LA LEÇON DE SANTA CRUZ

Comme je l’ai déjà dit, l’idée d’aller en Algérie me trottait depuis longtemps dans la tête. En 2006, les risques apparaissaient objectivement moins grands que dans les années précédentes et mon collègue de travail, Abdel, avait fortement encouragé ce voyage. Lui, rentrait chaque été au pays et le jour de mon arrivée en gare d’Oran il m’a accueilli sur le quai. Nous sommes allés manger un excellent couscous chez sa sœur puis il m’a déposé à l’hôtel qu’il avait lui-même réservé. Un soir, nous avons retrouvé ses copains plongeurs sur le port (à l’époque Abdel projetait de rentrer définitivement pour créer un club de plongée sous-marine) et nous sommes montés jusqu’au belvédère de Santa Cruz. C’est là qu’il faut aller pour comprendre la situation de la ville : d’un côté la mer coupée très vite par des falaises abruptes, de l’autre le désert ou peu s’en faut. Une fois de plus, j’ai repensé à Camus, à cette scène sublime où Rieux et Tarrou échappent un moment à l’emprise de la Peste. Ils passent les barrières de sécurité, pénètrent dans une zone interdite du port et plongent dans l’eau froide puis tiède de l’automne :

« Rieux se mit sur le dos et se tint immobile, face au ciel renversé, plein de lune et d’étoiles. Il respira longuement. Puis il perçut de plus en plus distinctement un bruit d’eau battue, étrangement clair dans le silence et la solitude de la nuit. Tarrou se rapprochait, on entendit bientôt sa respiration. Rieux se retourna, se mit au niveau de son ami, et nagea dans le même rythme. » Et plus loin : « Quand il aperçurent de loin la sentinelle de la peste, Rieux savait que Tarrou se disait, comme lui, que la maladie venait de les oublier, que cela était bien, et qu’il fallait maintenant recommencer. »

Mis à part le « on entendit », le type un peu tassé en chaussures bateau qu’on voit sur la photo aime tout dans ce passage. Il ne sait pas si Abdel a lu La Peste de Camus, s’il a pu monter son club de plongée, s’il se souvient de cette visite à Santa Cruz et s’il tombera un jour sur cet article. Il n’empêche, ce voyage a été pour lui une façon de recommencer.

 algérie 9

FAIRE SON MODIANO ou LE LÉGIONNAIRE

la boîte

ilès et son oncleessai

« Nous avons roulé plus de quatorze heures, d’Oran à Tlemcen, puis dans des paysages désolés proches de la frontière du Maroc. (…) Au retour, pour faire plaisir à ma mère, j’ai demandé à Iliès de passer par Sidi Bel Abbés. Mon père, dans sa jeunesse, y avait séjourné quelques temps. Nous avons traversé la ville de nuit et j’ai appelé ma mère pour lui dire : “Je suis à Sidi Bel Abbés.” Je n’aurais pu lui faire davantage plaisir. Elle m’a demandé comment était la ville, de la lui décrire alors que, très honnêtement, je ne voyais pas grand chose. Pour elle, cette ville était toujours celle que le jeune homme avait traversée plusieurs décennies auparavant. Et c’était un peu comme si elle me demandait de retrouver le fantôme de mon père. »

On dira que je radote mais il faut revenir sur les choses, les creuser. Avant de traverser Sidi bel Abbés, nous étions passé chez l’oncle d’Iliès, dans une ferme loin de tout. Il a versé deux grands verres d’eau parce que nous avions très soif. Plus tard, nous avons pris en stop une vieille et nous sommes allés jusqu’à une source fraîche où des enfants jouaient. Il y a comme ça des journées plus intéressantes que d’autres, gorgées d’émotions, d’un jus et d’une pulpe qui nous nourrissent longtemps.

Bon, laissons là Ie bon Iliès et recommençons à faire notre Modiano (je rends hommage au passage à son Dora Bruder que je tiens pour un chef-d’oeuvre)… Dans la boîte en bois qui rassemble certains souvenirs de mes parents se trouvent des indices. Danielle m’ayant donné le tuyau, j’ai pu dégoter quelques photos puisque c’est moi qui ai hérité de la boîte ! Internet aidant, certaines vérifications ont été possibles et plusieurs détails me sont revenus. Si mon père était allé en Algérie, c’est qu’il participait à une cérémonie en l’honneur de la Légion Étrangère. Sidi Bel Abbés en est le berceau et la caserne que l’on voit sur les photos ci-dessous, le monument aux morts en forme de globe terrestre, le portail derrière les drapeaux, c’est bien la caserne de la Légion. Le troisième homme aligné au deuxième rang est Pierre Messmer. Quand on le voyait à la télévision, dans les années 70, mon père disait toujours fièrement: « Je lui ai serré la main ! » Or Messmer était devenu ministre des Armées en 1960, ce qui situe le voyage de mon père entre sa prise de fonction et 1962, année du départ de la Légion. Au dos de certaines photos, j’ai découvert le tampon que je livre en guise de preuve (Atelier Képi Blanc). Sur d’autres, c’est la marque encore lisible du papier de tirage : Gevaert. Ce sont ces photos qui m’émeuvent le plus parce qu’on y voit Lucien en tenue, assis sur son lit, probablement dans la chambre où il logeait avec son camarade Jourde (information supplémentaire de Danielle). En revanche, comme le papier n’est pas le même, je ne suis pas sûr que la photo sur le bateau date de son voyage. Je l’imagine seulement et alors Lucien me semble aussi très beau en civil, dans le vent du grand large. D’après ma sœur, il n’y a aucun doute : « Il n’en a pas fait cinquante, des voyages en bateau ! » Enfin, il m’a été impossible de déterminer le lieu de la photo prise à la verticale (la dernière). J’ai bien essayé de comparer l’immeuble du fond avec des images de la place du 1er novembre à Oran, mais la question reste en suspens.

PS 1 : mon père racontait toujours la même histoire. Lors de son séjour chez les légionnaires, il avait été invité à un repas de gala. S’étant trouvé placé à côté d’un intellectuel, un type très cultivé du moins, il avait passé deux heures à dire « Oui… Oui… » sans oser prononcer une seule phrase. Je me demande jusqu’à quel point cette anecdote a pu déterminer une certaine timidité chez moi.

PS 2 : Mon ami Denis Gabriel vient de m’apprendre que le globe qu’on distingue sur la première photo trônant au milieu de la caserne de Sidi se trouve désormais à la caserne d’Aubagne. Lui aussi a été rapatrié en 1962.

ILIÈS ou LA PART FÉMININE

Depuis Oran, toute une journée, je suis allé visiter le djebel avec un chauffeur. L’atmosphère était détendue, les paysages magnifiques, et au bout d’un moment le gars s’est mis à parler, à se confier. Il s’appelait Iliès. Il m’a parlé de ses amours, d’une fille qu’il avait aimée et qui l’avait laissé tomber. C’était très émouvant de voir ce type raconter son histoire, me dire : « C’était l’amour de ma vie, l’amour de ma vie… J’ai failli me suicider. », et cela m’a rappelé le film d’Abbas Kiarostami, Le goût de la cerise, auquel je m’étais déjà référé dans un film précédent, Hiver, printemps et suite… Du coup, j’ai demandé à Iliès si je pouvais le filmer. Il avait un beau sourire, le sourire de la jeunesse, et il a accepté.

C’est ce long plan-séquence qui est à l’origine de la réalisation du film ILS en 2006. Au retour du voyage, l’idée m’est venue de filmer des hommes en train de parler des femmes, de leur expérience des femmes. J’ai contacté des amis, je leur ai parlé du projet, et nous avons tourné les interviews. Je leur ai expliqué que je voulais réaliser un film de paroles, autour d’un dispositif tout simple : laisser filer, sans a priori, pour recueillir ce que ces hommes pensaient de l’amour romantique – à supposer que cette expression ait un sens… Ils se sont tous prêtés au jeu de bonne grâce, chacun avec sa personnalité, ses vérités, sa pudeur.

De la masse considérable que représentent les enregistrements, j’ai tiré un film de 52 minutes, ajoutant en contrepoint des images, parfois mystérieuses, qui sont aussi ma façon de répondre, d’alimenter le débat. Il me semble que ce qui ressort le plus de toutes ces séquences, c’est la part de féminité qui existe en ces hommes et qui fait leur richesse. La montrer, cela aussi m’intéressait. Je posterai des extraits de ce film dans la catégorie « DOCUMENTAIRES ».

Pour en revenir à Iliès et à l’Algérie, voici un extrait du film. Ce jour-là nous avons roulé plus de quatorze heures, d’Oran à Tlemcen, puis dans des paysages désolés proches de la frontière du Maroc. C’est là qu’Iliès est  filmé. Encore une fois, ceux qui connaissent Le goût de la cerise de Kiarostami comprendront pourquoi je n’ai pu m’empêcher de penser à ce beau film. Pour ceux qui ne l’auraient pas encore vu, il est disponible en DVD.

Au retour, pour faire plaisir à ma mère, j’ai demandé à Iliès de passer par Sidi Bel Abbés. Mon père, dans sa jeunesse, y avait séjourné quelques temps.

Nous avons traversé la ville de nuit et j’ai appelé ma mère pour lui dire : « Je suis à Sidi Bel Abbés. » Je n’aurais pu lui faire davantage plaisir. Elle m’a demandé comment était la ville, de la lui décrire alors que, très honnêtement, je ne voyais pas grand chose. Pour elle, cette ville était toujours celle que le jeune homme avait traversée plusieurs décennies auparavant. Et c’était un peu comme si elle me demandait de retrouver le fantôme de mon père.

PÈLERINAGE Á TIPASA

On m’excusera de romancer au moins ce point. Je vais l’appeler Ahmed parce qu’au moment où j’écris, sept ans après, j’ai perdu la mémoire de son véritable prénom.

Le jour de mon arrivée à Alger, l’hôtelier m’a mis en contact avec Ahmed, la cinquantaine bien tassée, « guide » à ses heures c’est-à-dire probable chômeur arrondissant ses fins de mois en baladant les rares touristes qui peuvent se présenter. Nous nous sommes mis d’accord pour aller le lendemain à Tipasa. J’avais en tête la couverture défraîchie de mon édition Folio des Noces de Camus et surtout les pages lyriques de ce très beau texte, cet enchantement tragique de l’adolescence. Nous avons pris un bus, je crois, et j’ai été déçu que la route s’éloigne du bord de mer. Ahmed me parlait de la guerre, des attentats du GIA, une folie qu’il sentait encore présente, en sourdine au moment où nous roulions vers Tipasa mais prête à se rallumer très vite, n’importe quand.

Arrivé sur place, j’ai enfin « retrouvé » ce que j’attendais : les ruines donnant sur la Méditerranée, les dalles disjointes, les colonnades et la végétation sèche ; il ne manquait que le soleil. Cela m’a fait penser à Kerkouane en Tunisie, un site confidentiel du Cap Bon, non loin de Al Haouaria. Plus tard, j’ai aussi aimé le petit musée au centre ville. Non que je m’intéresse particulièrement aux pierres mais l’atmosphère tranquille de ces lieux me touche. Les salles sont quasiment vides, la poussière est partout et les explications toujours assommantes, parfois illisibles. Il y aurait quelque chose à faire sur ces musées sans le sou (comme celui de Gaoua par exemple) : un documentaire, un beau livre de photos, une biographie du mécène.

Pour en revenir à la raison de mon passage à Tipasa, disons que je voyage très souvent par les livres et puis je vérifie. J’en ai parlé dans mon article au sujet du Bombay de Tabucchi : « Guide des parcours illogiques » (https://tilltheendproductions.com/2015/06/18/guide-des-parcours-illogiques/)

La photo du bas, c’est moi qui l’ai prise. C’est à peu près la vue de la couverture de mon bouquin. Les photos où on me voit ont dû être prise par Ahmed. Quand je les ai découvertes, j’ai eu quelques difficultés à me reconnaître. Je suis plus jeune et plus vieux à la fois.

Maigre.

Stigmatisé.

« TU N’IRAS PAS Á LA KASBAH ! »

En août 2006, je me suis donc rendu en Algérie pour une quinzaine de jours. Trente ans auparavant j’avais projeté un voyage là-bas mais il n’avait pu se faire. Mon ex épouse n’était pas dans son assiette, nous avions renoncé et opté pour un séjour dans le Sud-Ouest, du côté de Rocamadour.

J’ai pris l’avion à Marignane et j’ai bavardé pendant le vol avec une jolie femme d’origine kabyle dont le frère était entre la vie et la mort après un accident de la route. Elle se rendait à son chevet. Á Alger, je logeais dans un hôtel près de la poste centrale. Je marchais toute la journée, le long de la promenade de la mer, à Bab El Oued, jusqu’à Notre Dame d’Afrique, le cimetière européen, le phare de Kheir Eddine. Ce qui me plaisait beaucoup, c’était qu’il n’y avait aucun touriste, de temps en temps quelques familles de Pieds Noirs en pèlerinage, mais rien de ce qu’on peut trouver en Tunisie ou au Maroc, deux pays très fréquentés. Évidemment, le fait que je voyage en Algérie, même dans une période calme, avait inquiété ma mère. Elle m’avait interdit de visiter la Kasbah et c’est précisément une des premières choses que j’ai faites. Rien de spécial en réalité dans ce quartier, des rues étroites et en pente, beaucoup de maisons en ruine, une belle vue sur la baie, comme sur la photo du jour. Un policier m’a juste conseillé de ne pas traîner et je suis redescendu vers la place des Martyrs.

Circonstances de la vie obligent,  c’était la première fois que je voyageais seul et, ma foi, ce n’était pas désagréable. Un peu triste parfois, mais intéressant sur le plan humain, constructif en quelque sorte. J’ai seulement trouvé que Le petit futé était nul et décidé que, la prochaine fois, j’achèterais un autre guide.

LA PELLICULE OUBLIÉE

Un jour, j’ai mis fin à une période de procrastination qui avait duré sept ans. Je gardais dans un tiroir une pellicule fuji, la dernière que j’ai utilisée avec mon appareil argentique (un Minolta offert par ma mère). Sans que je sache exactement pourquoi je tardais à la faire développer et n’y pensais plus, peut-être parce que le passage au numérique a entraîné un changement d’époque, a bouleversé l’usage de la photo et fait oublier brutalement ce temps où chaque cliché devait être pensé, 24 ou 36 coups, pas plus, sans certitude qu’ils aient atteint leur cible. Non, pour le savoir il fallait attendre, aller chez le photographe, déposer la pellicule, revenir le lendemain, et c’est comme si j’avais attendu sept ans pour venir réclamer les photos et exhumer tout à coup une tranche de vie effacée ou presque, comme tant d’autres choses.

Le photographe m’a expliqué qu’il avait fait ce qu’il avait pu. Dans son petit rouleau, la pellicule se dégrade au fil du temps. Et après sept ans de sommeil, la photographie que vous avez prise un jour à Alger ressemble à une vieille carte postale de vide-grenier. Une fois récupérée la pochette, j’ai donc découvert ces images, je suis rentré chez moi et je les ai scannées. Je vais les mettre en ligne ces prochains jours, accompagnées de mes commentaires. Ce sera une sorte de chronique algérienne, pour reprendre pompeusement le titre que Camus a donné à ses articles entre 1939 et 1958. Rien de politique cependant dans ma démarche. Juste des souvenirs et quelques considérations personnelles sur le temps qui passe.