, entre les rares tamaris et les chênes-lièges apparut la Sicile véritable, à l’égard de laquelle les villes baroques et les orangeraies ne sont colifichets négligeables. L’aspect d’une aridité ondulant à l’infini, croupe après croupe, désolée et irrationnelle, dont l’esprit ne pouvait saisir les lignes principales, conçues dans une phase délirante de la création ; une mer qui se serait pétrifiée à l’instant où un changement de vent eût rendu les vagues démentes. Donnafugata se cachait dans un pli sans nom du terrain, et l’on ne voyait âme qui vive : seules quelques maigres rangées de vignes dénonçaient un certain mouvement humain. »

« Arguto déposa aux pieds du Prince une bestiole agonisante. C’était un lapin sauvage : son humble casaque couleur de glaise n’avait pas suffi à le sauver. Des lacérations horribles lui avaient déchiré le museau et la poitrine. Don Fabrizio se vit fixé par deux grands yeux noirs qui, envahis rapidement par un voile glauque, le regardaient sans reproche mais étaient chargés d’une douleur stupéfaite adressée à tout l’ordonnancement des choses ; les oreilles veloutées étaient déjà froides, les petites pattes vigoureuses se contractaient rythmiquement, survivant symbole d’une fuite inutile ; l’animal mourait torturé par un espoir angoissé de se sauver, imaginant encore pouvoir s’en tirer quand il était déjà pris, exactement comme tant d’hommes ; pendant que le bout des doigts compatissants caressait le pauvre museau, la bestiole eut un dernier frémissement et mourut. »

Pauvre lapin…

Cette scène de la chasse, dans Le Guépard, je l’ai souvent étudiée. La chasse est une activité immémoriale et rituelle qui rattache le Prince à la terre éternelle de la Sicile, celle qui échappe aux vicissitudes de l’actualité et de l’histoire en marche. Chasser revient à renouer avec la tradition féodale, l’archaïque, le mythe et, dans le même temps, à tourner le dos à la comédie sociale qui se joue au village. Il faut y voir aussi l’illustration de la violence du Prince et des Salina. Don Fabrizio, de même qu’il tord les fourchettes quand il est en colère, éprouve du plaisir à tuer. Ce plaisir se double d’ailleurs du plaisir de la pitié : «Don Fabrizio et Tumeo avaient eu leur passe-temps ; le premier avait même éprouvé, en plus du plaisir de tuer, celui rassurant de la pitié.» Quant au lapin, sauvage mais humanisé, il interroge le Prince et nous interroge sur l’arbitraire de la mort. Petite créature au coeur vite refroidi, il rappelle les illusions humaines : «L’animal mourait torturé par un espoir angoissé de se sauver, imaginant pouvoir s’en tirer quand il était déjà pris, exactement comme tant d’hommes»…

Les théâtres antiques, en Sicile, s’ouvrent sur l’immensité de la nature. Celle-ci éblouit et, en même temps, rappelle au tragique.

Car enfin nous passons; elle, demeure.

SICILE BAROQUE

« Nunc et in hora mortis nostrœ. Amen.* (…) Sur la fresque du plafond, les divinités se réveillèrent. Les cortèges de Tritons et de Dryades s’élançant depuis montagnes et mers dans des nuages framboise et cyclamen vers une Conque d’Or transfigurée, pour exalter la gloire de la maison Salina, étaient apparus comblés d’une si grande allégresse qu’ils en négligeaient les règles les plus élémentaires de la perspective ; et les plus grands Dieux, les Princes parmi les Dieux, Jupiter foudroyant, Mars sévère, Vénus langoureuse, qui avaient précédé les foules de divinités mineures, soutenaient de bon gré le blason azur au Guépard. Ils savaient que, pendant vingt-trois heures et demie, ils allaient maintenant reprendre leur empire sur la villa. Les singes, sur les murs, recommencèrent à faire des grimaces aux cacatoès.

Au-dessous de cet Olympe palermitain, les mortels de la maison Salina descendaient à la hâte, eux aussi, des sphères mystiques. »

Le Guépard de Tomasi s’ouvre sur cette longue description travelling de la fresque rococo de la maison Salina, à Palerme. Comme toujours, mon plaisir du voyage est décuplé par les réminiscences littéraires; et si Palerme n’est pas seulement baroque je suis personnellement très sensible à la beauté spectaculaire, débordante, des églises et des palais de la capitale sicilienne. La Renaissance humaniste puis le baroque y ont remis à l’honneur le corps humain. Et mon ami Denis, œil on ne peut plus averti, de pointer, dans la cathédrale de Syracuse, au-dessous des mosaïques de Saints hiératiques, les corps humains tordus, souffrants, suppliciés, quand les visages, eux, restent tendus vers la Foi, irradiés par elle. À Palerme, la fontaine XVIème faisant face à l’hôtel de ville exhibe sans honte la nudité galbée de naïades appétissantes. Les bigots et les bigotes témoins de son érection la surnommèrent la Fontana della Vergogna ; une escouade de religieuses armées de marteaux entreprit, dit-on, de priver les statues masculines de leur attribut principal. J’imagine, depuis mon poste d’observation, le déchaînement de toutes les parties en présence.

La Sicile… Il y a ici, me semble-t-il, un avant-goût de paradis (le climat, la beauté des femmes, l’élégance des messieurs, la majesté des sites, le sentiment d’être au cœur de l’espace méditerranéen) et, en même temps, le soupçon que tout peut se déchaîner brusquement, à commencer par l’Etna, tranquille aujourd’hui, explosif demain. La fresque de l’église jésuite del Gesù, non loin du carrefour des Quattro Canti, a remplacé le cortège des dieux de l’Olympe du palais Salina par une représentation prodigieuse du Jugement Dernier. Sous le regard de Dieu, les Élus, juchés sur le Livre, y écrasent les Damnés. La Mort, le Jugement, le Ciel et l’Enfer, tels sont les motifs principaux du baroque. Illusion et désillusion y animent le Grand Théâtre du monde, dans sa gloire vaniteuse comme dans son insondable misère.

*  « Maintenant et à l’heure de notre mort. »

SICILE ANTIQUE ET IMMUABLE

« On sent, quand on voit ce paysage grandiose et simple, qu’on ne pouvait placer là qu’un temple grec, et qu’on ne pouvait le placer que là. Les maîtres décorateurs qui ont appris l’art à l’humanité, montrent, surtout en Sicile, quelle science profonde et raffinée ils avaient de l’effet et de la mise en scène. Je parlerai tout à l’heure des temples de Girgenti. Celui de Ségeste semble avoir été posé au pied de cette montagne par un homme de génie qui avait eu la révélation du point unique où il devait être élevé. Il anime, à lui seul, l’immensité du paysage ; il la fait vivante et divinement belle. »

C’est cette fois Maupassant qui nous guide pour commencer la journée. Comme il le dit, Ségeste est d’abord un espace où l’énigme le dispute à l’évidence. Le temple et, plus haut, le théâtre ont de grec l’aspect général. Mais qui furent les premiers bâtisseurs ? Un peuple aujourd’hui perdu, descendant des Troyens vaincus, les mystérieux Élymes, parmi les premiers habitants de la Sicile. La ville de Sélinonte, qui avait pourtant l’atout de sa façade maritime, ne résista pas aux attaques répétées de la cité montagnarde soutenue par Carthage. On peine, il est vrai, à démêler les fils de ces histoires anciennes. Aujourd’hui à Sélinonte, passé le temple principal, le chaos des colonnes effondrées, comme de vulgaires jeux de quille, appelle à une promenade songeuse ; du moins jusqu’à l’accélération que nous impose une brusque colère du ciel : c’est trempés que nous gagnerons désormais Agrigente. Autant le dire, l’appellation « Vallée des temples » me paraît là-bas pour le moins contestable. Le site, aménagé du temps de Mussolini, occupe une colline toute en longueur, parallèle à la ville moderne. Le temple de la Concorde impressionne par ses dimensions mais, probable effet de répétition, je suis moins sensible à sa beauté. L’émotion viendra plus tard, dans l’après-midi pluvieuse, lorsque nous arpentons les coursives de la Villa Romana del Casale. Nous nous invitons en effet chez Maximien Hercule, un des tétrarques de l’époque dioclétienne, à la fin du IIIème siècle après Jésus-Christ. À cette époque on massacre encore les chrétiens (pauvre Sainte Agathe de Catane dont on découpe les seins ; pauvre Saint Laurent qu’on martyrise sur un grill) mais le raffinement des mosaïstes venus d’Afrique du Nord fait encore le bonheur des grands dignitaires du régime. La villa offre le plus bel ensemble de mosaïques du monde (et me renvoie personnellement au somptueux musée du Bardo, à Tunis, que j’ai visité il y de longues années). Sur plus de 3500 mètres carrés se déploient l’imaginaire et la réalité de l’Antiquité, celle qui inventa le fitness (salle des femmes gymnastes), fit d’Orphée le premier poète ou, plus tardivement, organisa les jeux du cirque à grand renfort d’animaux féroces et exotiques (lions, rhinocéros, autruches, panthères, éléphants). Dans le long corridor dit de « La grande chasse » les scènes de capture fascinent d’autant plus que quelques heures plus tôt on a pu observer, au détour d’un chemin, la même scène, les mêmes gestes. De magnifiques chèvres aux cornes démesurées ont simplement remplacé l’antilope sauvage (voir photos). Tomasi de Lampedusa, dans Le Guépard (1957), l’avait bien noté, parlant de l’immuabilité sicilienne… C’est donc avec lui que je clôture ce nouveau carnet. Demain, le baroque !

« Don Fabrizion et Tumeo montaient, descendaient, glissaient, étaient déchirés par les ronces comme un Archédamus ou un Philostrate quelconques avaient été fatigués et égratignés ving-cinq siècles plus tôt ; ils voyaient les mêmes plantes, une sueur tout aussi poisseuse trempait leurs vêtements, sans arrêt le même vent indifférent, marin, agitait les myrtes et les genêts, répandait l’odeur du thym. Les arrêts, inopinés et songeurs, des chiens, leur tension pathétique en attendant la proie, rappelaient ces jours où l’on invoquait Artémis pour la chasse. La vie, réduite à ces éléments essentiels, avec son visage lavé du fard des soucis, apparaissait sous un aspect tolérable. »

LA SICILE JARDIN D’EDEN

Il se trouve dans Les Bucoliques de Virgile un passage étrange :

« Muses de Sicile, élevons un peu nos chants. Les buissons ne plaisent pas à tous, non plus que les humbles bruyères. Si nous chantons les forêts, que les forêts soient dignes d’un consul.

Il s’avance enfin, le dernier âge prédit par la Sibylle: je vois éclore un grand ordre de siècles renaissants.

Déjà la vierge Astrée revient sur la terre, et avec elle le règne de Saturne; déjà descend des cieux une nouvelle race de mortels.

Souris, chaste Lucine, à cet enfant naissant; avec lui d’abord cessera l’âge de fer, et à la face du monde entier s’élèvera l’âge d’or : déjà règne ton Apollon. Et toi, Pollion, ton consulat ouvrira cette ère glorieuse, et tu verras ces grands mois commencer leur cours. Par toi seront effacées, s’il en reste encore, les traces de nos crimes, et la terre sera pour jamais délivrée de sa trop longue épouvante.

Cet enfant jouira de la vie des dieux; il verra les héros mêlés aux dieux; lui-même il sera vu dans leur troupe immortelle, et il régira l’univers, pacifié par les vertus de son père. »

Les muses de Sicile sont celles de Théocrite, né à Syracuse et père de la poésie pastorale. Mais qui est cet enfant du paganisme annonçant les « siècles renaissants », cet éternel retour de l’âge d’or ? Un Christ qui « régira l’univers, pacifié par les vertus de son père » ? Me voilà bien incapable de répondre à ces questions eschatologiques mais, en revanche, fort décidé, accompagné des poètes, à revivre par l’écriture et les lectures le plaisir de ce voyage sicilien. Sous cette latitude, propice aux songes et autres divagations, le milieu d’automne est un doux été indien.

Si l’on vient de Marseille, Ryan Air oblige, tout commence à Palerme, le creuset culturel où la sauce mijote depuis tant de siècles : Grèce ancienne, Rome étendant sa toile, conquête sarrasine, conquêtes normande puis angevine, goûts byzantin, arabo-normand, roman, baroque, classique, moderne, tout est là à portée de regard dans la lumière lavée du matin. Dirigé par Alexis et Denis, mes deux éminents collègues, le groupe se rend en début de journée au Duomo de Monreale puis, plus au centre, à la Cappella Palatina blottie au creux de l’austère forteresse des Normands. Nous sommes dans la Palerme médiévale. L’or des mosaïques d’inspiration byzantine s’allie aux motifs arabes et normands. Une fusion admirable, et si loin de ce que nous vivons aujourd’hui… Je ne connaissais pas, avant de venir ici,  le très pieux Roger II (1095-1154), fondateur normand du royaume de Sicile et commanditaire des chefs-d’oeuvre. Une mosaïque le représente, dans l’église de la Marcorana, couronné par Jésus. L’art du sacré, dans ces édifices médiévaux, est en tout cas d’une indéniable unité. Sous le plafond en bois façonné et peint par les artistes arabes,  se lèvent les archanges et les saints de la chrétienté. Mais ce sont les scènes de la Genèse qui retiennent surtout mon attention. Adam puis Ève, née d’Adam, y sont sous nos yeux vivants, héros fabuleux des temps premiers, alors que Dieu, à leur côté, prend bientôt le visage du Christ. Dans des éclats mordorés le mythe et la religion se rejoignent tandis qu’au dehors, au centre du cloître, l’ombre bienheureuse, les arbres chargés de fruits comme l’eau de la fontaine nous rappellent un certain Jardin d’Eden. Il fait bon. En cette fin octobre la Sicile jouit de la température idéale.

ITALIE PROPRETTE

Proprette, Camogli présente beaucoup de points communs avec Menton. Leurs vieux murs se ressemblent et la Basilique Santa Maria Assunta rappelle la Cathédrale Saint Michel et son parvis. Dans la lumière d’août, les façades décorées crachent leur rouge vif. En bordure d’eau, un rétrécissement sert de démarcation entre la zone balnéaire et le port. Une commerçante suspend ses étoiles sous l’arche d’une galerie génoise, pendant que deux loups de mer, à l’ombre, surveillent le bassin.

C’est une Italie rangée, agréable et douce, sans aspérité apparente pour peu que vous ayez eu la patience d’attendre qu’une place se libère, au parking. Après quoi, la balade est belle et sans surprise.

Mais bientôt la Sicile…

CINQUETERRE OU QUAND LE ROUTARD VIEILLIT

Nous sommes aujourd’hui en Ligurie, là où déjà à l’horizon se profile la douce Toscane. Les Cinqueterre sont devenues le spot le plus couru de l’Italie du Nord. Cinq villages nichés au bord des falaises et que relie une voie de chemin de fer rénovée depuis peu. La lecture de vieux guides du Routard est parfois amusante (quand elle n’est pas déprimante). Dans celui de 2003 (pas si lointain au fond), je relève : « Longtemps difficiles d’accès (avant la construction de la route en corniche entre Sestri Levante et La Spezia, les villages ne furent longtemps accessibles qu’en train, en bateau ou à pied), les Cinqueterre conservent aujourd’hui encore un visage préservé de la modernité et un décor plus marqué par les activités traditionnelles comme la pêche ou la viticulture que par le tourisme de masse. »

Je crois que ce guide du Routard est bon pour le bouquiniste. Dans la rue centrale qui descend vers la mer, à Vernazza ou à Manarola, il faut jouer des coudes dans une foule compacte allant aux mêmes endroits, prenant les mêmes photos, mangeant la même focaccia. C’est ainsi, comme sur les chemins magnifiques entre les vignes et les oliviers, au-dessus de la mer.

En principe demain, ou peut-être un peu plus tard, nouvel album sur Camogli, joli port et station balnéaire de renom à l’Est de Gênes. Plus tard encore, la Sicile où je me rends à partir de lundi. En attendant, admirons les Cinqueterre. Leur succès, un peu inquiétant pour l’équilibre de leur écosystème, n’est absolument pas usurpé.

 

PUZZLE

J’arrive à Ljubljana (orthographe toujours à vérifier) après huit heures de train depuis Budapest effectuées dans un agréable compartiment à l’ancienne que je partage avec un couple de Hongrois révisant leurs listes de vocabulaire serbo-croate (je n’aurai retenu quant à moi que l’usuel « Dobardan !) et deux étudiants irlandais voyageant avec la carte Interail, toujours d’actualité. La capitale de la Slovénie a des allures provinciales. Tout se fait à pied dans son centre aux dimensions modestes et je retrouve le long des rues une foule compacte de touristes, des familles en particulier, venues de France, d’Autriche ou de la proche Italie. Presqu’arrivé quant à moi à la fin de mon périple, j’imagine volontiers ici la promesse d’un séjour plus long afin de visiter la partie la plus orientale des Alpes, le massif du Triglav où Patrick Berrault avait commencé sa chevauchée fantastique de l’arc alpin, depuis les hauteurs de Bled jusqu’au Berceau, la montagne de mon enfance, à Menton.

Si mon voyage n’aura pas été une chevauchée fantastique, il restera néanmoins une passionnante traversée de cultures, de religions, de paysages ou de styles architecturaux. L’épaisseur historique des Balkans surtout et la richesse humaine qui caractérise ces contrées ne laissent pas de dérouter et de fasciner en même temps. Entre Split, c’est-à-dire peu ou prou la Méditerranée latine et vénitienne, Sarajevo le creuset aussi bien ottoman qu’austro-hongrois, la fière Serbie à la fois slave, germanique (?), russe et surtout serbe, Timisoara la baroque, Budapest la hongroise chic, moderne, chrétienne, juive, continentale, tout autant ouverte que fermée, Ljubljana l’autrichienne et Trieste, enfin, l’ombrageuse et littéraire marginale, quelle richesse de sensations, quelle mosaïque d’éclats chatoyants ! Dans le courant de l’année, je proposerai de nouveaux albums pour rendre compte encore de ces richesses.

En attendant, pour terminer ces carnets des Balkans, quelques dernières images à assembler, comme on le ferait des pièces d’un puzzle, pour le plaisir :

La mer, grandiose et noire sous l’orage, après Split.

À Mostar la grande croix dominant la ville, les belles mosquées de style stambouliote. L’inscription sur les murs, partout : « Red Army 1981 », mystérieux slogan des supporters du club de foot local. La large vallée, les vignes à perte de vue dès la sortie de la ville.

Les photographies de Tim Loveless pour son exposition « Sarajevo under siege ». Les coupures d’eau, la nuit, à Sarajevo. Les églises de bois qui, de plus en plus nombreuses à partir de Turalia, remplacent les mosquées.

Les toits aux quatre pentes et aux tuiles traditionnelles en Serbie. En fin d’après-midi, cette promenade tranquille dans le quartier excentré de Zemun, au bord du Danube, à Belgrade. Le temps couvert. Cette violoniste. Les cygnes. Une certaine mélancolie.

L’exceptionnelle beauté de l’église orthodoxe Nikolajevski, ses icônes, son panneau central, joyaux méconnus. Le black aussi dansant la salsa, place de la République. La rue dalmatinska que je remonte dans la nuit.

La jeune interprète dont je n’ai pas songé à demander le prénom lorsqu’elle a ouvert pour moi l’église des jeunes, à Timisoara. Le quartier au-delà du plan, les familles roms que j’y croise.

Les rues désertes de Buda. Les petits trains miniatures de Pest. Les milliers de jeunes en route pour le Sziget (festival international le plus connu au monde dont j’ai appris l’existence en échangeant avec mon amie Giane que je remercie de l’information et que j’embrasse si elle lit cet article).

Les vaches, les alpages de Velika Planina au-dessus de Kamnik. Les Tchèques qui partagent ma table.

La jetée de Trieste, le café Illy que m’offre un type sympa sur le môle, le policier qui me dit de me barrer près du phare, zone militaire, ce couple mal assorti que j’envie un moment pourtant, à Opicina, au bord du Quartz, sous la chaleur.

Etc.

Je pense à Montaigne, à ses voyages en Hongrie ou ailleurs… À sa suite, une fois de plus, autant de lieux, de moments, de visages qui ont fait ce voyage aussi bien que ce voyage m’a fait. D’autres viendront encore, il n’est pas le dernier. Mais celui-ci, comme les autres au fond, est toujours ça de pris. Un viatique pour les jours tristes aussi. Je dédie cet article à la mémoire d’Aurélie Baboulaz.

Bonne reprise à tout le monde ; ce fut un plaisir d’écrire ces pages et de les partager. À bientôt pour de nouveaux carnets d’aventure.

 

PROMENADES LIGURES

L’album du jour, ce sont les promenades voisines, de l’autre côté de la frontière. La Ligurie touche Menton; les villages et les quartiers historiques se ressemblent. Pourtant, il suffit d’emprunter l’autoroute pour constater que les campagnes, elles, n’ont pas le même aspect. Sans doute ne les a-t-on pas travaillées de la même façon. Ici donc quelques vues de San Remo, Vintimille, Apricale, Imperia, Bussana Vecchia… Promenades au fil du temps, depuis au moins dix ans. Bonne visite !

LES VISAGES

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Quel bouleversant visage que celui de Margherita Caruso au début de L’Évangile selon Saint Matthieu de Pier Paolo Pasolini ! Le film a été tourné en 1963 à Matera, Basilicate, région la plus reculée d’Italie, terre d’exil et d’opprobre aux temps noirs du fascisme. Le cinéaste avait choisi cette ville encore secrète pour représenter Bethléem, et j’ai souri, en voyant le film, de constater que les panoramiques s’arrêtent à mi-hauteur des habitations troglodytes. Le cinéaste évitait de la sorte les clochers d’église qui, cela va de soi, se découpent majestueusement dans le ciel. Aujourd’hui, les figurants qui tournèrent dans le film sont sans doute morts ou perclus de rhumatismes, mais c’est peut-être l’un de leurs fils qui, fort élégamment, nous a accueillis dans le restaurant de la via B. Buozzi.

Ainsi, à Matera, se terminait notre périple dans l’Italie du Sud. Le retour sur Naples, le lendemain, n’était plus qu’une question de route (l’essentiel étant de retrouver l’aéroport, pas une mince affaire, je le garantis.) À notre sortie du restaurant, la Trattoria del Caveoso, le brouillard avait enveloppé les rues désertes. Laissant mes compagnes de voyage se retirer en leur appartement, j’ai poursuivi un moment la promenade pour prendre quelques photographies. Si, à certains égards, Matera ressemble à une crèche, celle-ci était devenue inquiétante, fantomatique. J’ai aimé ce moment, m’appliquant du mieux possible à en fixer l’atmosphère particulière. Peut-être attendais-je quelque chose ? Une miraculeuse révélation ? Un signe ? Un visage ? Pourquoi pas celui d’Enrique Irazoqui tout à coup apparu, aussitôt disparu, impavide dans ce décor cotonneux et photogénique ?