FRONTEIRA

Encore un autre jour, je suis retourné à Lisbonne et j’ai visité le Palácio dos Marqueses de Fronteira. J’ai regretté de ne pas l’avoir fait plus tôt, mais ce n’est qu’au retour, en lisant La frontière de Pascal Quignard, que j’ai pensé devoir y retourner un jour.

Sous le soleil d’août et une lumière presque blanche, j’avais été dans le ravissement que la lecture du court roman raviva délicieusement, avant que les dernières pages ne provoquent tout à coup l’effroi. Comme si, au sein même de la beauté, existait une frontière secrète, un portique infernal au delà duquel la splendeur bascule dans l’épouvante. En déchiffrant le mystère des chats musiciens ou du singe trompetant de son cul, l’écrivain ouvrait un abîme : « Le roi dit : « Il est possible que les œuvres d’art soient le fruit des vengeances. Un de mes compagnons s’est peut-être vengé malgré l’interdiction que je lui avais faite, sans qu’il désobéît néanmoins à la paroles qu’il avait donnée. Le désir nous affole tous les jours et sa carence nous abandonne aux ombres. Et il est vrai que les ombres sont bleues. » »

Je conseille, avec grande conviction, la visite du palais de la Fronteira et la lecture du roman de Quignard, si possible dans la belle parution des excellentes éditions Chandeigne. 

PETITES POUSSES PORTUGAISES

Garder vivante la mémoire de lieux, de visages et de moments, retrouver la saveur d’un instant, d’une rencontre, de l’atmosphère dans laquelle sont survenues les impressions parfois fugaces laissées par les choses. Ces impressions, ce sont comme les pousses d’une plantation intime que l’on protège et entretient pour, le moment venu, sélectionner soigneusement telle ou telle et la regarder d’un peu près. Un crocodile dans une mare. La statue d’un saint dans une vitrine. Un homme regardant un autre homme… Commence alors le travail, le processus de floraison. 

Nous avons voyagé en famille au Portugal, chez João, et de ce voyage, dans la remise du temps,  parmi les pousses à repiquer, je conserve ceci :

Une après-midi, nous nous rendons chez un ami de lycée de João, Fred Fonseca. Il habite une maison sur les hauteurs de Lagos, parmi les oliviers et les agaves. Il a dû se blesser, il porte une attelle d’épaule, et nous explique que la maison ou, du moins, une de ses extensions, est en travaux. Nous visitons le chantier à l’extérieur puis nous rentrons dans une vaste pièce, la cuisine. Sur la table et sur les plans de travail, tout un bric à brac, des légumes du jardin, des condiments, des pots. Marcel s’est endormi dans les bras de sa maman. Je les photographie et c’est un clair obscur émouvant.

Le jour de notre arrivée. Nous déjeunons dans un restaurant de plage, de ceux dont on dit, par une formule consacrée, « Il ne paye pas de mine mais… ». João… Il retrouve le plaisir du pays, son goût, sa langue. Il est chez lui.

Autres jours. Marche à Meia Praia. Marche à Praia do Pinhao. Marche Praia do Porto de mos. Et le soir, au crépuscule, toute la famille, Avó, Zé, Dina, Bruna, Laura, la Madrinha au Restaurante Antonio. Ça parle. Je regarde. Je photographie.

Dans la rue, en sortant, voilà aussi que nous tombons sur Renato Madeira et Rui, alias Cangato. C’est l’enfance qui se retrouve ? L’adolescence ? Ceux-là ne se sont pas vus depuis longtemps, ne se reverront pas de sitôt, mais tout semble intact, encore frais des cavalcades à la sortie de l’école, des tournois de foot, des petites copines, que sais-je encore. Sur sa lancée, un soir, João nous fait visiter son ancien lycée, escola secundaria Gileanes. Une fois les classes terminées, on y entre comme dans un moulin (autre expression consacrée !). Dans une salle, entraînement de boxe ; dans une autre, cours de capoeira. 

La tombe de « Chef Zé Manel », comme tout le monde le nommait jadis à Lagos. Ses livres de cuisine en français (!) chez Avó.

Le dernier jour, avant de reprendre l’avion, lorsque nous rendons visite à l’oncle Amandio. Sur sa table, je crois qu’il y a des oranges, ou des fraises, ou des champignons, je ne sais plus, mais quelque chose de bon, cueilli ou ramassé de fraiche date, qui me fait envie. Nous buvons un alcool fort. Amandio est un petit homme sec, avec des bras et des mains solides. João me dit plus tard que cette génération a fait la guerre en Guinée et en Angola. Son père y a échappé (pour des raisons qu’il ne connaît pas clairement), mais Amandio a connu l’Angola, le cul de Judas – Os cus de Judas – comme l’écrit le grand António Lobo Antunes. João me dit aussi qu’au Portugal on ne parle plus de ce passé-là, des colonies, de Salazar et de la révolution d’avril. Le Portugal est un pays de paix et de démocratie aujourd’hui. En février, les orangers y sont déjà en fleurs.

LE TOMBEAU DU CONQUÉRANT

 

« Ils allaient conquérir le fabuleux métal
Que Cipango mûrit dans ses mines lointaines »

José-Maria de Heredia

À gauche de l’entrée de l’église San Mateo de Cáceres, dans la chapelle San Juan Bautista, se trouve deux tableaux curieux que j’ai photographiés. Le premier représente ce qui semble être un Conquistador (je n’ai jamais compris pourquoi le terme réclamait la majuscule), comme paralysé par l’apparition chimérique d’un cerf à l’impressionnante ramure. Pas de cartel, pas de prospectus ; je crains que cette image ne me reste à jamais mystérieuse. L’autre tableau est encore plus frappant : il s’agit d’un Christ en croix sur un arbre. Sur ses branches sautillent des sortes de perroquets, une hache est posée à son pied ; au fond, une bâtisse et surtout, à gauche de l’arbre, un Indien muni de son arc et de son carquois. Renseignement pris, l’Indien est un Tupi tombant en extase devant l’Arbre de vie. Au moment où il voulait l’abattre avec sa hache, du sang est apparu, puis le Christ, et cette nouvelle apparition miraculeuse conduit à la conversion du païen et à l’édification de l’Église, là-bas en Amérique. Le motif est présent dans plusieurs églises d’Estrémadure mais aussi au Paraguay ou au Mexique : Cristo de la Encina.

Depuis longtemps, je songeais à un périple dans ces parages, aux lisières lointaines du Portugal et de l’Espagne. C’est désormais chose faite : la boucle Lisbonne – Lisbonne m’a successivement conduit à Montemor-o-Velho, la Serra da Estrela (point culminant du Portugal), Cáceres et ses plaines, l’Alentejo cher à mon coeur, l’estuaire du Tage, le pont Vasco de Gama déjà évoqué dans ces carnets… Pizzaro est né à Trujillo, Cortés à Medellín, deux bourgades de cette Extremadura d’où partirent de nombreux cherche-fortune. Depuis les hauteurs de la discrète Cáceres peut-être ces hommes confondaient-ils les vallonnements paresseux des terres alentour à la houle océane. On peut le croire en voyant comment de loin en loin des blocs granitiques, aux dos ronds comme des hippopotames à demi immergés, ressemblent aussi à des îles. L’été est torride, l’hiver rigoureux, et la terre ingrate. L’esprit de religion et l’esprit de légende, le rêve de fortune, oui, les ont poussés vers les ports d’Andalousie ou de l’Algarve d’où partaient les caravelles, et parmi eux, appuyé sur une canne,  un homme de cinquante ans nommé Diogo de Azambuja :

Le jour de la São Jorge flottaient les quatre pavillons du haut des quatre tours rondes. On fit tonner les faucons et les couleuvrines de bronze. À midi, dans l’air torride, métallique, Diogo de Azambuja et son arroi franchirent solennels le pont-levis du château da Mina, le premier construit de mains de soldats, d’artisans en quête d’aventures et de fortune, le premier sur la Côte de l’Or. Les capitaines en pourpoints de soie, la rapière au côté, devançaient les fantassins, tous équipés de mousquets chargés. Les trompettes sonnèrent pendant que, face à eux, en demi-cercle sur le vaste espace laissé vacant entre la forteresse et la mer, Cara Mansah et sa bande tonitruante de Nègres brandissaient furieusement sagaies, arcs et boucliers. Certains d’entre eux avaient ceint leurs hanches de peaux soyeuses de singes. Les poitrines s’ornaient de crâne d’oiseaux. Au signal de leur roi, tous entamèrent une danse guerrière, conjuration des vrais combats qu’ils ne livreraient pas. Leurs pieds, durs et larges comme des battoirs, frappaient le sol en cadence, soulevant la poussière que les Blancs, stoïques, recevaient dans les yeux. Les sagaies dessinaient dans l’air des figures complexes puis se fichaient dans le sol, droites comme des pieux. En sorte qu’à la fin du ballet une palissades de hampes s’érigeait entre les groupes, traçait la frontière. À l’arrière, des femmes s’étaient approchées, la voix vibrante de you you. 

C’était dans les années 90, je tournais déjà autour de ces histoires, et voilà qu’en ce jeudi 15 août 2019, à l’heure dont nous avions convenu la veille,  Senhor Manuel Carraco dos Reis sortait son trousseau, essayait une à une les clés et, une fois trouvée la bonne, ouvrait devant moi la lourde grille de l’église Nossa Senhora dos Angos de Montemor-o-Velho, Portugal. Située sur les rives nord du fleuve Mondego, cette ville appartenait à la ligne de défense qui, avant la reconquête de Lisbonne en 1147, marquait la frontière fortifiée entre le monde chrétien et le monde musulman. Un château est érigé sur la colline qui se visite encore. En 1432 la place jouit d’un grand prestige lorsque naît le petit Diogo, appelé à une remarquable carrière militaire qui lui coûtera une jambe mais l’installera durablement au Panthéon des gloires portugaises, secondaires et un peu oubliées, je veux bien l’admettre, mais tout de même ! Pour preuve : chevalier de l’Ordre d’Avis, il devient le fidèle de son roi Alphonse V, dit l’Africain, qui avait le même âge que lui, et voilà que ce petit homme, après avoir guerroyé du côté d’Alcácer, aujourd’hui Ksar Sghir entre Tanger et Ceuta, se voit confié l’honneur de bâtir la première citadelle du Golfe de Guinée, le très fameux château São Jorge da Minha, aujourd’hui Elmina Castle, où je retournerai en octobre prochain pour y poursuivre l’enquête.

Les visages étaient graves, les corps tendus sous le soleil. Comme le silence revenait, Cara Mansah s’approcha de la lisière où Diogo de Azambuja l’attendait. Ils se dévisageaient sans sourire, sans parler, de part et d’autre de la lice symbolique. Tout juste le roi nègre laissait-il deviner, à son regard, quelque ironie muette, indéchiffrable. D’un coup de pied il abattit la sagaie qui le gênait et les deux hommes, sans exprimer aucune joie, se réunirent dans une accolade, front contre front, les colliers d’or tintant contre la cotte d’acier. Diplomatique mise en scène, intérêt bien compris de l’un et de l’autre… Sur le terre-plein, au pied des remparts da Mina, on explosa de joie. Dirigés vers le ciel, les mousquets furent déchargés ; du haut des courtines la canonnade reprit, comme reprit le you you des femmes plus hystérique encore, aux limites de la transe.

De grands feux s’allumaient partout et dégageaient des fumées noires. Là où la sagaie guerrière avait été plantée puis renversée, Diogo de Azambuja, premier Gouverneur de São Jorge da Mina, fit apporter la pierre gravée à l’ordre du Christ Rédempteur. Aidé de quelques hommes, il la ficha lui-même dans le sol de terre blanche puis s’inclina, imité de toute sa troupe.

Au-dessus de l’esplanade, dans les palmes remuantes des cocotiers, montait la Parole fondatrice du Christ :

 Tambem eu te digo que tu és Pedro

e sobre esta pedra edificarei a minha Igreja,

e as portas do inferno não prevaleceraõ

contre ella…

Sur l’autre rive du chenal, s’était amassé le peuple des lagunes et des savanes voisines. Dans les odeurs d’encens et de bois brûlé, le premier Pedrão s’élevait désormais face à la mer des conquêtes, debout dans la poussière salée, pierre bénie des marins bâtisseurs d’Empire.

Après être passé par un cloître puis une sacristie, Manuel et moi approchâmes de la nef centrale. L’ensemble du monument est en mauvais état mais on sent qu’il suffirait de peu pour lui redonner du lustre. L’église n’ouvre que très exceptionnellement, le temps d’en sortir quelques statues pour les processions dans les rues de la ville. Nous allions maintenant vers l’autel, Manuel avait compris à demi-mot que ce moment était important pour moi et il leva bientôt le bras, désigna à notre gauche, côté jardin si je puis dire, le tombeau de Diogo de Azambuja dans une niche manuéline polylobée. Le gisant en armure a les mains en position de prière et dispose de ses deux jambes. Il semble sourire. Au-dessus de lui, un texte en portugais ancien mentionne le nom de la forteresse da Minha. Mais ce qui attire surtout, ce sont les sculptures de la façade latérale de la cuve funéraire. Quatre personnages africains en occupent la partie centrale. Ils sont munis d’outils, visiblement employés à la construction d’un édifice. Le sujet le plus à droite tient une balance;  la scène est encadrée de deux blasons identiques où figure une forteresse; l’ensemble a quelque chose de naïf.

Telle était du temps de Diogo et au temps des Chimères, la gloire des guerriers : convertir et bâtir.

L’or, lui,  viendrait ensuite.

 

SEUIL

 

 

Commence ici le compte rendu d’un voyage au long cours. J’aime cette expression empruntée au monde de la mer, à sa navigation, mais c’est spontanément vers l’alpinisme que me porte l’esprit pour distinguer la voie normale de ces itinéraires moins convenus, tel enchaînement d’arêtes aux confins d’un massif, telle jonction inattendue entre deux ou trois montagnes que des vallées cachées séparent. On suivra donc avec ces nouveaux carnets l’itinéraire suivant : de Lisbonne à l’Archipel du Cap-Vert – quatre de ses îles -, du Cap-Vert au sud du Sénégal – cette ville au nom abracadabrant de Ziguinchor – puis, de là, les lisières de Guinée-Bissau (nouveau pays lusophone), la traversée aventureuse de la Gambie, plus loin Casablanca vacante, pour revenir à Lisbonne, la Serra da Estrela, les plaines océanes d’Extremadura (je dirai pourquoi) et, par un dernier après-midi plombé, Madrid, chic et sage. De ce « parcours illogique » – où comme toujours je me fis regardeur – seront partagées les surprises, l’émotion, les fatigues. En mots comme en images, de la géographie par les pieds et en histoire, en rencontres, où croiseront parfois les auteurs.

Depuis Nice, avant la première nuit à Praia, il me fallait combler quelques heures à Lisbonne. Je décidai de les passer près du pont que je franchirais quatre semaines plus tard, au-dessus du Tage qui est ici une mer. Sa géométrie impose le noir et blanc tandis que son nom, Vasco de Gama, invite déjà aux grandes traversées, aux rêveries cosmiques, quand nous ne serions que des nains privés d’héroïsme (ou, comme dit Maupassant, des bourgeois privés d’herbe). Au pied de la double pile ouest j’étais seul. Personne ne traîne ici. Je prétends pourtant à une esthétique du vide et y reviens souvent. Plus qu’un besoin, c’est un style d’abord; peut-être aussi la nécessité, parmi d’autres, d’un périple se voulant singulier.

Cette fois, le pont sur le Tage en aura été le seuil. Je vous propose de le franchir demain.

 

 

LE PAYS DE JOÃO

J’avais parcouru les Açores pendant une quinzaine de jours et voilà que Paola et Catherine, ces aventurières, me rejoignaient à Lisbonne pour une dernière semaine dans le Sud du Portugal. J’aime ces rendez-vous ailleurs, si ce n’est le bout du monde du moins plus tout à fait l’ordinaire.

Après deux jours à travers l’Alentejo, nous arrivons en Algarve, le pays de João. Faut-il que je raconte par le menu l’épisode du patron Thénardier de la pension de Faro ? Ce serait bien long, je renonce… Disons seulement que je retiendrai le décor composite de la pension, entre kitch, New Age et colonialisme mélancolique ; la sueur dégoulinante du tôlier ; le passage par son appartement dans une tour HLM ; la fureur de Paola réussissant à parler le portugais en italien et en anglais à la fois ; les menaces d’intervention policière ; les sacs plastique ; la recherche d’une solution de repli à l’hôtel Ibis et finalement ce casse-croûte géant, à deux heures du matin, sur la place de São Brás de Alportel.

Alors l’Algarve ? Mieux que ne peuvent le laisser penser les rivages bétonnés et les marchands de sommeil indélicats… Cependant il faut aller jusqu’à la pointe occidentale, disons dans le triangle Lagos, Sagres, Vila do Bispo : un finisterre et le fief de João ! Sur la lande, nous avons cherché un moment la villa où nous logerions deux soirs de suite. Dans une ferme, une femme pompier doit nous aiguiller. Nous nous souviendrons longtemps de la propriétaire fouineuse et de son jardin lewiscarrollien. Mon idiosyncrasie rustique trouvait là de quoi se satisfaire ; les filles en revanche étaient plus réservées. L’essentiel pourtant était ailleurs, à la pointe du cap, vers la fortaleza d’Henri le Navigateur… Émouvant ce lieu battu par le vent, cette proue fièrement dressée au-dessus de l’Atlantique, point de départ des conquêtes. Un padrão trône au milieu de la vaste cour. Ces pierres levées jalonnent depuis le XVème siècle la route des Indes, les îles de la Sonde, les côtes africaines, celles du Brésil évidemment. Et moi je rêve toujours (comme toujours) de visiter dans le monde toutes les terres lusophones. Je connais déjà Macau et les Açores. Mais la liste est encore longue : Angola, Mozambique, Guinée Bissau, Cap Vert, São Tome, Brésil, Timor, et aussi Goa, la vieille ville indo-portugaise aux murs croulants rongés de salpêtre… Enfin l’Algarve c’est aussi les falaises de couleur ocre, les gondoliers qui vous y promènent pour quelques euros. En regardant les photos, João a reconnu notre guide, un vieux un peu madré de Lagos, avec son œil pétillant qui lorgnait sur les filles.

« Ah, qu’il est bon de s’évader… » Il est des fois où les clichés sonnent comme des vérités premières, profondes. Peut-être pas universelles, mais presque.

Alors bon voyage à Pauline et João en ce moment du côté de Porto! Profitez de la douceur de ce si beau pays…

PS : Album photos « vacances ». Tombé en panne d’appareil aux Açores, j’ai utilisé la tablette de Catherine.