SAN ANTÔNIO ET L’HOMME DU MÉTRO

Encore un autre jour c’était l’hiver à Rio de Janeiro et le Christ Rédempteur du Corcovado n’apparaissait que par intermittence, comme s’il se refusait à la pleine lumière et s’amusait de ceux qui, comme moi, ne s’intéressaient à lui que pour sa photogénie. En matière de photogénie, je dois dire aussi que le Santo Antônio do Noto de l’Igreja de S. Francisco da Penitencia se pose là. Comme celle de Santa Margarida de Cortone et celle de São Luís, Roi de France, sa statue en bois polychrome est portée et vénérée dans les rues de la ville lors de la procession des Cendres. Il y a pourtant erreur sur la personne. J’apprends (*) que la confusion est fréquente au Brésil entre le Saint Antoine décédé à Noto (Sicile), qui était noir, et un autre Saint Antoine, en réalité Vivaldo, mort à San Gemignano (Toscane) ou à Caltagirone (Sicile), qui était blanc. Le premier venait d’Afrique et avait été acheté comme esclave musulman. Il se convertit sous l’influence de son maître et mena une vie de dévotion, en « esclave » du Dieu chrétien. Ses reliques, ramenées de Noto, se trouvent dans l’église Nossa Senhora da Expectacão de Rio et font l’objet d’un culte fervent. Le second était un riche seigneur vivant dans un luxe dispendieux. L’exemple de son directeur de conscience, le prêtre Bartolo de Picchiena, le conduisit cependant à changer de comportement. Il entra dans le premier ordre franciscain, mit sa vie au service des lépreux puis se retira et vécut en ermite. Lui aussi est vénéré au Brésil, particulièrement dans la somptueuse église S. Francisco de la Pénitence citée plus haut.

Le saint blanc que j’ai photographié était donc noir ; à moins de considérer que c’est une erreur de légende. L’affaire, quoi qu’il en soit, me semble caractéristique d’un certain mélange brésilien, appelé parfois plus noblement syncrétisme. Ce n’est que plus tard, une fois revenu en France, que je m’en suis aperçu : l’homme photographié le même jour dans le métro de Rio ressemble étrangement au Santo Antônio alias Vivaldo de l’église de la Pénitence. Mêmes sourcils, mêmes yeux exorbités, mêmes bouches. Seule la direction du regard diffère. Le saint tourne les yeux vers le Ciel, délaissant la vanité des choses humaines ici-bas. L’homme de Rio, lui, ne sait pas où il regarde. Il ne cherche pas. Il a la saudade, comme les trois autres personnes qui sont dans son dos, embarquées elles aussi dans le wagon de métro.

5h59

Un jour, vers 13h, j’ai pris un gros orage sur la tête. Je me trouvais à São Luis, Brésil, état du Maranhão, et l’horloge placée devant l’igreja Nossa Senhora do Carmo indiquait 5h59, du matin ou du soir, impossible de le savoir. Un petit tour sur Google Earth (ici) confirme que l’horloge reste toujours figée à cette heure fatidique. Depuis l’Église où une messe était en cours, j’ai traversé la place en courant pour me refugier sous l’auvent très étroit d’un réparateur de matériel électrique, très exactement à l’angle de la rua Afonso Pena et de la rua João Vital. Assis sur un tabouret, je tournais le dos à mon réparateur sauveur et j’ai pris un selfie, sans le consulter. L’homme, visiblement, avait un problème dentaire. J’ai attendu un moment que l’orage cesse et je suis reparti.

 

NÈGRE DANS SON COEUR

« – Après vous avoir entendu au concert, je me suis procuré quelques-uns de vos disques, j’ai téléphoné à votre maison de production, on m’a communiqué les coordonnées de votre agent et il m’a dit que vous seriez disponible aujourd’hui. J’ai pris l’avion avant hier. Nous sommes assis sur le divan qu’on voit à l’intérieur de la pochette de votre avant-dernier disque … ?

– Oui, je crois bien, en effet. Et donc ?…

– Hé bien, j’ai été frappé par ce que vous avez dit le soir du concert. Vous avez présenté vos amis, vos musiciens ; il y a avait la petite-fille de Vinicius, les fils de Baden, et je me suis dit que c’était dans la grande tradition de la bossa, les concerts entre amis comme à l’époque du café concert La fusa à Buenos Aires, des concerts de Vinicius avec Tom Jobim et Muicha. J’ai vraiment beaucoup aimé votre façon de faire des bœufs, de reprendre les standards.

– Vous aviez eu l’occasion de voir Vinicius sur scène ?

– Non, malheureusement, c’est un de mes grands regrets. En fait j’étais trop jeune.

– Vous savez que c’est le cinquantième anniversaire de la bossa nova cette année.

– Oui, cela ne m’a pas échappé. J’ai exactement le même âge que la bossa nova. Et vous ?

– Pardon ?

-Pardonnez-moi si je suis indiscret. Je voulais connaître votre âge.

– Heu, hé bien, j’ai 40 ans. Pourquoi ? »

*

On m’a dit qu’elle venait de Bahia

Qu’elle doit son rythme et sa poésie à

Des siècles de danse et de douleurs

Mais quel que soit le sentiment qu’elle exprime

Elle est blanche de formes et de rimes

Blanche de formes et de rimes

Elle est nègre, bien nègre dans son coeur

*

« Il n’y a rien comme le temps pour passer. » La bossa comme moi avons pris dix ans de plus. Ce n’est plus cinquante mais soixante, nous vieillissons ensemble.

Il est possible aussi que la définition par laquelle Vinicius définit la samba, une « tristesse-joie », blanche et nègre à la fois, corresponde à ce que je cherchais au cours de ce voyage et dont Salvador serait en effet le berceau. Dans ces carnets qui s’achèvent aujourd’hui à Salvador, c’est l’état que j’ai tenté de décrire. Dans la ville de Maria Bethânia, il se lit sur les visages comme dans les nuages du ciel. Quelque chose parle tout bas d’un déchirement, d’une terre lointaine perdue, mais c’est aussi un lieu d’allégresse et d’énergie, un appétit de vie.

Bien sûr, quand je dis Salvador, il me faut préciser. En équilibre sur le rebord d’une falaise, surélevé et quadrillé par la police, c’est du Pelourinho dont je parle. De Bahia on voit le Pelourinho, pas davantage, les vastes étendues modernes ou non qui filent vers le nord et l’est jusqu’à l’aéroport ne se visitent pas. Peut-être que ce Français rencontré un jour à Fatima, lui, les connaît. Il m’avait dit habiter Salvador ; la corruption, selon lui, y était généralisée comme la violence. Quand je le questionnais sur Itapoã, il balaya d’un revers de main mes références dépassées. Plus rien à voir, mon cher, une plage polluée, un quartier malfamé… Pourtant, au moment de quitter le Brésil et d’en finir avec ce long voyage, j’ai traversé la ville en taxi depuis l’hôtel. Je m’étais demandé où achever mon périple, dans quel lieu qui pourrait lui donner un sens au cas où il en manquerait. En dépit de l’avertissement reçu à Fatima, j’ai indiqué au chauffeur Itapoã – Itapoã por favor – et nous avons parlé de la chanson du disque à la couverture verte, avec le visage de Maria, Tarde em Itapoã, c’était d’ailleurs l’heure de la chanson, la fin de l’après-midi, à quelque chose près. Le ciel était chargé, pour ne pas déroger à l’habitude. Une fois déposé à l’angle de la rua Dorival Caymmi, j’ai marché le long du rivage avec ma valise « façon Burberry » achetée à Budapest, sur mes gardes évidemment car un touriste trainant une valise au bord de mer est une cible tentante pour les malfaiteurs. Je regardais les rares baigneurs, passais un moment sous un auvent pour m’abriter, marchais encore quelques centaines de mètres et m’arrêtai finalement pour poser mes bagages sur le sable et boire une dernière bière. L’Histoire retiendra ou non que je ne l’ai même pas payée car je n’avais plus de monnaie, seulement un dernier gros billet dont le patron de la gargote n’a pas voulu. Il m’a juste dit gentiment quelque chose comme « Merci de la visite », et je suis reparti en quête d’un dernier taxi.

J’avais la chanson dans la tête.

Um velho calção de banho
O dia prá vadiar
O mar que não tem tamanho
E um arco-íris no ar

Depois, na Praça Caymmi
Sentir preguiça no corpo
E numa esteira de vime
Beber uma água de côco
É bom!

Passar uma tarde em Itapuã
Ao sol que arde em Itapuã
Ouvindo o mar de Itapuã
Falar de amor em Itapuã

Passar uma tarde em Itapuã
Ao sol que arde em Itapuã
Ouvindo o mar de Itapuã
Falar de amor em Itapuã

Depois sentir o arrepio
Do vento que a noite traz
E o diz-que-diz-que macio
Que brota dos coqueirais

E nos espaços serenos
Sem ontem nem amanhã
Dormir nos…

De ce lieu, Itapoã, Vinicius nous dit ceci : le soir venu, on y sent tout doucement toute la Terre tourner.

BOUTEILLE À LA MER

 

 

J’écoutais Nau Catarineta de Teca et Ricardo :

Ô beau vaisseau Catarineta

de lui je vous dirai

sept ans et un jour, oh Tolinda

par dessus les vagues de la mer.

Il n’y avait plus rien à boire

Pas la moindre chose à manger

On tua notre coq, oh Tolinda

qui était là pour chanter.

Lève-toi ma vigie

ma petite vigie royale

Essaye de voir la terre d’Espagne, oh Tolinda

les sables du Portugal.

*

Au loin j’aperçois le tournoiement d’une compagnie de vautours. Ils ne sont pas très haut, à quelques mètres seulement de la plage à cet endroit rocailleuse, et les voici qui piquent vers le sol, y sautillent, donnant de grands coups de bec à une charogne. Rien ne pourrait les déranger. Je m’approche et vois ce qu’il reste de la tortue de mer, pas grand chose, quelques viscères, la carapace et la tête, avec les yeux encore ouverts. Ce n’est pas violent, juste naturel, un peu hypnotisant je l’avoue, quand tout à coup c’est le grain qui menaçait, sans concession, d’une force qui retourne en une seconde mon parapluie et me désarticule, pantin lamentable, dans mon effort inutile d’enfiler l’imperméable de fortune acheté à Puerto Iguazú, en prévision de la visite des chutes. C’est une débandade, si j’ose dire, une retraite en rase campagne (voir ici une plage immense), jusqu’à un abri trop tardif (je suis instantanément trempé jusqu’aux os) et pourtant site d’une nouvelle rencontre (si j’ose dire aussi), celle d’un autre mouillé, un de ces hasards qui sont le lot des voyages, leurs surprises et leur charme (parfois, mais pas ici, leurs emmerdes).

– Hi !

– Hi !

– My umbrella is broken.

– I see.

Nicolo, banquier italien polyglotte, me facilite la tâche en poursuivant très vite en français. Le lendemain, nous nous retrouvons sur le ponton ; nous prenons ensemble la grosse barque qui nous ramènera à Salvador, et passons la journée (il faut du temps pour traverser la baie de tous les saints) à causer de tout, du Brésil, de São Paulo, de la France et de l’Italie, de l’Europe et des nationalismes.

Entre temps ? Boipeba. Très loin.

J’y marche. J’y marche avant la tombée de la nuit, avant la soirée dans le village sans voiture. Rien d’autre que cela, la marche, au bord de l’océan, dans la forêt, croisant de temps en temps quelques êtres humains, peu, deux adolescents armés de machettes, des pêcheurs remontant leurs filets, une famille traversant à gué le bras d’une rivière avant que la marée ne recouvre tout, une instituteur (?), un exploitant de cocoteraie donnant des instructions à son factotum, que sais-je encore, une population maigrelette, occupée à sa vie et à laquelle je ne prétends laisser aucun souvenir particulier. La marche, cependant, il peut arriver qu’elle fatigue. Alors qu’un nouveau grain s’annonce, ayant abandonné le squelette de mon parapluie là où je le pouvais et de manière plus ou moins écologiquement correcte,  je m’arrête sous les palmes mal ajustées d’une paillote. La patronne me sert une cachaça, comme si j’avais besoin d’un remontant. Mais le patron, lui, me parle d’une autre bouteille, celle qu’un pêcheur a ramenée l’autre jour alors qu’elle roulait sur la plage, comme dans une émission de télé-réalité, comme dans un roman d’aventure exotique, avec son personnel stéréotypé – les pirates, le loup de mer, la jeune prisonnière, le perroquet, le crochet du capitaine à la place de la main – et son décor obligé : sable, palmiers, hamac, coffre, poudre, meubles de bric et de broc… Dans cette bouteille, oui, un message – cela ne pouvait être autrement au fond puisque nous sommes en plein roman – que le tenancier, précautionneusement, me montre pour que je le photographie. Mise à l’eau le 25 juillet 2017 au large du Cap par un certain Pierre Cilliers, de la South Africa National Space Agency (SANSA), la bouteille a mis un an pour atteindre la côte du Brésil depuis semble-t-il ce que son expéditeur appelle la « Samba line », cela ne s’invente pas, située en effet dans l’Atlantique, à l’est des côtes de l’Afrique du Sud. Il est aussi question du courant d’Agulhas dont la bouteille a sans doute profité pour voyager jusqu’ici, jusqu’à la plage, le pêcheur, la paillote… Mais mon imagination trouve ici ses limites. Le message me paraît brouillé, et pas seulement parce que l’eau et l’humidité ont pu l’endommager. Le patron et la patronne sourient, c’est toujours ça de pris, le pêcheur est depuis longtemps retourné à sa pêche, et moi, sitôt cet article publié (l’avant-dernier de ces carnets), je m’en vais écrire à Pierre Cilliers en espérant le trouver, quelque part dans la réalité.

Mon mail parviendra-t-il à son but ? Je l’espère mais il arrive en que l’on écrive en pure perte. Ou presque.

 

« PLAGE DE SABLE BLANC »

J’allais en Afrique rechercher les racines. Je visitais des forteresses portugaises. J’écrivais.

*

Mon ami Denis Gabriel, apprenant que je me rendais au Brésil, m’a aussitôt parlé de Natal, d’un séjour qu’il y avait passé voici une vingtaine d’années. Il ne sera peut-être pas content que je le dévoile (mais le scoop n’a rien de planétaire), nous avons le projet de nous rendre au Ghana ensemble pour des recherches sur les forts. Ce printemps, il m’a dit : « Va à Natal, va visiter le château dos Reis Magos, tu ne peux pas manquer ça ! » Et maintenant il est passé 17h, le taxi vient de me déposer près de la plage, je cours dans le sable, je m’égare dans la mangrove, je perds le cache de mon appareil photo sans m’en apercevoir (une de mes spécialités), je change de direction, finis par trouver le chemin menant à la jetée et photographie le fort avant que la lumière ne tombe.

L’hôtel est à l’autre bout de la ville curieusement partagée en deux par le très étendu  parc des dunes. Ma chambre occupe une sorte de tour, un mirador si l’on préfère, j’ai l’impression d’être dans une cabine de capitaine au plus haut d’un navire. Pour les deux jours suivants, je me rends aussi à Tibau do Sul, à deux heures de bus de là. Impression consacrée : bout du monde ! surtout si l’on passe le chenal et suis la plage sans fin. Ou bien le bout du nez du Brésil, son grain de beauté le plus proche de l’Afrique. Éblouissant et sans quad à l’horizon (une spécialité de Fortaleza cette fois) !

Ces heures sont précieuses. J’ai cessé de prendre des notes. Je vis. Et la rédaction de ces carnets, aujourd’hui, faute de traces écrites, glisse peu à peu vers une liberté, vers une attention à soi, aux émotions éprouvées là-bas, pas davantage. Que dire d’ailleurs de neuf d’une « plage de sable blanc » ? Le poids en tonnes de la production de noix de coco locale ? Le dernier rapport sur les ravages du cocos nucifera (le Brésil semblerait épargné) ? Non, un cocotier se photographie – on ne peut d’ailleurs pas s’en empêcher -, dans la douce satisfaction de fabriquer un cliché et d’être en accord avec la beauté du monde, fût-elle partout conventionnellement dupliquée. Profite, Alain, promène-toi dans tes cartes postales, « prends-en plein les yeux ! »

Le dernier matin à Natal, avant de partir pour Salvador, je veux retourner au fort pour visiter l’intérieur, le voir sous une autre lumière. Le taxi me dépose au même endroit que l’autre soir mais semble intrigué par un attroupement. Là, sur la plage où j’espérais retrouver le cache de mon appareil, gît un cadavre. C’est une pauvre forme molle à quelques mètres du parapet, à deux pas des palétuviers, sur le sable. Une nouvelle fois, je fais le grand tour pour accéder au fort, entrer par sa porte principale, et monter jusqu’aux remparts. Au loin, le corps est toujours à la même place. On le confondrait maintenant avec un gros caillou plat. Quelques flics, quelques curieux (et encore), restent à bonne distance.

Le journal O Globo, le surlendemain, parle d’un homicide Praia do forte.

Corps non identifié.

ÉQUINOXIALES

 

Je lisais Équinoxiales de Gilles Lapouge (1977). Nous sommes un peu du même pays :

« Sur Rio, je n’ai rien à dire. Rien à déclarer. Je vois bien que c’est une belle ville, ça crève les yeux mais justement ! J’y suis allé vingt fois peut-être et je n’ai jamais obtenu un frisson. Dès que je vois Copacabana, Ipanema ou Leblon, je tombe en panne. Mon esprit ne me fournit plus rien. Il faut dire que le Christ de Corcovado et le Pain de Sucre, quels paquets, et pas moyen de les ignorer, ils se pavanent dans toute la ville. »

« (À Digne) nous avons également des mouettes qui arrivent de la Méditerranée. Elles ont été induites en erreur par le barrage de Jouqes et puis, de barrage en barrage, on sait ce que c’est, on se retrouve en pleine montagne. Il faut les voir, quand elles planent au-dessus de notre rivière, la Bléone. Elles cherchent la mer. Elles jettent des regards courroucés sur le rocher de Neuf Heures que fréquentent les aigles, sur la neige des Trois Evêchés. Nos lavandes les intriguent, les chagrinent. (…) Depuis le temps que nous n’avions pas de mouettes ! Leur arrivée, voici trois ans, doit être comptée comme le seul événement un peu sérieux advenu chez nous depuis la fin du paléolithique. »

*

Un peu de coquetterie, n’est-ce pas ? Mais c’est bien cette vieille lecture de Gilles Lapouge qui m’a conduit cet été à São Luis (à propos duquel il est à la fois plus juste et plus prolixe) ; grâce aussi à ses textes, jadis, que j’appris une première fois ce que me diront plus tard tous mes voyages : voyager dans l’espace est aussi voyager dans l’épaisseur fantasmée du temps. Là-dessus, on peut lui faire confiance, l’Amérique du sud est imbattable, et São Luis peut-être le plus beau carottage d’imaginé possible.

Ici le temps travaille. Ce qui meurt se recouvre, disparaît sous la végétation, se transforme en humus qui, de nouveau, donne autre chose, une autre texture qui se transformera à son tour. La ville lézardée se régénère dans sa décadence, sombre inexorablement en projetant ses feux, son théâtre à ciel ouvert, déglinguée comme le « piano auquel les tropiques donn(ent) une sonorité d’épinette. » (Alejo Carpentier)

La ville porte le nom d’un roi qui vient d’avoir onze ans, Louis XIII, fils d’Henri IV. Nous sommes en 1612;  Daniel de la Touche de La Ravardière – qui a son buste devant la mairie – vient de donner à la France son éphémère capitale équinoxiale : une rade sablonneuse, un fort, quelques constructions sommaires au coeur des terres Tupinanbas dont parle aussi Jean de Léry, autre protestant. Mais c’est le Portugal, encore, qui fera siège, construira les fermes, tracera des rues, jusqu’au Brésil oublieux de sa gloire, fatigué en quelque sorte comme un vieil homme sur une place d’église. Longue histoire que croise celle d’Alcântara, au loin sur l’autre rive.

Là-bas, ou ici, ou ailleurs, peut-être verrez-vous vos premiers ibis rouges ? Peut-être y apprendrez-vous à prononcer le nom imprononçable de Lençóis Maranhenses ? Peut-être y testerez-vous la liqueur de jenipapo, liqueur de mélancolie ? À vous de voir, à vous de sentir. Lui, quitté le sud où l’herbe gelait, quitté Rio, il a survolé le monde en quelques heures, un soir ou une nuit. Il est allé vers l’Équateur. Il s’est rapproché et il est loin. Il ne sait plus de quelle époque est l’air qui se respire, la chaleur qui l’assomme à midi, le moustique qui le pique à minuit.

Et vous, lorsque vous le regardez, vous vous dites  sur un banc, à l’ombre d’un banian, il va poser son sac et faire halte.

Sachez-le, s’il ferme les yeux, immobile, il deviendra racine de son arbre.

PIERRES RONDES

Je rêvais de remonter toute la côte du Brésil kilomètre par kilomètre, jusqu’à Belem, jusqu’aux Guyanes, comme Marius jusqu’aux Îles sous le vent.

*

De mémoire de carioca, de touriste ou de climatologue, jamais personne n’a vu autant de pluie à Rio de Janeiro qu’en ce mois d’août 2018. Essayons donc à Paraty, plus au sud. Mais il pleut aussi ! il faut s’y faire, mouiller la chemise et profiter des éclaircies ! Je vais laisser filer aujourd’hui, ne pas faire l’article, laisser rêver le lecteur, le laisser sautiller de pierre ronde en pierre ronde, celles qui ont été portées du Portugal pour lester les premières caravelles.

TOCA DO VINICIUS OU LE DOIGT DANS L’OEIL

Vinicius de Moraes, Toquinho, Maria Bethania, Antonio Carlos Jobim, Chico Buarque de Hollanda, João Gilberto… Je m’étais mis à acheter tous les disques, chez Acolan ou, en face, à Photo Poste, il existait encore des disquaires à cette époque ; je les écoutais en boucle. Je voyais Copacabana en remontant la Promenade des Anglais ! Je cherchais, rue des Abbesses à Paris, la petite boîte de production de Pierre Baroud.

Saravah ! (*)

*

Mais au fil des années, je me suis aussi persuadé que la musique de mes maîtres, apparue en 1958, c’est-à-dire cinquante ans avant la mort – à cinquante ans – de Mickaël Jackson, aurait depuis longtemps disparu du paysage sonore brésilien lorsqu’un jour – que je retardais toujours davantage – je poserais pour la première fois mes valises à Rio. C’est vrai, pourquoi avoir attendu tant d’années ? Peut-être pour éviter une déception que je jugeais inévitable ?

Hé bien, je me fourrais le doigt dans l’œil. En ce mois d’août 2018, Rio, São Luis, Natal, Salvador da Bahia, d’autres lieux encore m’ont offert la plus belle des surprises : la bossa nova s’écoule partout dans les rues, à flots continus, rencontrant le flot tout aussi vivant de la samba, des rythmes des tambours venus d’Afrique. C’est une merveille.

Le premier soir, en redescendant de San Teresa, j’ai dans la tête de me rendre à un restaurant conseillé par mon guide. Il se trouve à deux pas de mon hôtel. Pourtant, en passant rua Joaquim Silva, je tombe en arrêt devant un autre restaurant. Milton Nascimento ? Non, David Dias. Une voix cristalline qui me gratifie de Trem Azul, la chanson du vent, la préférée :

Coisas que a gente se esquece de dizer

Frases que o vento vem às vezes me lembrar

Coisas que ficaram muito tempo por dizer

Na canção do vento não se cansam de voar

Je dîne sur place et oublie mon guide, pas les paroles portées par le vent !  Et c’est ce même vent coulis que j’ai suivi de Rio à Salvador pour enchanter mon voyage !

Ipanema, le lendemain, rua Vinicius de Moraes. Je déniche vite la boutique. Toca do Vinicius. Devanture foutraque. Entrée timide. Faire semblant de regarder un peu les rayons, repérer que je suis bien dans l’antre. Oui, bien sûr, je me présente, Alain Deloffre, enchanté, je suis Carlos Afonso, le gardien du temple ! Quelques mètres carrés qu’il rêve d’agrandir pour faire de sa boutique-caverne, enfin, le véritable et le seul musée de la bossa nova ! Il me montre ses trésors (qu’il va chercher derrière) : des originaux de Vinicius; le 78 tours Odéon de João Gilberto, Chega de Saudade, morceau mythique de 1959; des photographies dont l’une prise à Paris, l’année du Brésil en France (1998), où ce vieux communiste de Carlos s’arrange pour ne pas serrer la main de Chirac (sympathique, non ? Non, Monsieur, capitaliste !) Il parle beaucoup,  dans un français tonitruant,  plutôt sûr : votre idée de traduire Orfeu da Conceição avec votre fille Pauline est excellente, je vous aiderai, je vous enverrai des documents, Vinicius n’aimait pas le film d’Albert (sic) Camus, le Marché veut Argent et Vinicius de Moraes est moourto et a laissé beaucoup de choses pour vendre, et le Marché, le Marché, l’a associé à Antonio Carlos Jobim, un très grand compositeur, très bien, mais la monumentalisation (sic), ce n’est pas possible en double, ça c’est chose du Marché (sic), non, c’est chacun, un monument pour chacun, avec sa vie et son oeuvre ! Heu, qu’est-ce que je disais ? Ah oui, Chega de Saudade, avant Chega de Saudade, Vinicius et Tom avait enregistré une chanson Canção do Amor Demais avec une déése (sic), Elisete Cardoso, et c’est là que João Gilberto les a accompagnés, qu’il a inventé le rythme de la bossa, il a fait pour la première fois dans un enregistrement… la pause, non plus le beat continué, mais le beat avec la pause ta… chac chac… ta… chac chac…. ta…. chac chac… sonotité pause sonorité pause…

Cela a duré une heure.

Il se dit lui-même « vieux fou ». Je ne l’ai trouvé ni fou, ni vieux. Quand je l’ai quitté, il m’a lancé : « Nous sommes toujours ensemble ! »

*Bénédiction !

UNE VIEILLE HISTOIRE

Décembre 1977. Je l’aimais. Je montai l’escalier raide de l’immeuble rue Pairolière. Elle m’ouvrit, me sourit, me fit entrer. Une alcôve à gauche, un salon au fond, une table, le tourne-disque… Et aussitôt cette musique, cette chanson, cette musique, comme descendue du ciel en sa naissance, m’ouvrant un monde, Tristeza não tem fim / Felicidade sim / Tristeza não tem fim / Felicidade sim, je n’y pus rien, c’était parti, définitivement envoûté, amoureux de cette voix (Vinicius de Moraes), de cette langue (le portugais), de cette musique (Tom Jobim), de ce qu’elle m’offrait de neuf, la brise dans les palmiers, cette tristesse et cette joie, tout à la fois, toute l’âme, le cœur-même du Brésil, de la bossa nova.

*

J’y reviendrai.

Voilà comment je me retrouve (et avec quelles valises) à Rio de Janeiro, Brésil, quand bien même un certain temps serait passé depuis cet épisode romantique en diable mais indubitablement fondateur. Il pleut, bien sûr. Le taxi ne cause pas français et, en quarante ans, je n’ai pas été fichu d’apprendre le portugais. La satisfaction, c’est plutôt l’hôtel, trois étoiles à Lapa, pas un bouge. Je vais passer là plusieurs jours, autant disposer d’un certain confort.

Il faut maintenant que je réfléchisse à ce que je vais dire sur Rio. La ville, au fond, ne m’a pas charmé comme je pouvais l’imaginer jadis. La pluie, peut-être. La misère et l’indifférence des rues surtout. Vous ne pouvez pas vous pencher sur le corps recroquevillé du misérable, il ne le souhaite pas, vous craigniez de vous salir, vous craignez pour votre vie, vous passez, vous comme les autres, et si vous êtes touriste, depuis la rua Riachuelo où se trouve votre hôtel « d’un certain confort », oui,  vous passez sous l’arche de Lapa, vous grimpez l’escalier Selarón, vous buvez votre première caïpirinha à Santa Teresa, vous allez au miradouro pour voir le Pain de Sucre au loin, vous prenez le tramway, bref, vous faites votre taf de touriste un peu mouillé ce jour-là, un peu piteux, un peu touriste, quoi.

Pas romantique.

POINT DE VUE

Un voyage au long cours, préalablement dessiné par l’imagination au gré de ses lubies, réserve des phases d’ennui, d’autres de solitude, et quelques rencontres inoubliables, à ranger précieusement dans sa réserve de souvenirs heureux. Il est aussi d’autres phases où le voyage se résume à la contemplation. Que dire d’original sur les pyramides de Gizeh ou sur les cataractes d’Iguaçu ? Que vivre dans ces parages où chaque pierre du chemin est polie par les pas innombrables de nos prédécesseurs (attention aux glissades) ? Il faut simplement marcher et regarder, sentir, admirer, puis rendre compte de cette expérience avec simplicité et selon son angle personnel.

Je ne reviens pas sur l’épisode des frontières. À ma connaissance, les chutes sont un des rares sites naturels et touristiques à être décrit dans trois guides différents (Paraguay, Argentine, Brésil). On y débat notamment sur la meilleure approche du secteur (par l’Argentine ? par le Brésil ?), sur la beauté respectives des multiples points de vue et sur les moyens les plus commodes de passer de l’un à l’autre sans trop de problèmes avec les douanes. J’ai opté pour ma part pour une visite commençant en Argentine et finissant au Brésil. Je ne le regrette pas et ajoute cet avis aux milliers d’avis déjà émis sur la question.

Mon angle personnel ? Dire par exemple que si on se place du côté droit du bus Cataratas au départ de Puerto Iguazú, on apercevra devant une caserne militaire quelques tombes des héros argentins morts pro patria lors de l’inutile guerre des Malouines.  Intéressants aussi les panneaux de vigilance routière : ce sont bien des jaguars qui sont dessinés. Le site des chutes lui-même, côté argentin, est remarquablement aménagé. Signalétique très bien conçue. Dans le petit train qui me ramène de la Garganta del Diablo, j’observe du coin de l’œil mes voisins, un couple et une enfant. La mère et la fille sont dans un monde complice, dégagent une impression de tendresse et d’amour. Le mari, lui, est dans un autre monde. Taciturne, sombre, il n’a aucun regard pour sa femme, son enfant, encore moins pour le paysage. Il s’ennuie. Pourtant, s’il est une promenade familiale, c’est bien celle des cataractes, qu’on soit côté argentin (plutôt le haut des chutes) ou côté brésilien (le bas). À titre personnel, impressionné comme quiconque par l’ampleur des chutes (je renonce à les décrire, j’en suis incapable), je reste au fond davantage séduit par le fleuve avant qu’il ne s’effondre dans l’abîme. Dans les lointains, sur une largeur impressionnante, je perçois l’immensité du continent, sa profondeur, y imagine la lente progression des premiers explorateurs, en position de guet face à la forêt menaçante. Ce sont les images d’Aguirre La colère de Dieu que je superpose au spectacle.

Oui mais voilà… Les jaguars  sont vraiment encerclés. La forêt du parc national d’Iguaçu est certes extrêmement dense, mais vue d’avion, d’où l’on admire les méandres paresseux du Rio Paraná, elle apparaît comme une île, perdue au milieu des terres cultivées à perte de vue.

J’arrive finalement dans la banlieue de Fos do Iguaçu. La lumière est dorée lorsque je passe le seuil de la villa transformée en AJ. Ce sera une nuit en dortoir. Pour le moment je sors rapidement dans la rue qui n’a pas l’aspect d’une rue, un chemin large plutôt où je croise des écoliers rentrant chez eux, un cheval fou dans un enclos, quelques motocyclistes, des vieilles dames suspicieuses. Je me dis que je suis au Brésil, oui, que j’entre dans une histoire vieille de quarante ans, celle dont je raconterai, je l’annonce, quelques fragments dans mes articles suivants. J’attends que la nuit tombe et je vais dîner d’un plat de lasagnes dans le seul restaurant du coin. Je suis bien.

Demain, Rio de Janeiro.