C’était toujours les mêmes départs. C’était toujours les premiers départs sur les mers. La séparation d’avec la terre s’était toujours faite dans la douleur et le même désespoir, mais ça n’avait jamais empêché les hommes de partir, les juifs, les gens de la pensée et les purs voyageurs du seul voyage sur la mer, et ça n’avait jamais empêché non plus les femmes de les laisser aller, elles qui ne partaient jamais, qui restaient garder le lieu natal, la race, la raison d’être du retour. Pendant des siècles les navires avaient fait que les voyages étaient plus lents, plus tragiques aussi qu’ils ne le sont de nos jours. La durée du voyage couvrait la longueur de la distance de façon naturelle. On était habitué à ces lentes vitesses humaines sur la terre et sur la mer, à ces retards, à ces attentes du vent, des éclaircies, des naufrages, du soleil, de la mort. Les paquebots qu’avait connus la petite blanche étaient déjà parmi les derniers courriers du monde. C’était pendant sa jeunesse en effet que les premières lignes d’avion avaient été instituées qui devaient progressivement priver l’humanité des voyages à travers les mers.
Marguerite Duras, L’Amant, 1984.
Dans la bibliothèque haute, contre le grand mur du salon de mon amie Charlotte, je remarque un album rédigé en allemand, Bremem–Bremerhaven, ayant très probablement appartenu à son père, Olivier Roy. L’artiste céramiste aujourd’hui enterré aux côtés de son épouse à Vallauris avait dans sa jeunesse séjourné à Brème, au Nord de l’Allemagne, pour des activités liées à son art (poursuite de ses études ou résidence d’artiste, je ne sais au juste). Son fils, Thomas, a longtemps navigué pour la marine marchande. Et donc, par association d’idées, voilà que je repensais, feuilletant les pages de l’album, à ce texte de Marguerite Duras sur « les derniers courriers du monde » et à ma propre visite de Brème et Bremerhaven, au printemps dernier.
La belle ville hanséatique de Brème est comme prolongée par sa partie portuaire et il suffit d’une heure de train pour rejoindre, depuis la célébrissime statue de Roland sur la Marktplatz, Bremerhaven, les rives de la Mer du Nord et son immense port de commerce, à bien des égards comparables en atmosphère aux larges espaces déserts puis industriels de Dunkerque, le pays de mon père. Je flâne là une journée entière. Depuis la gare, en direction du port, les avenues sont larges, les immeubles bas, toutes constructions d’après guerre, poussées bien alignées comme des champignons de champignonnière. Mais bientôt un pont tournant et bientôt le sable, la grande mer. De là sont partis des milliers de migrants européens, vers Ellis Island, l’Afrique du Sud ou l’Australie. Un musée leur est consacré (Deutsches Auswandererhaus), non loin des quais où se frottent les vieux gréements. Je m’intéresse aux photographies prises au début du siècle et plus tard. L’une d’elles a appartenu à un Allemand parti en Terres Australes. Il se tient près d’une peinture aborigène trouvée quelque part dans le bush australien. Depuis Bremerhaven il avait traversé la planète « aux lentes vitesses humaines », et il se retrouvait là contre ce rocher rouge et rond, devant cette étrange figuration du féminin éternel, de la maternité accueillante et enracinée dont chaque homme, lorsqu’il voyage, porte en lui la secrète nostalgie.