L’ÉLÉPHANT ET LA PINTADE

Gac, au courant de ce voyage et de la raisonnable probabilité de tomber sur des éléphants entre Dapaong et la frontière ghanéenne, m’avait dit : si tu prends la caméra, tu ne verras pas les éléphants. C’est ainsi que, par superstition, j’ai en effet laissé la caméra à Accra et vu des éléphants. À l’aller, nous nous étions arrêtés pour photographier le panneau, et au retour, alors que le soir approchait, un type en mobylette nous fit de grands signes – curieuses gesticulations des deux bras m’amenant à penser qu’il en avait lâché son guidon – pour nous prévenir de quelque prodige. Deux cents mètres plus loin, un peu en contre-bas de la route, toute une famille était là en effet, paisiblement occupée à dîner.

Je suppose que l’observation des pachydermes est plus courante en Afrique de l’Est ou en Afrique Australe. Au Nord du Togo c’est beaucoup plus rare tant l’espèce connaît une inquiétante érosion. Excité comme une puce, je me retrouvai ainsi pieds nus sur la route, je ne sais comment à plusieurs mètres de la voiture. Sans doute nous étions-nous éloignés sans nous en apercevoir pour suivre le mouvement des animaux marchant en crabe. Lorsque la mère (ou le père, je n’ai pas vraiment vérifié) s’est mis à nous toiser en agitant ses grandes oreilles, nous avons couru comme des dératés, pensant peut-être à ce film des années 50 où un gros éléphant piétine tout ce qui bouge devant lui, une de ces images ressurgies de l’inconscient et dont il est généralement difficile de recouvrer l’origine.

Pour nous remettre de cette émotion, nous arrivons à la nuit dans le camp situé au centre de la réserve de la Kéran. C’est un camp qui ressemble, dans mon imagination, aux concentrations de lodges fréquentées – excusez du peu – par le vieil Hemingway, la veille de ses chasses. De la nuit nous parviennent des feulements (ici j’exagère tout à fait d’autant plus que, vérification faite, le feulement est une exclusivité du tigre du Bengale, absent de l’Afrique, comme chacun sait). Il y a aussi, de temps en temps, le tic tic (?) des criquets et, plus exact, le rire d’une hyène. Nous avons garé la 4L, rangé nos affaires dans la case aménagée et dirigé nos pas vers le restaurant. Nous sommes cinq : les trois voyageurs, le serveur et, invisible, le cuisinier. En Afrique les pintades s’appellent des francolins, et je me souviens avoir suivi la nuit (ce n’est pas là ma plus grande fierté) une chasse aux francolins à la lueur des phares – le collègue, assis sur le capot avec sa putain de carabine, attendant que le volatile passe devant le rayon lumineux. Quoi qu’il en soit, la pintade est commandée, nous l’attendons avec une bière sans doute, un peu de temps passe, les criquets tiquent tiquent, la hyène rit, et elle finit par arriver, nous la découvrons dans son lit d’ignames et de patates douces caramélisés, elle laisse échapper de petits filets de jus qui rehaussent son odeur, sa chair est d’or, digne de l’oie rôtie de L’Assommoir, elle semble une invention de la nature assaisonnée c’est-à-dire sublimée par l’Homme, de celles qui vous récompensent de tout ce que vous avez subi dans votre existence (parce que la vie n’est pas toujours drôle), peut-être aussi un don des dieux qui, le temps pensant en effet, s’agrandit dans sa splendeur épique, se pare de mille propriétés magiques et mystérieuses, continue de vous émerveiller longtemps, vous console des heures sombres et des années mornes, devient dans sa somptuosité-même une légende mirifique, une légende à raconter aux petits d‘hommes, à la communauté des êtres pensants, à la Terre entière, à l’Univers illimité !

Merci donc cuisinier invisible dont je ne saurai jamais le nom. Merci le serveur, merci la pintade, merci les criquets et la hyène, merci les tigres du Bengale. Merci l’Afrique, merci les amis, merci la vie ! Il fallait que ça sorte, voyez-vous, et c’est fait, j’en ai parlé : la pintade, la pintade, LA PIN-TA-DE !

CLIC CLIC

À Lomé les banderoles célébraient la gloire de Gnassingbé Eyadema ; au Bénin Mathieu Kérékou s’attribuait la gloire du marxisme ; à sa frontière le Burkina de Thomas Sankara s’affichait comme « Tombeau de l’impérialisme ». C’était l’époque ! Mon ami Patrick Breton en parle très bien dans son roman Cotonou, chien et loup (L’Harmattan). Vieux roublards comme Houphouët-Boigny à Abidjan, ou jeunes loups, oui, comme le capitaine Jerry Rawlings au Ghana. Les administrations, à Accra, exhibaient son portrait en noir et blanc, façon photographie du Che. De retour en France, j’en avais offert un exemplaire à un autre ami, Marc Mérienne, amateur de ce genre de curiosités. Et puisque nous en sommes à l’évocation des autocrates africains, je me souviens très bien avoir entr’aperçu le triste Empereur Bokassa dans une boutique de luxe devant laquelle je passais, au bas du boulevard Gambetta à Nice, à la fin des années 70. Aujourd’hui, abonné aux vidéos de la Ghana Broadcasting Corporation (il faudra aussi que je raconte comment et pourquoi j’ai travaillé dans cette honorable institution), je revois de temps en temps l’ex président Rawlings. Le fougueux capitaine, pourfendeur du kalaboulé (les magouilles locales), est devenu une sorte de sage qu’on vient consulter de toute l’Afrique. Il a grossi avec l’âge ; et il dégage une impression de sérénité très éloignée de l’image martiale et révolutionnaire qu’il cultivait à l’époque où j’avais voulu le filmer avec ma caméra super 8 sur l’esplanade de l’Indépendance, une fantaisie qui m’avait valu d’être raccompagné manu militari de l’autre côté des barrières par des gardes armés jusqu’aux dents et mesurant au bas mot 2m10.

En Afrique, cela ne rigole pas toujours. Après le Togo, nous sommes donc passés au Burkina Faso (l’ancienne Haute Volta venait d’être rebaptisée ainsi par les philologues de Thomas Sankara) pour passer une nuit étouffante à Ouaga, dans un hôtel ressemblant à un algeco. C’était la première fois que je mettais les pieds dans la capitale (j’y suis retourné souvent depuis) et on ne s’étonnera pas que j’aie avant tout remarqué les mobylettes et les vélos. Puis nous avons repris la route vers le Sud.

Ici, cinq souvenirs marquants :

  1. À Navrongo, la visite silencieuse de la superbe église catholique décorée de fresques naïves.
  2. Sans doute du côté de Paga, une concession isolée aux superbes cases peintes, spécificité de la région.
  3. Près de Léo, dans une réserve, une antilope-cheval qui traverse la piste devant nous, comme au ralenti.
  4. Plus loin, toujours en pleine savane, immobile, un étrange oiseau ressemblant au bec-en-sabot du Nil.
  5. Des militaires enfin, non loin de l’entrée de Pô…

Je ne sais pour quelle raison nous avions décidé de nous arrêter au bord de la route au niveau d’un petit pont aussi insignifiant que peut l’être un petit pont mais que nos satanés réflexes touristiques nous conduisaient à photographier (comme si la photographie de ce pont allait constituer la pièce maîtresse de notre collection inépuisable de photographies de ponts, peut-être à ranger dans un ensemble réunissant le pont de Londres, le pont Mirabeau, le pont de Brooklyn, le pont d’Avignon et autres ponts célèbres, y compris le pont du Bès, à Barles, Haute Provence). En position, nous sommes donc prêts à appuyer sur le déclencheur des appareils, lorsque, « sortis de nulle part », deux ou trois militaires en uniforme approximatif braquent sur nous leur fusils mitrailleurs. Halte ! Ne bougez pas ! Posez vos appareils ! Pourquoi photographiez-vous ce pont ?

Bonne question…

Sergent, nous photographions ce pont parce que nous avons le réflexe stupide de photographier la savane avec un premier plan intéressant – par exemple un pont –, histoire de rendre l’image un peu plus dynamique (?), un peu moins plate si vous préférez, un premier plan, quoi ! pour l’équilibre de la photographie, la règle des trois tiers, comment dire, on ne sait pas au juste, il y a un pont en pleine savane, on le photographie et c’est tout, ça ne va pas chercher plus loin !…

Filez vos appareils.

Alors ça, ce n’est pas possible. Ça coûte cher un appareil. On ne va pas vous donner nos appareils, tout de même…

Filez vos appareils.

Et tout à coup les pistolets mitrailleurs se relèvent (jusqu’ici ils étaient plus ou moins baissés en direction du sol caillouteux, et ils se relèvent sans l’ombre d’une hésitation, avec même un cliquetis, comme dans les westerns…) On se rappelle dans ces moments-là ce qu’on avait lu dans les guides : « En Afrique, ne pas photographier les édifices officiels, les ouvrages d’art, les sites considérés comme stratégiques. » et on se dit que de toute évidence ce pont en pleine savane est un édifice officiel, un ouvrage d’art et un site considéré comme stratégique, pas le pont d’Arcole, certes, mais un pont au-dessus d’une rivière asséchée, non loin d’un poste de garde par exemple, et qui justifie sans contestation possible l’intervention musclée sinon légitime de grands gaillards en tenue léopard et en tongs, comme des diables sortis de leur boîte et qui décidément n’ont pas l’air de vouloir rigoler. Ceci dit, pour peu qu’on garde un peu de sang froid et que, par chance, les militaires n’aient pas encore trop picolé, passé un moment de tension certaine (et on se dit : « Tout ça pour un pont… »), la négociation peut toujours commencer. En l’espèce (et pour finir cet insupportable suspense), nous obtenons de garder nos appareils au prix d’un léger sacrifice…

Filez les pellicules.

Alors ça, Monsieur l’Officier, ce n’est pas possible. On y tient trop à nos pellicules, on a toutes les photos des tatas tambermas, des tatas sombas, des mobylettes de Ouaga, de la savane arborée, de…

Filez les pellicules.

Mes deux camarades s’exécutent. Le ressort du boîtier fait « CLIC », le couvercle saute dans l’air surchauffé, et la pellicule prend le soleil fatidique, un peu comme Dracula au petit matin quand il s’est trop attardé sur le cou blanc de sa victime exsangue.

Comment ai-je pu, quant à moi, faire diversion et échapper à la sanction ? Je me le demande encore. Quoi qu’il en soit les photos de ces carnets (où ne figure pas celle du pont puisque je n’ai pas eu le temps d’appuyer sur le déclencheur) sont la preuve que les miracles existent, même en Afrique : CLIC, CLIC et RECLIC !

TATAS

Le massif de l’Atakora est une région de collines giboyeuses partagées entre le Togo à l’Ouest et le Bénin à l’Est. Comme je l’écrivais dans un précédent article la frontière n’est pas toujours clairement matérialisée  entre les deux pays, en sorte qu’on a tôt fait de se méprendre sur l’uniforme des rares autorités administrant le secteur. Côté béninois comme côté togolais la région vaut pour ses châteaux-forts appelés tatas, qu’il s’agisse des tatas tambermas (Togo) ou des tatas sombas (Bénin). L’habitat clairsemé – la distance entre chaque tata devant excéder la portée d’une flèche –, à l’exemple des châteaux du pays lobi (Burkina), se distingue essentiellement par sa hauteur et le caractère massif de ses murs de pisé. Si les animaux sont abrités au bas de l’édifice, les hommes vivent à l’étage. Leurs chambres basses donnent sur une terrasse, près des greniers surmontés de capuchons de paille.

Avec deux compères dont aujourd’hui les prénoms m’échappent, j’ai parcouru cette région en mai 1985. Nous étions partis d’Accra pour nous rendre jusqu’à Ouaga, en remontant l’étroit corridor togolais. Si je fais l’effort de me rappeler exactement l’itinéraire, cela donne quelque chose comme Accra – Aflao (frontière Ghana / Togo) – Lomé – Atakpamé – Kandé – Natintingou (pays somba / Bénin puis de nouveau Togo) – Kandé (la piste n’étant pas assez bonne pour Arli et le parc de la Pendjari) – Dapaong (frontière Togo / Burkina) – Koupéla – Ouagadougou – Pô (frontière Burkina / Ghana) – Navrongo – Bolgatanga – Bawku (frontière Ghana / Togo) – Dapaong – Boukoumbé (la pintade) – Kpalimé (frontière Togo / Ghana) – Ho – Accra. Je me suis aidé d’une carte pour retrouver certaines étapes mais je m’en veux surtout de ne pas avoir retenu, au lieu de ces noms de localités, les prénoms de mes bons camarades.

J’ouvre donc avec ce préambule un nouveau carnet de voyage. Plusieurs anecdotes me reviennent en mémoire et nous approchons du jour où je rendrai enfin justice au meilleur cuisinier de toute l’Afrique de l’Ouest !

L’album du jour est consacré aux tatas. Attention, passer de l’argentique au numérique avec les moyens rudimentaires dont je dispose ne donne guère de bons résultats. Bonne visite quand même. N’oubliez pas de cliquer sur les vignettes et de profiter du mode plein écran de votre ordinateur.