CASSIOPÉE

‌L’Erg Chebbi a beau être, selon Ibrahim, un ridicule bac à sable en comparaison du vrai désert, le sien, celui de Mhamid, il fait immanquablement son effet lorsqu’en fin d’après-midi, dans une lumière frisante, vous progressez sur le faîte de ses dunes. Jean en pleurerait. Catherine se souvient de Colomb-Béchar. Et moi je m’imagine sur une arête de neige, celle des dômes de Miage par exemple. D’ailleurs – non, ce n’est pas un mirage – au détour d’une bosse un homme bleu glisse sur un « sandboard ». Au loin une caravane passe, pas plus véritable sans doute que celle dont le même Ibrahim, la veille, nous a chanté la légende…

C’est que dans ce recoin du Tafilalt, le réel flirte avec l’étrange. À l’hôtel nous sommes seuls. Un homme mutique nous sert. Ses prunelles ont la pureté minérale des gemmes. Merzouga, quelque part là-bas, est devenue paraît-il une ville hérissée d’immeubles, avec allées interminables de lampadaires. Mais aujourd’hui nous sommes dans un conte oriental. Je sors un moment dans la nuit. Voici plus de quarante ans, je dormais déjà sous cette voûte. Nous regardions le W de Cassiopée. Il me faudrait le retrouver ce soir, avant de fermer les yeux.

CARTON-PÂTE

Nous avons roulé tout le matin, depuis l’oasis de Tinghir jusqu’aux premiers contreforts du Tafilalt. La route, par Alnif, est somptueuse. Peu avant Rissani un carrefour à peine marqué laisse le choix entre deux pistes. Nous prendrons tout d’abord à droite pour atteindre une première dune en pente, comme accrochée à la roche, puis à gauche où s’ouvre une voie royale, balisée de bornes blanches. Au loin, ce qui ressemble à un vaisseau de pierre est posé là, isolé au milieu de la platitude vide, mystérieusement. Nous sommes au Jebel Mudawwar, autrement nommé Gara medouar. Une légende transmet aussi l’appellation de « Prison portugaise ». Il faut imaginer une sorte de volcan dont les boursouflures ont été coiffées de remparts. En face de nous, au bout de la piste, une ouverture à demi ruinée conduit au centre du cratère. Quelques engins de chantier et, sur la crête opposée à l’entrée, un bateau échoué. Allons voir, grimpons. Au sol, à mesure que nous nous approchons de l’objet, des algues, des poissons, des crabes. Jean, téméraire, interpelle un quidam : « Bonjour. Vous tournez ? C’est qui, le réal ? » Ici on pourrait imaginer une belle scène de convivialité au milieu du désert, l’hospitalité due aux voyageurs, la cérémonie de l’eau, du thé à la menthe, que sais-je encore, une bamboula telle que la décrit Montaigne : « Retrouvent-ils un compatriote en Hongrie, ils festoient cette aventure : les voilà à se rallier et à se recoudre ensemble, à condamner tant de mœurs barbares qu’ils voient. » Mais non ! Faut pas rêver, le « réal » est occupé, il travaille, pas le temps de saluer le pékin moyen, et pour toute réponse à la tentative de fraternisation de notre Gros-Jean comme devant : « HEU, ON EST PAS EN TRAIN DE PIQUE-NIQUER… » Ben oui, c’est le monde du cinéma, le monde des initiés, l’aristocratie intellectuelle, faut pas confondre avec les ploucs que nous sommes, les péquenots ! Nous, les touristes, il ne nous reste plus qu’à redescendre en tâchant de ne pas glisser sur une daurade en carton-pâte. Ici, comprenez-vous, on a déjà tourné La momie et Spectre (James Bond). Et il y a fort à parier que notre réal prépare un nouveau chef-d’œuvre, un super-production apocalyptique, bien humaniste comme il se doit. Enfin bref, ne dérangeons pas davantage l’artiste ; il pond.

De retour à l’entrée du cirque. Un homme enturbanné aperçu plus tôt nous a attendus. Nous lui achetons quelques souvenirs (dont une belle bague). Il nous dit être Berbère. Il est malade. Nous lui donnons du Doliprane. Des cinéastes, il en voit de temps en temps. Ils s’installent, transforment la montagne en plateau et puis s’en vont. Ce n’est pas très bon pour ses affaires, ils n’achètent rien, ils découragent le tourisme. Regardez pourtant la beauté de ces fossiles, de ces murailles, de ce site mystérieux… Renseignements pris plus tard, l’occupation et l’aménagement de Gara medouar remonteraient au XIIè siècle. Peut-être, mais ce n’est pas encore attesté, une fortification destinée à protéger l’or des caravaniers non loin de Sijilmâsa, « glorieuse cité marchande » plus connue aujourd’hui sous le nom de Rissani. Les caravanes remontaient le désert depuis les royaumes sahéliens, Mâli et Ghâna, pour vendre or, bijoux, ivoire et esclaves sur les marchés du monde méditerranéen. Dans le périmètre fortifié, les archéologues passent parfois. Le touriste, lui, confond les vestiges millénaires et les « faux blocs de pierres en mousse expansée ». Chacun sa spécialité !

POUR LE PLAISIR DES YEUX

L’année 2022, pour le site Des mondes regardés, fut celle de la reprise après la longue interruption due à la pandémie du Covid. Une interface simplifiée, de nouveaux articles, de nouvelles séries (« Encore un autre jour… », « Cartes »), de quoi stimuler la curiosité et aiguiser le regard. Une fois n’est pas coutume, en me retournant sur lui, je vois dans ce vaste ensemble de textes et de photographies un témoignage de mon passage ici-bas. Je le propose à qui voudra bien y puiser un peu de vie et de vigueur, comme à une fontaine rafraichissante sur le bord du chemin. Merci aux 14 638 visiteurs qui, depuis huit ans, ont fait un jour étape sur les routes de Till The End. Bonnes futures visites à celles et ceux qui, en cette fin d’année 2022, apprécieront de me suivre jusqu’au Maroc, pays lumineux et amical, théâtre de mes débuts, de mes retours, de mes amitiés aussi. Une fois encore Catherine était de la partie. Elle pose sur son pays de cœur un regard connaisseur et attendri. Les Marocains la reconnaissent comme l’une des leurs. Jean, quant à lui, délaissait pour une fois Istanbul et nous offrait son enthousiasme et ses musiques (dans la voiture). Que de bonheur à voyager en si bonne compagnie, de celles que rien ne blase, pas plus la répétition des paysages que le partage un peu frisquet de la soupe du soir.


Trois ou quatre albums vont suivre ces jours-ci, agrémentés bien sûr de commentaires. Bonne année 2023 à vous deux, Jean et Catherine. Bonne année à vous tous qui lisez ces articles et aimez ouvrir vos yeux.

JOUER AUX QUATRE QUOIN OU L’ÉTAT DU MONDE

Dans ma montée d’escalier, à Valbonne, les cartes me montrent le chemin. Depuis fort longtemps, je les collectionne, je les regarde, je les rêve. Et après les « Carnets », les « Encore un autre jour… », me vient l’idée d’une nouvelle rubrique – CARTES – que j’alimenterai de temps en temps sur ce blog.

Je ne sais plus par quel détour, en rentrant d’un voyage au Canada (qui fera bientôt l’objet de nouveaux carnets), mes yeux se sont posés sur la carte de la Colombie Britannique et y ont repéré une île, Quoin Island, au nord de Vancouver Island. Le nom m’a amusé et je vais décrire ici l’étrange cheminement auquel, profitant de mon idiosyncrasie rêveuse et fouineuse, ce nom d’une orthographe aux allures bancales m’a conduit.

Allons donc (comme toujours !) sur Google Maps. 

Première observation, Quoin Island (50°53’29.1″N 127°51’30.2″W) se situe au nord de Vancouver Island, coincée entre Nigei Island et Hope Island. Pour connaître un peu l’ambiance générale du secteur, je me dis que ce confetti ne doit pas abriter grand monde, peut-être un ours mais pas plus. Il faut donc aller vérifier en agrandissant la carte. Clic clic. Quelle surprise alors de constater que l’île n’est même pas dessinée sur la carte !

Le point la désignant (l’habituelle larme rouge inversée de Google) tombe apparemment à l’eau ! Il faut décidément en avoir le cœur net en switchant sur Google Earth.

Ah ! On la voit, ou plutôt on l’aperçoit, sorte de terre en décomposition, effilochée, douteuse, si insignifiante qu’elle se confondrait presque avec la brume.

À moins qu’il ne s’agisse de la tête d’un Dragon !

Cette île inhabitée recouverte de brumes, glacée sans doute malgré son couvert de sapins, aucune barque ne la rejoint. Elle appartient au domaine sacré des Indiens Tlatlasikwala. Ce peuple, proche des Kwakwaka’wakw étudiés par Claude Levi Strauss, a été décimé par les épidémies après l’arrivée des premiers bateaux et des premiers colons. Ses 65 descendants se tiennent plutôt à Hope Island et à Port Hardy. Cliquez ICI pour découvrir leurs efforts pour survivre et, accessoirement, apprendre qu’ils cohabitent avec les loups. 

Mais nous sommes loin d’en avoir fini. Ouvrez une nouvelle fenêtre dans votre navigateur et tapez simplement QUOIN ISLAND. C’est fait ? Alors ? Direction Australie ? Golfe Persique ? Mer Rouge ? Autant dire qu’un voyage allant d’un Quoin à un autre nous ferait faire le tour du monde…

En Australie, j’en repère quatre. La première des Quoin Island (14°51’42.2″S 129°33’11.2″E) est située dans les Territoires du Nord, à l’embouchure de la Victoria River. C’est une région extrêmement sauvage, infestée de crocodiles. L’île n’est pas documentée, comme beaucoup de zones inhabitées en Australie. La vue aérienne semble indiquer qu’elle est couverte de mangroves. Non loin de là, se trouvent les plus belles peintures aborigènes de l’Australie représentant des divinités hydrocéphales (voir ICI). La preuve selon moi que nous sommes bien ici dans un autre monde.

 

On trouve une autre Quoin Island (23°48’36.4″S 151°17’10.9″E) dans le Queensland australien, cette fois privée et en partie à vendre – je le signale à ceux que cela intéresserait.

Île pour milliardaires qui l’ignorent sans doute : lorsque Cook la découvrit, les Aborigènes de la région y parlaient le bayali. Cette langue est désormais perdue. La politique raciste et eugéniste des gouvernements australiens au XIXe et XXe siècles est passée par là. Déplacements des natifs vers des réserves, interdiction des regroupements, archipélisation des communautés, interdiction de langues, politique de « blanchiment » (de la peau !) par unions arrangées, enlèvements, spoliations, « purification » et remplacement (!) des populations natives par des contingents d’esclaves importés de Nauru ou des Nouvelles Hébrides dans le Pacifique (voir sur le sujet le très beau récit de J.M.G. Le Clézio, Raga)… Comment résister ? La population aborigène, d’après les chiffres de Colin Tatz, est passée en un peu plus d’un siècle de 750 000 individus (estimation haute en 1788) à 31 000 (chiffre de 1911). Il faut espérer au moins que le travail du Central Queensland Language Centre (taper ICI pour le découvrir) aboutira à la reconstitution des langues perdues. Cette vidéo, enregistrée à Byellee-Gladstone, juste en face de Quoin, montre que les descendants des premiers Bayali sont partie prenante dans cette entreprise de restauration. Les voici élevés au rang « d’inventeurs » non de grottes mais de langages jadis interdits, aujourd’hui oubliés.

Remontons maintenant le long de la Grande Barrière de Corail jusqu’à l’extrême pointe nord de l’Australie, ce cap York difficile d’accès que je ne désespère pas d’atteindre un jour en partant de Cooktown. Tout là-haut, à l’horizon du panneau : « You are standing at the northermost point of the australian continent », le Détroit de Torres. Celui-ci sépare l’Australie de la Papouasie-Nouvelle Guinée et voici que s’y cache, parmi les trois cents îles de ces eaux basses, la troisième Quoin Island de l’Australie(10°42’45.3″S 142°22’08.1″E), encore plus petite que les deux premières et nullement adaptée à la vie du milliardaire moyen et peut-être même du crocodile ! 

Ce secteur est un lieu de passage depuis des millénaires. Y vivent encore aujourd’hui environ six mille « insulaires du Détroit de Torres », population d’origine et de culture essentiellement mélanésiennes, plus proches des populations papoues que des populations aborigènes. Un traité entré en application en 1885 tâche de clarifier les limites géographiques, les frontières et leur usage. Un insulaire dûment déclaré, qu’il soit Papou ou Australien, peut passer d’un pays à l’autre sans visa, pour pêcher par exemple. Depuis 2013 cependant, dans le cadre de l’opération « Frontières souveraines » (Operation Sovereign Borders) l’Australie veille au grain : pas question de laisser passer d’éventuels boat-people. Malgré les promesses faites en 2016, elle continue de déporter les migrants qu’elles jugent illégaux dans le centre de détention offshore de l’île de Manus (Nouvelle Guinée), selon un système de sous-traitance que reprend Boris Johnson en proposant d’envoyer « ses » migrants dans un camp au Rwanda. Enfin, sachons que la dernière Quoi Island, parc national destiné notamment à la protection des nidifications des volatiles marins, est désormais interdite aux humains. Il ne manquerait plus qu’on déloge les oiseaux !

Mais poursuivons. Si d’aventure votre préférence ou votre curiosité vous porte plutôt vers les chaleurs persiques et arabiques, rendez-vous alors au large de la péninsule du Musandam, exclave du Sultanat d’Oman donnant sur le Détroit d’Ormuz. J’ai parcouru ses parages en 2015 en compagnie de jeunes Anglais venus comme moi de Dubaï et de sympathiques dauphins. 

Attention cependant, il faut parfois se méfier des cartes. Si l’on suit aveuglément Google Maps, la Quoin Island omanaise est un vulgaire caillou plat, île la plus septentrionale et la plus grande de l’archipel des Salamah ; la porte d’entrée, nous dit aussi Wikipedia, du Golfe Persique, et point au-delà duquel le tarif des assurances augmente compte tenu du caractère hautement stratégique des lieux. M’appuyant sur d’autres sources (ICI), je remets en partie en question cette localisation pour situer la véritable Quoin Island quatre kilomètres plus au sud.  

Voici mes arguments : tout d’abord, « Quoin » ne signifie pas seulement « coin » comme j’ai fait semblant de le croire et comme mes lecteurs non anglophones (j’en connais) le pensent aussi ; « Quoin » signifie « pierre d’angle » et par extension sans doute « rocher d’angle » (de sorte qu’on pourrait parler du Gibraltar Quoin.) Or l’île la plus méridionale des Salamah présente bien cette avancée d’angle s’achevant en falaise, semblable aux chaînages d’angle destinés à la consolidation des bâtiments hauts. Cette île (26° 28′ 40″ N, 56° 32′ 19″ E), portant le nom arabe Jazirat Salamah, ou Dīdāmar, est par ailleurs la seule à posséder des bâtiments et surtout un phare (Tadmur), le plus ancien, paraît-il du Sultanat. Construit en 1914 par les Anglais (ils avaient la main sur mal région), ce phare est bien la vigie qui, en première sentinelle du Détroit d’Ormuz et à quelques encablure de l’Iran, guide les navires quand elle ne les espionne pas. On peut en effet penser qu’à l’entrée du golfe un canon serait bien placé pour pilonner les navires et leur interdire le passage. Ne trouve-t-on pas à Maurice, autre ancienne possession des Anglais (« Ils sont partout… Ils sont partout … »), l’île de Gunner Quoin (19° 56′ 32″ S, 57° 37′ 14″ E), c’est-à-dire « le point de mire » ? Je doute cependant que le paisible Sultanat d’Oman, jadis terre de conflits entre les grandes puissances coloniales, soit aujourd’hui enclin à perturber le trafic commercial qui continue d’aller bon train pour les pétromonarchies du voisinage. 

Mais ne perdons pas de vue notre objectif, passer d’un Quoin à l’autre en sautillant lestement. Prenez un peu d’élan et sautez par-dessus la péninsule arabique. C’est bon ? Pas trop de mal ? C’est que nous avons encore à fouiner non plus dans le Golfe Persique ou l’Océan Indien mais en Mer Rouge, chère à Rimbaud (encore que je n’en suis pas sûr), du moins à Henry de Monfreid. Tout en bas, coincée entre le Yémen à l’est et l’Erythrée à l’ouest, pointons une nouvelle Quoin Island (13°42’47.2″N 42°48’27.7″E). 

Celle-ci, on le voit très bien sur la photo satellite, est volcanique comme l’ensemble de l’archipel Hanish auquel elle appartient. Nous sommes ici, si je puis dire, aux premières loges du conflit qui ravage le Yémen depuis 2015.  L’île est sous le contrôle de l’Arabie Saoudite et des forces loyalistes fidèles au président yéménite Abd Rabbo Mansour Hadi. En face, sur le continent, se situe très exactement la ligne de partage territorial entre les rebelles Houthis soutenus par l’Iran chiite et le camp sunnite téléguidé par Ryad et sa coalition (Égypte, Soudan, Jordanie, Maroc, EAU et autres monarchies pétrolières à l’exception notable du Sultanat d’Oman). Depuis le 2 avril 2022, une trêve de deux mois a été obtenue par l’ONU mais on s’inquiète du risque de marée noire que fait courir, au large d’Hodeidah (sous contrôle Houthi), le pétrolier abandonné FSO Safer : l’équivalent d’un millions de barils de brut menaçant d’engluer les rochers de Quoin Island et de toutes les côtes à l’horizon. Quand ce n’est plus la spoliation, la guerre, l’extermination, c’est la pollution… État du monde passé au tamis de ces bouts de terres océaniques.

SPINIFEX

Alice Springs, dont j’ai parlé hier, est le point de départ pour d’autres visites qu’il serait dommage de manquer. Des circuits désormais classiques permettent de découvrir cette région d’une âpre beauté. 

De la même façon que le géographe britannique George Everest donna son nom à la plus haute cime de la planète (Chomolungma / ཇོ་མོ་གླང་མ  en tibétain), Henry Ayers, charpentier devenu capitaine d’industrie puis ministre, prêta le sien à un étrange monolithe : Ayers Rock, ou plutôt Uluru, île-montagne de grès au milieu du rien piqué de spinifex. La veille vous avez assisté au sunset en descendant des bières ; ce matin, de l’autre côté, vous admirez le sunrise en buvant du café. Vous voici maintenant sur le chemin qui fait le tour de la montagne, frappés par ces chaos de rochers, les sources secrètes, ce pays de serpents. La marche est facile. Gare cependant à ne pas pénétrer dans les secteurs interdits par les Aborigènes Anangu, propriétaires du site ; ces secteurs sont heureusement signalés et comme auréolés d’une nappe invisible de mystère : Uluru, centre exact de l’Australie, nombril secret du monde ? Je reconnais l’image facile et somme toute artificielle. Il faut surtout considérer le lieu pour ce qu’il est vraiment : un rocher sacré, un signifiant, un mythe minéral chargé de sens magiques auxquels, quoi qu’on en pense et dise, nous n’aurons jamais accès.

À quelques kilomètres de là, plus à l’ouest, les monts Olgas paraissent eux aussi bien mystérieux. Ils se profilent à l’horizon, tout en rondeur, du même grès rouge et rugueux que leur voisin encore visible au loin. Nous en parcourons quelques sentiers, engagés dans une gorge étroite où se disputent ombre et lumière tranchante. Plus loin encore, après une demi journée de route, ce sera le majestueux Kings Canyon, à  ne pas manquer. Là aussi les sentiers caillouteux, après avoir longé les falaises qu’on dirait découpées au sabre laser, plongent dans les tréfonds. Vous atteignez le Jardin d’Éden et vous passez un moment silencieux, à peine troublé par le passage de quelques perdrix. 

Enfin, et peut-être l’ai-je gardé pour conclure parce que c’est mon spot préféré, depuis les rues poussiéreuses d’Alice Spring, prenons la direction des Mac Donald Ranges. Dans une carrière d’ocre, repérons les peintures rupestres aborigènes, amusons-nous à tracer sur nos joues quelque signe ; à Standley Chasm, faufilons-nous entre deux parois rocheuses, écoutons nos échos ; remontons aussi la merveilleuse Serpentine Gorge, avec ses éboulis cyclopéens et la confidentialité de son lac, au bout du chemin. Au retour, autour d’un feu, nous partagerons de la viande de kangourou avec de braves campeurs.

De cette matière, on se fabrique des souvenirs inaltérables, puissants, de ceux qui  nourrissent longtemps.

OUTBACK

 En 1862, il avait fallu une dizaine de mois à l’explorateur écossais John Mc Donall Stuart pour relier Adélaïde, tout au sud, à la mer de Timor tout au nord. De nos jours on compte généralement six jours de route pour accomplir le même périple. À Darwin comme à Adélaïde rôde dans certaines rues l’idée du départ, de la grande traversée. On s’y prépare, comme dans les westerns, en faisant réserve d’eau, de pièces de rechange pour le matériel mécanique, d’armes, pour certains. Les pick-up garés à l’ombre des banians sont prêts pour la route. Dans sa partie septentrionale, que j’ai donc parcourue avec Marine en 2009, cette route passe par le spectaculaire Lichfield National Park, Pine Creek, Katherine et le mystérieux Nitmiluk National Park, Daly Waters où le pub fait collection de soutiens gorges, Tennant Creek, minuscule bourgade où on peut boire des bières, manger un hamburger dégoulinant et refaire le plein de gasoil, les rochers de Devils Marbles, enfin, dont la légende veut qu’ils aient été pondus par le Diable ; autant de passages obligés agrémentés tantôt de baignades en eaux cristallines, tantôt de conversations avec routiers – sympas, faut-il le préciser, malgré l’effarante dimension de leurs trucks. Entre chaque point, un immense désert rouge ou ocre d’où surgissent parfois quelques dromadaires sauvages, descendants des dromadaires importés au XIXe siècle par les colons européens. On remarque aussi quelques carcasses de bagnoles et les très nombreux kangourous écrasés, desséchés par le soleil invariable… Ce sera à peu près tout, à quoi s’ajoute une fois atteint Alice Springs – et c’est là peut-être que se justifie un tel voyage – l’impression satisfaisante d’avoir atteint un CENTRE continental, isolé de tout, gagné kilomètre par kilomètre au prix de patience, d’ennui parfois (car la route est monotone) et de volonté de distance. La ville (on peut enfin parler de ville) ressemble à un quartier de maisons basses comme on en voit dans les films californiens de Spielberg. Quelques collines gravies facilement permettent d’en mesurer la dimension modeste. Mon petit film, tourné à la tombée du soir, permet de s’en rendre compte. 

Dans la journée, l’activité se réduit à peu, sans doute entravée par le soleil et la poussière. Pour les amateurs, quelques galeries et autres centres d’information permettent de découvrir une culture aborigène défendue avec ténacité par ses représentants. L’ambiance se modifie avec la nuit qui tombe tôt et vite. Les bars font le plein, ça picole, c’est festif : un mélange un peu rude de saloon et d’auberge pour backpakers, le folklore habituel des soirées australiennes au milieu des déserts.

あなたは気づきますか ?

Encore un autre jour, j’avais un rendez-vous dans une fourmilière qui s’appelle la gare de Shinjuku à Tokyo. Je ne sais plus pour quelle raison ce lieu avait été choisi mais, repérant par prévoyance le secteur, je me dis que nous n’aurions pu trouver théâtre de rencontre plus compliqué. Dans l’après-midi, après avoir croisé un cortège de manifestants très en colère (contre quoi ou contre qui, cela resta un mystère) et les cordons de flics afférents, j’avais passé un moment tranquille dans le parc de Shinjuku Gyoen. Puis, n’écoutant que mon courage, je plongeai dans la foule pour me tanquer au milieu de la place située à l’angle de la Seibu Shinjuku Station Dori st. et de la Yasukuni-dori Ave ; tout le monde voit très bien où c’est, bien sûr. Mon regard télescopique en action, j’essayai de résister au flot continu des Tokyoïtes quand, tout à coup et contre toute espérance, je me vis comme renversé (imaginons cette scène au ralenti) par une sorte de petite puce sautillante. Alex ! Alex ! On a réussi, je n’y croyais plus ! Mais non, cher Alain, c’est très facile ici, on ne peut pas se rater, je te présente Ryoma, comme je suis heureuse de te retrouver, tu es le premier à venir me voir à Tokyo, ça, je ne l’oublierai pas, Ryoma, tu te rends compte ? You realize ? あなたは気づきますか ?… Nous quittâmes les lieux rapidement pour ne pas être écrasés davantage. Ryoma connaissait un restaurant où nous pourrions fêter nos retrouvailles à notre aise, à genoux et en chaussettes. Le souvenir que j’en ai gardé est mémorable. C’était la première fois que je voyais des menus sur tablette (nous étions en 2012) et je me régalai de plats inconnus et délicieux alors que, depuis mon arrivée à Tokyo, je m’étais pusillanimement contenté de menus Mac Do insipides. Nous bûmes également beaucoup, Ryoma avait une bonne descente et Alex finit un peu pompette (moi aussi). Je leur proposai en sortant de monter tout en haut d’un immeuble pour admirer la vue. Il s’agissait de l’hôtel où Bill Murray boit un whisky en compagnie de Scarlett Johansson dans Lost in translation. Bien entendu, il fallut traverser le hall pour prendre l’ascenseur et nous n’étions pas très discrets. Malgré le sens du règlement de Ryoma, notre équipage manquait singulièrement de tenue. Il n’empêche, nous étions dans le ciel de Tokyo, riches de cette nouvelle histoire, grisés et heureux, un peu comme dans un film, oui. Plus tard, nous revînmes sur la place de Shinjuku où nous nous étions miraculeusement trouvés. Alex et Ryoma reprendraient le métro pour rentrer chez eux (ils habitaient alors un quartier éloigné, pas du tout touristique, me dit Alex) et moi, je retournerai à mon hôtel du côté d’Asakusa. Aucune Scarlett ne m’y attendait mais je n’avais pas à me plaindre, j’avais passé une très belle soirée.

PÊCHEURS DE PERLES

Encore un autre jour, il fallait tuer le temps dans une petite ville isolée du nord-ouest de l’Australie, Broome, et nous avons visité le cimetière où reposaient paisiblement – c’est du moins l’impression que laissaient les tombes – des pêcheurs de perles japonais et chinois. Le secteur du Cape Leveque et de la péninsule de Dampier, des noms de navigateurs français, est encore aujourd’hui réputé pour ses fermes perlières. À la fin du XIXe siècle et jusque dans les années 30 du XXe des compagnies se spécialisèrent dans l’exploitation de la nacre et on fit venir à Broome quantité de plongeurs originaires d’Asie du Sud Est ou du Japon. Équipés de scaphandres, ils bravaient le danger (crocodiles de mer, requins) pour remonter les coquillages à la surface. Le cimetière compte, dit-on, plus de 900 tombes de ces travailleurs de la mer. Celle de Wong Wyag, mort en 1925, est l’une d’entre elles et, de passage à l’église de Beagle bay, on pourra, pourquoi pas, allumer une bougie en souvenir de lui. Cette église est la plus curieuse qu’il m’ait été donné de voir, entièrement décorée de nacre, une petite splendeur cachée dans un coin du monde oublié.

FRONTEIRA

Encore un autre jour, je suis retourné à Lisbonne et j’ai visité le Palácio dos Marqueses de Fronteira. J’ai regretté de ne pas l’avoir fait plus tôt, mais ce n’est qu’au retour, en lisant La frontière de Pascal Quignard, que j’ai pensé devoir y retourner un jour.

Sous le soleil d’août et une lumière presque blanche, j’avais été dans le ravissement que la lecture du court roman raviva délicieusement, avant que les dernières pages ne provoquent tout à coup l’effroi. Comme si, au sein même de la beauté, existait une frontière secrète, un portique infernal au delà duquel la splendeur bascule dans l’épouvante. En déchiffrant le mystère des chats musiciens ou du singe trompetant de son cul, l’écrivain ouvrait un abîme : « Le roi dit : « Il est possible que les œuvres d’art soient le fruit des vengeances. Un de mes compagnons s’est peut-être vengé malgré l’interdiction que je lui avais faite, sans qu’il désobéît néanmoins à la paroles qu’il avait donnée. Le désir nous affole tous les jours et sa carence nous abandonne aux ombres. Et il est vrai que les ombres sont bleues. » »

Je conseille, avec grande conviction, la visite du palais de la Fronteira et la lecture du roman de Quignard, si possible dans la belle parution des excellentes éditions Chandeigne. 

PETITES POUSSES PORTUGAISES

Garder vivante la mémoire de lieux, de visages et de moments, retrouver la saveur d’un instant, d’une rencontre, de l’atmosphère dans laquelle sont survenues les impressions parfois fugaces laissées par les choses. Ces impressions, ce sont comme les pousses d’une plantation intime que l’on protège et entretient pour, le moment venu, sélectionner soigneusement telle ou telle et la regarder d’un peu près. Un crocodile dans une mare. La statue d’un saint dans une vitrine. Un homme regardant un autre homme… Commence alors le travail, le processus de floraison. 

Nous avons voyagé en famille au Portugal, chez João, et de ce voyage, dans la remise du temps,  parmi les pousses à repiquer, je conserve ceci :

Une après-midi, nous nous rendons chez un ami de lycée de João, Fred Fonseca. Il habite une maison sur les hauteurs de Lagos, parmi les oliviers et les agaves. Il a dû se blesser, il porte une attelle d’épaule, et nous explique que la maison ou, du moins, une de ses extensions, est en travaux. Nous visitons le chantier à l’extérieur puis nous rentrons dans une vaste pièce, la cuisine. Sur la table et sur les plans de travail, tout un bric à brac, des légumes du jardin, des condiments, des pots. Marcel s’est endormi dans les bras de sa maman. Je les photographie et c’est un clair obscur émouvant.

Le jour de notre arrivée. Nous déjeunons dans un restaurant de plage, de ceux dont on dit, par une formule consacrée, « Il ne paye pas de mine mais… ». João… Il retrouve le plaisir du pays, son goût, sa langue. Il est chez lui.

Autres jours. Marche à Meia Praia. Marche à Praia do Pinhao. Marche Praia do Porto de mos. Et le soir, au crépuscule, toute la famille, Avó, Zé, Dina, Bruna, Laura, la Madrinha au Restaurante Antonio. Ça parle. Je regarde. Je photographie.

Dans la rue, en sortant, voilà aussi que nous tombons sur Renato Madeira et Rui, alias Cangato. C’est l’enfance qui se retrouve ? L’adolescence ? Ceux-là ne se sont pas vus depuis longtemps, ne se reverront pas de sitôt, mais tout semble intact, encore frais des cavalcades à la sortie de l’école, des tournois de foot, des petites copines, que sais-je encore. Sur sa lancée, un soir, João nous fait visiter son ancien lycée, escola secundaria Gileanes. Une fois les classes terminées, on y entre comme dans un moulin (autre expression consacrée !). Dans une salle, entraînement de boxe ; dans une autre, cours de capoeira. 

La tombe de « Chef Zé Manel », comme tout le monde le nommait jadis à Lagos. Ses livres de cuisine en français (!) chez Avó.

Le dernier jour, avant de reprendre l’avion, lorsque nous rendons visite à l’oncle Amandio. Sur sa table, je crois qu’il y a des oranges, ou des fraises, ou des champignons, je ne sais plus, mais quelque chose de bon, cueilli ou ramassé de fraiche date, qui me fait envie. Nous buvons un alcool fort. Amandio est un petit homme sec, avec des bras et des mains solides. João me dit plus tard que cette génération a fait la guerre en Guinée et en Angola. Son père y a échappé (pour des raisons qu’il ne connaît pas clairement), mais Amandio a connu l’Angola, le cul de Judas – Os cus de Judas – comme l’écrit le grand António Lobo Antunes. João me dit aussi qu’au Portugal on ne parle plus de ce passé-là, des colonies, de Salazar et de la révolution d’avril. Le Portugal est un pays de paix et de démocratie aujourd’hui. En février, les orangers y sont déjà en fleurs.