« – Après vous avoir entendu au concert, je me suis procuré quelques-uns de vos disques, j’ai téléphoné à votre maison de production, on m’a communiqué les coordonnées de votre agent et il m’a dit que vous seriez disponible aujourd’hui. J’ai pris l’avion avant hier. Nous sommes assis sur le divan qu’on voit à l’intérieur de la pochette de votre avant-dernier disque … ?
– Oui, je crois bien, en effet. Et donc ?…
– Hé bien, j’ai été frappé par ce que vous avez dit le soir du concert. Vous avez présenté vos amis, vos musiciens ; il y a avait la petite-fille de Vinicius, les fils de Baden, et je me suis dit que c’était dans la grande tradition de la bossa, les concerts entre amis comme à l’époque du café concert La fusa à Buenos Aires, des concerts de Vinicius avec Tom Jobim et Muicha. J’ai vraiment beaucoup aimé votre façon de faire des bœufs, de reprendre les standards.
– Vous aviez eu l’occasion de voir Vinicius sur scène ?
– Non, malheureusement, c’est un de mes grands regrets. En fait j’étais trop jeune.
– Vous savez que c’est le cinquantième anniversaire de la bossa nova cette année.
– Oui, cela ne m’a pas échappé. J’ai exactement le même âge que la bossa nova. Et vous ?
– Pardon ?
-Pardonnez-moi si je suis indiscret. Je voulais connaître votre âge.
– Heu, hé bien, j’ai 40 ans. Pourquoi ? »
*
On m’a dit qu’elle venait de Bahia
Qu’elle doit son rythme et sa poésie à
Des siècles de danse et de douleurs
Mais quel que soit le sentiment qu’elle exprime
Elle est blanche de formes et de rimes
Blanche de formes et de rimes
Elle est nègre, bien nègre dans son coeur
*
« Il n’y a rien comme le temps pour passer. » La bossa comme moi avons pris dix ans de plus. Ce n’est plus cinquante mais soixante, nous vieillissons ensemble.
Il est possible aussi que la définition par laquelle Vinicius définit la samba, une « tristesse-joie », blanche et nègre à la fois, corresponde à ce que je cherchais au cours de ce voyage et dont Salvador serait en effet le berceau. Dans ces carnets qui s’achèvent aujourd’hui à Salvador, c’est l’état que j’ai tenté de décrire. Dans la ville de Maria Bethânia, il se lit sur les visages comme dans les nuages du ciel. Quelque chose parle tout bas d’un déchirement, d’une terre lointaine perdue, mais c’est aussi un lieu d’allégresse et d’énergie, un appétit de vie.
Bien sûr, quand je dis Salvador, il me faut préciser. En équilibre sur le rebord d’une falaise, surélevé et quadrillé par la police, c’est du Pelourinho dont je parle. De Bahia on voit le Pelourinho, pas davantage, les vastes étendues modernes ou non qui filent vers le nord et l’est jusqu’à l’aéroport ne se visitent pas. Peut-être que ce Français rencontré un jour à Fatima, lui, les connaît. Il m’avait dit habiter Salvador ; la corruption, selon lui, y était généralisée comme la violence. Quand je le questionnais sur Itapoã, il balaya d’un revers de main mes références dépassées. Plus rien à voir, mon cher, une plage polluée, un quartier malfamé… Pourtant, au moment de quitter le Brésil et d’en finir avec ce long voyage, j’ai traversé la ville en taxi depuis l’hôtel. Je m’étais demandé où achever mon périple, dans quel lieu qui pourrait lui donner un sens au cas où il en manquerait. En dépit de l’avertissement reçu à Fatima, j’ai indiqué au chauffeur Itapoã – Itapoã por favor – et nous avons parlé de la chanson du disque à la couverture verte, avec le visage de Maria, Tarde em Itapoã, c’était d’ailleurs l’heure de la chanson, la fin de l’après-midi, à quelque chose près. Le ciel était chargé, pour ne pas déroger à l’habitude. Une fois déposé à l’angle de la rua Dorival Caymmi, j’ai marché le long du rivage avec ma valise « façon Burberry » achetée à Budapest, sur mes gardes évidemment car un touriste trainant une valise au bord de mer est une cible tentante pour les malfaiteurs. Je regardais les rares baigneurs, passais un moment sous un auvent pour m’abriter, marchais encore quelques centaines de mètres et m’arrêtai finalement pour poser mes bagages sur le sable et boire une dernière bière. L’Histoire retiendra ou non que je ne l’ai même pas payée car je n’avais plus de monnaie, seulement un dernier gros billet dont le patron de la gargote n’a pas voulu. Il m’a juste dit gentiment quelque chose comme « Merci de la visite », et je suis reparti en quête d’un dernier taxi.
J’avais la chanson dans la tête.
Um velho calção de banho
O dia prá vadiar
O mar que não tem tamanho
E um arco-íris no ar
Depois, na Praça Caymmi
Sentir preguiça no corpo
E numa esteira de vime
Beber uma água de côco
É bom!
Passar uma tarde em Itapuã
Ao sol que arde em Itapuã
Ouvindo o mar de Itapuã
Falar de amor em Itapuã
Passar uma tarde em Itapuã
Ao sol que arde em Itapuã
Ouvindo o mar de Itapuã
Falar de amor em Itapuã
Depois sentir o arrepio
Do vento que a noite traz
E o diz-que-diz-que macio
Que brota dos coqueirais
E nos espaços serenos
Sem ontem nem amanhã
Dormir nos…
De ce lieu, Itapoã, Vinicius nous dit ceci : le soir venu, on y sent tout doucement toute la Terre tourner.