LES DENTS DE L’ARENC

Il y a une intéressante découverte à faire si l’on se promène du côté de la Tour CMA CGM de Marseille : les requins de l’aquarium du Conseil Général. Tel ou tel guide des curiosités marseillaises vous dira qu’il faut, en principe, une autorisation pour le voir ; en réalité on peut s’en passer et tout simplement pousser la porte en tourniquet. Par une après-midi lumineuse d’hiver on sera aussi frappé par les couleurs du quartier ARENC EURO MÉDITERRANÉE, une vitrine de la ville où se détachent la tour de l’architecte anglo-iraquienne Zaha Hadid et celle, encore en chantier, de Jean Nouvel. Les sumos de David Mach, outre ce conteneur de la CMA, semblent soulever la tour elle-même. Plus loin je flâne vers le Silo et jusqu’aux Terrasses du Port. Ici le centre commercial, qui s’est dispensé de librairies mais fait la part belle aux grandes marques de textile, rappelle le bling bling de Dubaï. Même à Noël je l’ai pourtant toujours trouvé plus ou moins vide, tout comme les Docks, récemment inaugurés de l’autre côté de la rue. Peut-être ce (faux ?) luxe n’est-il pas vraiment fait pour Marseille ? La transformation des entrepôts en galeries marchandes, à ma connaissance, ne «prend» pas. Comme si la ville – parmi les plus pauvres de France, faut-il le rappeler ? – n’y retrouvait pas son âme, c’est-à-dire sa vérité. Je m’amuse alors à penser qu’à Marseille les requins de la finance dépérissent dans le bocal.

PS: en prime deux photos d’une soirée aux Docks du Sud, salles de concert dédiées aux musiques nouvelles.

JE VEUX ÊTRE AU SOMMET DU VIDE

« Je veux être au sommet du vide ». L’affirmation s’affiche en lettres de laine rouge brodées sur les ajours d’une balustrade dominant la cité de Consolat, dans le 15ème arrondissement de Marseille. Au Nord. Plus loin, d’autres déclarations : « J’exige des mots », « J’ai peur de mal construire mes rêves ». Édith Amsellem et Carinne Mina ont animé ces ateliers, des lycéens du coin ont projeté ainsi leurs désirs et leurs peurs et c’était un beau moment, me dit l’un d’entre eux, c’était dans le froid, nous avions mal aux doigts, mais c’est une fierté maintenant de revoir nos phrases rouges dans le quartier.

Il est 12h30, il doit faire 35°, et je veux savoir ce que sont devenus les anciens abattoirs de Marseille, en face du blockhaus (!), boulevard Ledru Rollin. Passée la curieuse tour de l’horloge, à droite on entre dans les bâtiments superbement rénovés abritant aujourd’hui l’École de la Deuxième Chance, la première réalisée en France sur fonds locaux, régionaux, nationaux et européens. Des allées ombragées où s’exerce un petit groupe de jeunes (ballon prisonnier ?) ; des coursives lumineuses ; le pendule de Foucault (ce qui me ramène, dubitatif, à la cité des sciences de Valence) ; de très belles charpentes… Deuxième chance, au moins, pour ce bâtiment jadis résonnant de toutes sortes de cris de bêtes.

Au lycée Saint-Exupéry, c’est le premier matin des interrogations du Bac et C. m’attend assise devant la porte, avec ses fiches sur les genoux, dans son tchador intégral. Elle est scolarisée dans un établissement catholique du quartier. Quand elle parle, elle est gênée par le vêtement qui remonte sur ses lèvres. Appliquée, scolaire, elle disserte sur Montaigne et La Boétie. Interrogée sur ce qu’elle a préféré cette année, elle répond « la séquence sur la femme, « L’héroïne romanesque entre vice et vertu ». » Et moi, tout en l’écoutant, je repense à La Boétie, à son Discours de la Servitude Volontaire. Il a beaucoup inspiré Montaigne jusque dans ce qu’il fait dire aux « naïfs » cannibales de Rouen.

Découvertes fortuites un autre jour. Qui étaient ces notables de marbres du cimetière Saint Louis ? Qui se souvient de cette belle fille FFI ? Où mène cet aqueduc traversant le quartier? Qui se promène parfois au parc Brégante ? Entre midi et 2, début juillet, personne n’est là pour répondre à mes questions. La ville est vide, semble-t-il. Et lorsque j’approche du restaurant rapide Le corsaire 2, la tenancière, debout sur la terrasse, a un mauvais regard vers moi. Je passe.

Au-dessus du centre commercial Grand Littoral (à peu près vide lui aussi), on ne peut pas manquer la nouveauté : les neuf lettres qui, façon Hollywood, vous rappellent où vous êtes, à M A R S E I L L E, au cas où vous l’auriez oublié. Opération promotionnelle, paraît-il, des producteurs de la série (ratée) de Netflix. À mon goût, c’est assez moche, soulignant l’aridité du secteur, la friche que constituent, misérablement, les contreforts de la colline de la Viste (nouvelle question : qui peut bien s’entraîner au parcours de santé déglingué, avec ses panneaux décolorés par le soleil et ses agrès rouillés ?). Au Leroy Merlin, j’achète un peu d’outillage et je retourne interroger. Quelles sont les surprises de cette ouverture d’En attendant Godot ? That’s the question !

Et c’est peut-être là au fond où je voulais en venir. J’ai remarqué que l’élève a laissé sur sa table une boîte à chaussures. C’est la fin de son oral et je lui demande : – Tu es venue avec une boîte à chaussures ? Tu t’es acheté des sandales ? – Non, Monsieur, c’est En attendant Godot, c’est mon décor. – Va vite chercher ta boîte, ça m’intéresse tu sais. Et timidement elle ouvre la boîte… Le décor apparaît… Ça sent le chocolat et, ça aussi, c’est une belle surprise.

PS : considérons que cet article est le premier d’une nouvelle série : mes CARNETS MARSEILLAIS.

LOINTAINES COMORES

En redescendant du chemin de la Gavotte, j’ai décidé de me rendre aux puces, situées dans le quartier d’Arenc, le long des autoroutes urbaines et des voies ferrées. Un grand marché couvert propose fruits, légumes, boucheries hallal, pâtisseries orientales, petits troquets no alcool, le tout à des prix défiant toute concurrence (encore que le marché de Noailles, dans le centre, soit également intéressant de ce point de vue). A l’extérieur, le bric à brac : marchands de meubles de récupération, tuyauteries en tous genres, objets divers. Au même endroit, l’espace Matoub Lounes (du nom du chanteur Kabyle assassiné en 1998) accueille l’association Amazigh qui signifie « Berbère ». Des chants me font monter l’escalier…

Panneau à l’entrée : « Pas de photos s’il-vous-plaît. »

Sas.

Sourires.

Combien ?

5 euros.

Qu’est-ce que c’est ?

Vous voulez prendre des photos ?

Oui.

Allez-y.

Des centaines de femmes étaient assises en cercle, sur des tapis ou sur des chaises. Quelques hommes, peu nombreux, sur une scène. Des enfants partout. Une buvette. Les chants très rythmés étaient agrémentés par le tac tac de deux pièces de bois frappées en cadence. Sacré boucan pour une fête comorienne heureuse. Le sentiment d’une vraie communauté. Je suis resté une demi-heure, rendant les sourires qui m’étaient adressés, et repensé à la manifestation aperçue une semaine plus tôt près de la Canebière. Les comoriens et autres natifs de l’Océan Indien ont beau s’en plaindre, les billets d’avion pour rentrer au pays sont toujours aussi chers. C’est peut-être pour cette raison qu’on a besoin de se retrouver et de chanter. Cela rappelle le pays lorsqu’on en est éloigné.

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ORANE ET LES QUARTIERS NORD

Orane Demazis a été l’une des conquêtes de Marcel Pagnol ; on peut dire, du point de vue qui est le nôtre aujourd’hui, qu’elle frise le ridicule dans la Trilogie ; mais ce n’est pas ce qui l’empêche d’avoir son impasse à Marseille, dans les quartiers Nord, à quelques pas de la Cité de la Solidarité. Ici font face aux barres délabrées de petits pavillons surmontés de fils barbelés. En redescendant du temple bouddhiste qui domine la situation (Vatt Marseille, chemin de la Bigotte), j’ai pu échanger quelques mots avec une famille occupée à réparer son grillage. La veille, des inconnus avaient saccagé cette barrière de défense, endommagé les volets et visité l’intérieur. Le monsieur m’a dit de prendre des photos. Selon lui, l’immeuble d’en face était un mirador. « Ils » savent quand on part, « ils » viennent  se servir. La formule m’a rappelé ce que m’avait dit un propriétaire ghanéen dans des circonstances comparables : « You put, they take, you put, they take… » C’était au milieu des années 80.

À Marseille, aujourd’hui, en quelques minutes, dans un périmètre très restreint, venaient en tout cas se bousculer les pagnolades, l’encens et l’esprit du Bouddha, la mosquée d’immeuble, la misère et la violence sociale, le désarroi des familles, la course d’une enfant et même le sourire de joueurs de boules vietnamiens.

Tout un monde.

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LA VIE MARSEILLAISE

Il doit y avoir à Marseille comme ailleurs des gens bien, des ordinaires, des génies, des salauds, des lâches, des humbles, des orgueilleux, des courageux, des péquenauds, des pétasses, des secrétaires, des pianistes, des gendarmes, des voleurs, des footballeurs, des beaux, des laids, des curieux, des curieuses, des amoureux, des solitaires, des branchés ou débranchés… Tous ceux-la cachent leur jeu ou marchent à découvert, le plus souvent un peu des deux. Sans le vouloir, sans le savoir, sur les 800000 habitants de la ville, vous avez quelques chances de les croiser. Ils passent et vous les regardez parce qu’ils sont l’humanité. C’est un embouteillage, une sorte de grand bordel à ciel ouvert, dans la lumière somptueuse de la fin de l’été.*

* Article écrit le 8 septembre 2013, quelques jours après mon installation à Marseille (photos prises vers la Pointe Rouge).

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