RIEN À FAIRE

Encore un autre jour, j’étais seul à Buenos Aires et j’avais l’impression d’une ville cafardeuse envahie de pluie et de nuit. Comment avais-je pu quitter l’été pour l’hiver ? Je voyais bien que la capitale argentine était riche de possibles, digne de passions et porteuse d’une vie profuse. Mais il n’y avait rien à faire, c’est la nuit et la pluie qui prenaient tout, emportaient le morceau, dictaient leur loi au voyageur.

POINT DE VUE

Un voyage au long cours, préalablement dessiné par l’imagination au gré de ses lubies, réserve des phases d’ennui, d’autres de solitude, et quelques rencontres inoubliables, à ranger précieusement dans sa réserve de souvenirs heureux. Il est aussi d’autres phases où le voyage se résume à la contemplation. Que dire d’original sur les pyramides de Gizeh ou sur les cataractes d’Iguaçu ? Que vivre dans ces parages où chaque pierre du chemin est polie par les pas innombrables de nos prédécesseurs (attention aux glissades) ? Il faut simplement marcher et regarder, sentir, admirer, puis rendre compte de cette expérience avec simplicité et selon son angle personnel.

Je ne reviens pas sur l’épisode des frontières. À ma connaissance, les chutes sont un des rares sites naturels et touristiques à être décrit dans trois guides différents (Paraguay, Argentine, Brésil). On y débat notamment sur la meilleure approche du secteur (par l’Argentine ? par le Brésil ?), sur la beauté respectives des multiples points de vue et sur les moyens les plus commodes de passer de l’un à l’autre sans trop de problèmes avec les douanes. J’ai opté pour ma part pour une visite commençant en Argentine et finissant au Brésil. Je ne le regrette pas et ajoute cet avis aux milliers d’avis déjà émis sur la question.

Mon angle personnel ? Dire par exemple que si on se place du côté droit du bus Cataratas au départ de Puerto Iguazú, on apercevra devant une caserne militaire quelques tombes des héros argentins morts pro patria lors de l’inutile guerre des Malouines.  Intéressants aussi les panneaux de vigilance routière : ce sont bien des jaguars qui sont dessinés. Le site des chutes lui-même, côté argentin, est remarquablement aménagé. Signalétique très bien conçue. Dans le petit train qui me ramène de la Garganta del Diablo, j’observe du coin de l’œil mes voisins, un couple et une enfant. La mère et la fille sont dans un monde complice, dégagent une impression de tendresse et d’amour. Le mari, lui, est dans un autre monde. Taciturne, sombre, il n’a aucun regard pour sa femme, son enfant, encore moins pour le paysage. Il s’ennuie. Pourtant, s’il est une promenade familiale, c’est bien celle des cataractes, qu’on soit côté argentin (plutôt le haut des chutes) ou côté brésilien (le bas). À titre personnel, impressionné comme quiconque par l’ampleur des chutes (je renonce à les décrire, j’en suis incapable), je reste au fond davantage séduit par le fleuve avant qu’il ne s’effondre dans l’abîme. Dans les lointains, sur une largeur impressionnante, je perçois l’immensité du continent, sa profondeur, y imagine la lente progression des premiers explorateurs, en position de guet face à la forêt menaçante. Ce sont les images d’Aguirre La colère de Dieu que je superpose au spectacle.

Oui mais voilà… Les jaguars  sont vraiment encerclés. La forêt du parc national d’Iguaçu est certes extrêmement dense, mais vue d’avion, d’où l’on admire les méandres paresseux du Rio Paraná, elle apparaît comme une île, perdue au milieu des terres cultivées à perte de vue.

J’arrive finalement dans la banlieue de Fos do Iguaçu. La lumière est dorée lorsque je passe le seuil de la villa transformée en AJ. Ce sera une nuit en dortoir. Pour le moment je sors rapidement dans la rue qui n’a pas l’aspect d’une rue, un chemin large plutôt où je croise des écoliers rentrant chez eux, un cheval fou dans un enclos, quelques motocyclistes, des vieilles dames suspicieuses. Je me dis que je suis au Brésil, oui, que j’entre dans une histoire vieille de quarante ans, celle dont je raconterai, je l’annonce, quelques fragments dans mes articles suivants. J’attends que la nuit tombe et je vais dîner d’un plat de lasagnes dans le seul restaurant du coin. Je suis bien.

Demain, Rio de Janeiro.

SOUTH BLUES

Dernière semaine du Tour de France; je ne connais même pas le maillot jaune. Un signe… Après une escapade en Uruguay dont je parlerai très vite (dès demain), retour en Argentine. Sans se réduire à cela, ce voyage sera un jeu de saute-frontières. Il me reste deux jours avant de commencer ma lente remontée vers le nord, j’ai pas mal navigué dans Buenos Aires, envie de sortir de la ville. Je choisis la proche banlieue de la capitale et d’un coup de train mets les pieds à Tigre, sans fusil mais bien décidé à explorer le delta du Rio de la Plata. Les abords de la gare n’ont rien de passionnant et le hamburger a le goût d’herbe. La pampa est trop riche, les vaches argentines devraient se mettre au régime.

Renseignements pris, il faut une embarcation pour espérer s’extraire de la zone molle. Chose faite rapidement. La lancha est un bateau collectif qui ramène les banlieusards chez eux, ici ou là tout au long des canaux naturels. Le ciel, chargé en début de parcours, finit par s’éclaircir et me voici à pied d’œuvre au débarcadère de Tres Bocas pour commencer ma promenade. Elle durera près de trois heures tant il est agréable de longer ces berges, de suivre les sentiers parfois étroits, d’emprunter les passerelles. Pas de doute, je m’appelle Jean-Jacques Rousseau ! Où ai-je fourré mon herbier ? Pins, filaos, saules, palmiers, orangers, bambous composent une végétation variée où se nichent les maisons sur pilotis. Lumière douce d’après-midi d’hiver, température idéale, pas grand monde. Odeur ? De temps en temps celle d’un barbecue (le fameux asado) ; non, messieurs dames, l’eau brune ne sent pas la vase. Son ? Des chiens parfois aboient mais restent bons garçons. Moteurs aussi de quelques embarcations, y compris celle de la police qui sillonne ce coin tranquille d’Amérique du Sud, hors du temps, à part. Après m’être éloigné perpendiculairement de la berge (le flair !), guidé par un chien d’aspect local, jaune dans mon souvenir, je m’arrête un instant devant une cabane. Je ne connais pas les bayous de Louisiane, mais à entendre ces notes de blues, je m’y crois. On ne saura jamais qui jouait le morceau, pas question de déranger. D’une manière générale, ici, on vit tranquille et sans clôture. Des gars réparent dans un coin du jardin (quoi ? ça non plus on ne le saura pas, je ne vais tout de même pas inventer), un vieil homme range son bois, des copines bavardent au soleil installées sur un ponton (chaque maison en possède un, avec cette mini voie ferrée qui mène la barque du jardin à la berge). Qui dit mieux ? Je passe…

Au retour, la ville approchant, je regarde d’un peu plus près le parc d’attraction que longe courageusement mon navire : dinosaures en pagaille. Autre secteur à risque, le supermarché chinois, par bonheur fermé. Il ne me reste que peu de temps avant de reprendre le train pour Buenos Aires; je le passerai à trouver un bureau de change et à traînasser du côté du Puerto de Frutos (dire que j’ai fait 10000 kilomètres pour voir ça). Rien de plus dans le jour déclinant; la life dans le delta…

 

 

 

 

 

BONNES JAMBES

À mon grand regret, la statue de Christophe Colomb, au bord du Rio de la Plata, est provisoirement inaccessible en raison de travaux ; les ouvriers s’étonnent que je veuille en approcher (quelle idée !). Pedro de Mendoza, le fondateur de la ville, a quant à lui son monument au Parque Lezama, en face de l’église orthodoxe russe. Plus bas, une gigantesque allégorie de la Fortune (?) célèbre l’amitié entre l’Uruguay et l’Argentine, alliés contre le Paraguay pendant la guerre de la Triple Alliance (qui impliquait aussi le Brésil)… Je continue ? Malgré mes bonnes jambes, je m’aperçois qu’il faudrait des dizaines de promenades architecturales et historiques pour se faire une idée complète de la ville.  J’en suis loin et épargne ainsi aux lecteurs de cet article un inventaire aussi indigeste qu’inutile. Non, je navigue à vue entre les esplanades, les obélisques, les statues (y compris celle de Don Quichotte – lui, je le reconnais !). Au fond, je suis inculte (pourvu qu’on ne m’interroge pas), simple marcheur et regardeur qui fera mieux la prochaine fois. Le centre, à ce que je constate, est monumental, superbe; la crise semble l’avoir épargné mais il faudrait y regarder de plus près. San Telmo où se trouve mon hôtel présente un visage plus provincial ou bobo, selon les rues. Du côté de l’église de Bethlem, cafés branchés,  antiquaires et autres magasins de décoration voisinent avec les vieilles boutiques, les troquets sans prétention. J’ai déjà évoqué hier le moderne Puerto Madero et le (trop) folklorique Caminito (port d’attache du fantaisiste peintre maçon, Quinquela Martin, une vedette à Buenos Aires sortie du ruisseau). Mais si l’on veut du luxe, alors mieux vaut arpenter – et ce sera pour moi entre pluie et soleil –  les rues « parisiennes » de Recoleta et le fameux cimetière. Ce dernier, comme on l’avait supputé, est une spectaculaire et peut-être dérisoire illustration de nos communes vanités. Beaucoup de savants. Côté riche, s’entend.

Et maintenant, photos !

SUD DU SUD

 

 

Je passe l’été dans la douceur, tranquille, au chaud, avec de l’amour et de l’amitié, rassuré, et puis en une nuit funambulesque, transitant par Lisbonne, l’Atlantique, les coursives de São Paulo, le ciel chargé du Rio Grande do Sul, me voici seul à Buenos Aires, hémisphère sud, au profond de l’hiver, sous la bruine ou l’averse. C’est le point de départ d’une longue remontée vers l’Équateur. Elle me fera voir toutes les couleurs, à commencer par ces gris et ces bruns bien mouillés que je retrouve aujourd’hui en triant les photos. Rien à dire, elles font aujourd’hui de la capitale argentine une ville étrange, qui aurait gardé ses distances, délestée du folklore éventuellement attendu.

Sur la Plaza de Mayo, les familles des disparus du sous-marin San Juan réclament justice. Dans une rue de San Nicola, une poubelle vomit de vieux papiers intimes, des photographies et des négatifs. Les immeubles flambants neufs de Puerto Madero s’enfoncent dans la brume de l’autre côté du quai. Consciencieusement je suis les indications de mon guide, cochant dans la marge les curiosités (la librairie de Avila, la pharmacie Estrella, les galerias Güemes ou Pacifico). Mais il me semble que ce guide a été écrit pour les beaux jours, il ne prévoit ni le froid de ma chambre, ni le nocturne auquel s’apparente pour l’instant mon voyage. Le vide de certains quartiers, est-ce une illusion ou bien ma propension à marcher là où il n’y a en principe rien à voir, et rien que je regarde et photographie ? Antonio Tabucchi parle « des places à la De Chirico où le temps semble absent ». Et il cite Borges, « les rues de quartier avec leur ennui paresseux, / presque invisibles à force d’être habituelles, / attendries de pénombre et de couchant… »

À moi, ces rues ne sont pas habituelles. Pourtant, comme il est souvent dit, Buenos Aires m’apparaît d’abord plus européenne que sud-américaine. Halls de gare, théâtres, librairies, antiquaires, restaurants, immeubles art déco ou haussmanniens; je complèterai demain ce premier article par un album rendant compte du caractère stylé de la ville quand on la considère depuis son centre. C’est peut-être en allant plus au sud, vers la Boca, que se perçoit davantage la latinité. Je marche longtemps depuis San Telmo pour atteindre tout d’abord le stade mythique (non celui de la finale de 1978, mais celui du club Boca Junior). La zone est envahie par les herbes folles, les maisons basses s’écroulent et les trottoirs sont en piteux état. Puis j’arrive au quartier Caminito, vieux faubourg portuaire qui tend vers le pittoresque en ravalant ses façades. Un couple danse le tango sur la terrasse d’un bistrot tandis qu’un rabatteur tente d’attirer les touristes. Dans un hangar se vendent des montagnes de bibelots, beaucoup à l’effigie de Maradona.

C’est l’Amérique du sud ? Sans doute, je n’ai pas rêvé. Mais j’ai besoin d’échauffement pour me mettre dans le rythme. Cinq semaines de voyage m’attendent qui m’aideront à prendre une plus juste mesure de ce nouveau monde. Au sud du sud, tout froid, tout humide, je n’en suis qu’au début, au bord. Et ces carnets, timidement eux aussi, comme sur la pointe des pieds, ne font que commencer.