LOST PARADISE

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Je pense à ces vers d’Apollinaire :

Il y a les fleuves qui ne remontent pas leur cours

    Il y a l’amour qui m’entraîne avec douceur

    Il y avait un prisonnier boche qui portait sa mitrailleuse sur son dos

    Il y a des hommes dans le monde qui n’ont jamais été à la guerre

    Il y a des Hindous qui regardent avec étonnement les campagnes occidentales

    Ils pensent avec mélancolie à ceux dont ils se demandent s’ils les reverront

    Car on a poussé très loin durant cette guerre l’art de l’invisibilité

Nous sommes en 1915. Apollinaire est dans la boue des tranchées, celles de la sinistre et absurde Europe en guerre. Il pense à Lou qui l’attend peut-être à l’arrière ; il pense au boche d’en face; il pense aux autres mondes qu’il croit intacts, lumineux.

Je pense aux images de La ligne rouge de Terrence Malick, d’une beauté déchirante : le répit de ces soldats nageant dans le lagon avec des gamins, loin du bruit des bombes.

Je pense aux enfants que j’ai croisés et photographiés sur une plage du bout du monde cet été. Ils grandiront. Ils connaîtront leur lot de souffrance, entreront dans la grande roue des choses. Pourtant, aujourd’hui, leur innocence est un réconfort. Comme les Hindous d’Apollinaire, ils s’étonneraient de ce qu’ils ignorent encore. Puissent-ils en être le plus longtemps préservés.

CHICKEN OU… CHICKEN

Fidèle à ma démarche depuis 2010, je vais ainsi rappeler quelques souvenirs, des moments de rien ravivés par l’écriture, quelques photos, éventuellement un plan vidéo. Je connais des collectionneurs en tous genres. Moi, ce sont les souvenirs.

Nous sommes quelque part entre Borobudur et Magelang (Indonésie). Non sans mal j’ai fini par retrouver mon driver qui m’attendait à la Pintu 3 (« Pintu » signifie « porte » en indonésien), il fait nuit et j’ai faim. La confiance ne se mégote pas, Apan (j’ai déjà parlé de lui) va m’arrêter dans un restaurant de son choix, au bord de la route. Apparemment l’établissement, peu éclairé et poussiéreux dans ses parties arrière, est aussi un hôtel. Je suis le seul client. La carte est une photocopie recouverte de plastique. J’y reconnais du chicken et… du chicken. Allons-y donc pour le chicken surmonté de son œuf, mollet peut-être. Sur la toile cirée de la table est maintenant posée une bière Bintang ; elle réchauffe peu à peu tandis que je m’approche de cette carte de Java au mur, peu lisible à cause de la semi-obscurité. Apan, stoïquement, navigue de son tuk-tuk à une chaise, au fond. Il attend. Je lui ai demandé s’il désirait dîner. Il s’abstient, se réservant peut-être pour le repas familial, plus tard, lorsque nous serons rentrés. Maintenant, riz, chicken, verdure, œuf sont avalés, il reste le gros morceau, le pancake au chocolat sorti énorme de la cuisine où s’affairait tout à l’heure une femme, silencieuse. Le café, quant à lui, est servi dans un bock. Cela fait bientôt une heure que nous sommes là, personne n’est venu, deux ou trois mobylettes ont dû passer devant et c’est bien tout. Je sors mon paquet de roupies poisseuses; je remercie pour le service et la qualité réelle de ce repas roboratif. Sur le chemin du retour, Apan, malgré l’heure tardive, ne semble pas pressé de me lâcher. Il cherche pour moi un salon de massage ouvert, nous nous arrêtons un moment devant une maison proprette, mais l’établissement est réservé aux femmes, le foot massage si apaisant ne sera pas possible ce soir. Le tuk-tuk déchire le silence encore un moment, le chemin qui mène à mon hôtel est plein de nids de poule. Il est onze heures. Je descends. Le tuk-tuk disparaît dans la nuit.

LES CARTABLES LES PLUS PROCHES DU DÉTROIT D’ORMUZ

Un orage est tombé hier soir sur Valbonne. Les colchiques bientôt couvriront les prés.
Khasab était peut-être l’endroit idéal pour terminer ce long périple (et par voie de conséquence la rédaction de ce carnet de voyage). Une curiosité géostratégique, un balcon désertique sur l’une des zones les plus sensibles de la planète, à deux pas de Bandar Abbas (Iran), là où les chèvres vont, indifférentes aux désordres du monde. D’une manière générale, j’aime ces zones improbables dénichées rêveusement sur les cartes. J’en ai déjà visité quelques-unes (par exemple cette région du Nord Togo / Benin, dans les environs de Natitingou, où on ne sait jamais de quel côté de la frontière l’on se trouve, se présentant devant un douanier que l’on croit Togolais alors qu’il est Béninois ou l’inverse.) J’adorerais traîner mes guêtres au bout de la Bande de Caprivi ou dans le Khakaborazi National Park, au Nord de la Birmanie, tout près des frontières indienne et chinoise. Gaston Rebuffat, l’alpiniste, écrivait que c’est au sommet de la montagne que l’on vient de gravir que naissent les idées de nouvelles ascensions. C’est la même chose pour les voyages.
Mon guide indiquait que le seul événement notable dans la vie communale de Khasab avait été ces dernières années l’inauguration du Supermarché Lulu. Voici comment Jean Rolin décrit l’établissement : « Dans l’attente de nouvelles instructions qui vraisemblablement n’arriveraient jamais, et après l’échec prévisible de ma mission auprès de l’émir de Sharjah, que pouvais-je faire, à khasab, sinon tuer le temps ? Par exemple, et afin de complaire encore à ce caprice de Wax, en poursuivant l’inventaire de toutes les choses, des plus infimes aux plus majestueuses, susceptibles d’être décrites, chacune dans sa catégorie, comme la plus proche du détroit d’Ormuz. Tâche d’autant plus immense, à Khasab, que la ville elle-même – à égalité avec Bandar Abbas – présente cette particularité, et donc aussi la plupart des choses qu’elle contient. Ainsi du distributeur automatique de billets installé dans le tout nouveau supermarché Lulu, celui qui vient d’ouvrir, près du port, sur un terrain remblayé, tant il est vrai que les Émirats n’ont pas le monopole de cette technique. Distributeur de billets dont je peux garantir qu’il est non seulement le plus proche du détroit mais également le seul, dans toute la ville, à être approvisionné régulièrement. »*
Je me suis quant à moi retrouvé en slip sur le parking du supermarché. Il ne s’agissait pas d’une soudaine crise d’exhibitionnisme (dans un pays où la pudeur est de rigueur et le streap tease sévèrement puni) mais de la nécessité de troquer mon short pour des pantalons longs, le plastique de l’habitacle de mon véhicule risquant de provoquer sur mes jambes d’habituelles et navrantes allergies cutanées (dermatose de contact). Compte tenu de l’affluence, ayant estimé nul le risque d’être surpris dans l’opération, je me suis donc changé pour entrer, en majesté, dans le supermarché. Apparemment à Khasab aussi la rentrée approche. Une montagne de cartables (voir photo) en atteste et, avec Jean Rolin, on admettra qu’il s’agit des cartables neufs les plus proches du détroit d’Ormuz, côté Péninsule Arabique du moins. Les clients quant eux étaient rares. Quelques ouvriers, quelques femmes revêtues du niqab… À noter qu’à Oman les traditions sont encore respectées et j’ai vu porté, par exemple, ce type de masque désormais très rare, le batoola. Pas question évidemment de photographier les femmes que j’ai croisées mais on se fera une idée grâce au mannequin du musée de Khasab installé dans les murs de l’ancien fort portugais.
Comment voit-on les choses à travers un batoola ? Je n’en sais rien… Pour regarder le monde, en ce qui me concerne en tout cas, il faudrait encore du temps, beaucoup de temps, mais voilà,  les cartables du supermarché Lulu vont bientôt lester les épaules, toutes les épaules. C’est chaque année pareil. On recommence, on repart…

Bonne rentrée à tous !

* Jean Rolin, Ormuz, P.O.L., 2013.

OMAN PÊCHE MIRACULEUSE

Le soleil s’est levé sur Oman, ma fenêtre s’ouvre sur le Détroit d’Ormuz.

Hier, de retour de la navigation, découverte de Khasab et des environs. Je m’arrête près d’une mosquée; des émigrés pakistanais et bengalis animent la rue. On vend des dattes, on boit des cafés. Je poursuis vers les faubourgs. De beaux enfants croisés. Une vallée du bout du monde, comme si Prads (Alpes de Haute provence)  s’était transformé en désert d’Arabie. Magnifique ! Il reste un peu de jour, je file de nouveau vers la mer. En contre-bas de la route des pêcheurs remontent péniblement un grand filet. Ils tirent en basculant leurs dos vers l’arrière, la prise doit être bonne. Oui, une centaine de kilos de petits poissons frétillants (un poisson frétille toujours avant d’y passer), mais aussi une énorme raie tigrée et une tortue ! Les enfants caressent le dos luisant des bestiaux. Ils ont un peu peur, semble-t-il, mais pas trop. Bientôt on remplit un grand casier des petits poissons mais on relâche la tortue puis la raie. Toutes deux s’éloignent sous le regard émerveillé du touriste et ceux habitués des pêcheurs. Enfin, retour par la plage. Quelques familles, quelques femmes, quelques hommes méditant…
J’ai filmé ces scènes. De retour en France je prendrai le temps de les monter. Ici, je n’ai pas le matériel pour le faire. Il me reste encore quelques heures avant mon retour. Je compte bien en profiter.

OMAN DAUPHINS

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J’avais eu l’occasion l’an dernier aux Açores d’une séance de whale watching. Aujourd’hui le boutre me conduit dans les fjords de l’Arabie, aux confins du Détroit, et nous verrons des dauphins. Petite équipe sympa : un groupe de jeunes Anglais vivant à Dubaï, des Asiatiques qui ne se mélangeront pas, deux membres d’équipage. Les dauphins nous accompagnent tout prêt de la quille. Puis, nous mouillons dans un décor digne d’un album d’Hergé (Coke en stock par exemple) et c’est une belle séance de snorkeling. Enfin, à l’heure où nous rentrons vers Khasab, la lumière se contraste. C’est époustouflant et il reste encore du temps pour voir, pour voir encore et encore !

OMAN MUSANDAM GRAND SPECTACLE

J’en étais donc resté à mes difficultés d’orientation dans Dubaï. On va vite passer sur ce sujet sans intérêt pour se retrouver sur la route de Ras al-Khayma et ses petites dunes de sable. Si on regarde une carte de l’Arabie et du Détroit d’Ormuz, on remarque que les Émirats Arabes Unis se terminent en pointe, mais en fait ce ne sont plus les Émirats Arabes Unis, c’est le Sultanat d’Oman, l’enclave de Musadam, juste en face de l’Iran à moins de quarante kilomètres. Jean Rolin a sorti l’an dernier un roman intitulé Ormuz. L’histoire se déroule dans ce secteur hautement stratégique et non moins étrange. Des montagnes quasiment vides, sans aucun arbre, sans femmes (très peu vues de toute la journée), quelques villages où on ne rencontre que des chèvres. Le passage de la frontière m’a rappelé la grande époque où j’allais du Togo au Bénin ou du Togo au Ghana. Patience, sourire, soumission : voilà la bonne stratégie pour passer. Une fois de l’autre côté, c’est alors le grand spectacle. On a quitté la plaine désertique pour la montagne désertique, escarpée, rocailleuse. La route serpente d’abord en bord de mer, au pied de falaises immenses ; on voit au-dessus de l’eau des escadrilles de cormorans. Puis, brusquement, la route s’élève sur une corniche vertigineuse qui permet de passer d’une crête à l’autre. Au loin les pétroliers ou les boutres croisent dans le détroit. Bientôt une dernière épaule au-dessus du vide et c’est Khasab, la seule ville d’un peu d’importance, le rendez-vous des pirates et des contrebandiers ! Omanais bien sûr mais aussi Pakistanais, Chinois, Bengalis, indiens, Philippins, Iraniens, etc. Vite, on regardera ça plus tard. Le boutre est là, il attend, il y a des bananes (et du thé, du café, de l’eau), montons, levons l’ancre et racontons tout cela demain !

DUBAÏ MEILLEUR DES MONDES

Venant de Jakarta, l’étape à Dubaï constitue un double décalage. J’ai erré dans la ville de 5h du matin à 10h du soir, fatigué, sans véritable curiosité, vaguement  écœuré. Dubaï, ce n’est pas ma tasse de thé, voilà tout : le centre de Deira et ses souks ne sont guère intéressants, le « vieux » quartier historique entièrement reconstitué fait carton-pâte, le Mall et sa tour me laissent songeur… Ce qui me frappe ici c’est l’Internationale du business. Au pied de ces immeubles époustouflants grouille un monde cosmopolite, apparemment heureux (?), avec ses individus allant et venant par catégories, comme dans une Utopie, comme dans Le Meilleur des Mondes.
Bon, autre problème, tout se ressemble, et j’ai galéré pour ramener la voiture de location de l’aéroport à l’hôtel. Idem le lendemain pour sortir de Dubaï et prendre la route d’Oman. Mais ça c’est demain, c’est une autre histoire, et le sujet du prochain article !

GLAUQUE GLOBOK

« Difficile à aimer, Jakarta est l’une des plus grandes mégapoles au monde. Sa grisaille urbaine s’étend sur des dizaines de kilomètres dans une plaine propice aux inondations, où seuls de rares parcs brisent la monotonie du béton. » (Lonely Planet)
Ah ça c’est sûr, ici on n’est pas dans « l’esthétique du paysage ». Le quartier de Taman Fatahillah est sympa, bonne ambiance, mais à Globok, où se situe mon hôtel, c’est disons plus calme… On n’y rencontre personne, sauf peut-être un jeune routard français un peu perdu. Il se reconnaîtra et je lui souhaite d’avoir trouvé rapidement une petite bicoque sans prétention.

PS : cet article est dédié à un certain Nicolas R. Il se reconnaîtra aussi ! 🙂

JOGJAKARTA : DU TOURISME TEMPÉRÉ ?

Je me rappelle avoir croisé la route d’un appelé nommé à Jogjakarta à l’époque où, jeune VSN (Volontaire du Service National), j’étais moi-même envoyé à Accra (Ghana), pour le compte du Ministère des Relations Extérieures. C’était en 1983. Combien de Français vivent aujourd’hui à Jogjakarta, au pied du volcan Gunung Merapi ? Je l’ignore. En revanche force est de constater que la rue de mon hôtel est bondée de touristes et donc d’établissements censés en satisfaire tous les besoins : bureaux de change, tour-opérateurs, restaurants français, cafés Cuba Libre, boutiques d’artisanat, salon de massage (moins bien qu’aux Philippines), tuk-tuk à moteur ou à pédales. Le soir venu, on se croirait dans un Juan-les-Pins un peu baba cool, la tenue réglementaire étant, pour les mecs, le short et les sandales scratch, pour les filles, le petit débardeur sexy, la jupe longue en batik (achetée le jour-même) et les sandales (mais pas scratch). Bali doit présenter les mêmes caractéristiques, comme certains coins de la Thaïlande.
Hier, de retour de mon périple à Borobudur, j’ai fini par me jeter dans la ville pour tomber par hasard sur une énorme teuf nationale, la célébration des 70 ans de l’Indépendance. République autoritaire, culte de la personnalité, islam modéré (?), tourisme et badminton tiennent ici le haut du pavé. C’est approximativement ce que je perçois mais je dispose de trop peu d’éléments pour en dire davantage. Une autre fois peut-être.
Ce soir je suis de nouveau à Jakarta. Mon hôtel est pourri, c’est la première fois du voyage, il fallait bien que ça arrive.
Dans deux jours Dubaï et le Détroit d’Ormuz.
On se rapproche.