


Sans que ce fût un exploit, il fallait une bonne dose de volonté pour s’engouffrer dans le taxi à 5h du matin et, dans la nuit, sous la pluie glaciale, passer une courte matinée à Istanbul. Comme elle l’avait fait à la fête foraine de Bali, Danielle prit sur elle cette fantaisie de son frère, là où de son strict point de vue il aurait été plus simple, plus raisonnable, plus dans ses cordes, d’arpenter les boutiques du nouvel aéroport Istanbul Havalimani dont on devine, avec le Michel Houellebecq de Plateforme, qu’elles ressemblent à toutes les autres.
Nous posons les pieds à Kasabakal cd à 5h45 ; ils sont trempés à 5h48. Les réverbères créent une atmosphère orangée et fantomatique sur le secteur de Sultanahmet que nous traversons comme à l’aveuglette sans pouvoir éviter flaques et bourrasques. Dans mon souvenir des années 70 et 2010, je place quelques établissements de restauration de l’autre côté de l’esplanade. Or dans la réalité de cette fin de nuit, quelques années plus tard, beaucoup n’ont pas encore ouverts leurs portes. Nous trouvons finalement refuge à l’étage d’un café restaurant offrant la possibilité de se restaurer à l’occidentale. À l’heure où j’écris ces lignes, ayant comme à mon habitude cherché à vérifier sur Google Earth, j’hésite à décider s’il s’agissait du Sultahmet Köftecisi (celui qui affirme exister depuis 1920 et qu’il ne faut pas confondre avec le Meshur Sultahmet Köftecisi, à trente pas sur le même trottoir) et le Can Restaurant, plus discret mais disposant lui aussi d’un étage. Quoi qu’il en soit, la nuit tarde encore un bon moment et la Mosquée Bleue, dont je suggère la visite, n’ouvrira qu’un peu plus tard dans le froid matin mouillé. Nous patientons.
Le véritable nom de la mosquée bleue est Sultan Ahmet Camii. Déchaussés, nous foulons ses tapis de nos chaussettes humides. Peu de fidèles dans l’édifice. Le bleu des céramiques est encore terne tant le jour peine à se lever. Lorsque nous sortons, cependant, le matin a enfin pointé le bout du nez. Nous retraversons la place selon un tracé perpendiculaire à celui de notre arrivée pour rejoindre Sainte Sophie. Nous sommes début janvier 2020 et Erdoğan n’a pas encore imposé l’abandon de son statut de musée. Depuis, la basilique aux lumières mordorées est devenue mosquée et je ne sais au juste dans quelle condition sa visite reste possible. Peut-on encore arpenter les coursives supérieures pour admirer les mosaïques orthodoxes et, depuis le haut, apprécier la majesté des volumes ? C’est Mustafa Kemal, grand dirigeant laïque, qui dans les années 30 avait décidé d’élever le lieu, qui fut aussi ottoman, au rang de trésor de l’humanité. Il en soulignait ainsi l’oecuménisme. C’est aujourd’hui un aigre penchant nationaliste qui, sous couvert de réaffirmation d’un islam ostentatoire et vertueux, conduit Erdoğan à priver le site de son caractère universel. Beaucoup de Turcs d’Istanbul, semble-t-il, ne sont pas dupes de cette tartufferie politique. Mais ce n’est pas en deux ou trois heures qu’on peut le vérifier. À Eminonu Pier Kadikoy, là où j’avais débarqué en 1977 en provenance de la frontière grecque, nous reprenons un taxi et retraversons le Bosphore par le pont de Galata. Encore une heure de route pour regagner l’aéroport et prendre notre avion. Les montagnes bulgares, je le constate depuis le hublot, sont couvertes de neige, mais il fait très beau à Nice pour notre retour au pays.









