L’ITINÉRAIRE CABRAL

 

Une morna chante que tu es vivant dans les mémoires,

Tu l’es dans la mienne,

Compagnon de lutte d’un temps où celle-ci se partageait.

À Los Angeles, j’ai appris ton meurtre, un matin de janvier.

Au Cap-Vert, après l’indépendance, j’ai été accueilli en frère d’armes.

Le tutoyeur s’appelle Gérard Chaliand, poète, géo stratège et baroudeur ; le tutoyé se nomme Amilcar Cabral, ingénieur agronome, éducateur, chef de guérilla et figure tutélaire de ses deux patries, le Cap-Vert dont était originaire son père, et la Guinée-Bissau, terre de sa mère où, avec ces carnets, nous nous rendrons bientôt.

À Praia commence un Cabral Tour que je n’avais pas forcément prévu. Le premier jour, depuis la terrasse du palácio da cultura, je domine une vaste esplanade et m’interroge sur la statue qui pour le moment me tourne encore le dos. Descendons. C’est Amilcar Cabral dont on célèbre ici la mémoire, à mi-distance de la bibliothèque nationale (à sa gauche) et du chantier du futur temple mormon de Praia (à sa droite). Les Cap-Verdiens et Guinéens réunis lui doivent d’avoir ouvert le chemin de leur liberté. Fondateur du PAIGC, Partido Africano da Independência da Guiné e Cabo Verde, il fut partisan du non-alignement, promoteur de l’éducation en zone rurale, théoricien de la guerre de libération – à ne pas confondre avec la guerre tout court – et bien sûr, comme le rappelle Chaliand dans son poème, guérillero contre le colonisateur portugais qui, peu de temps avant l’indépendance, finira par avoir sa peau. Au cours de ce voyage, je verrais combien il est présent dans l’archipel et apprendrais l’histoire de sa súmbia, son bonnet de laine mythique aujourd’hui exposée au musée Cabral de Praia. Alors qu’il expliquait à quelques paysans de la région de Farim, en Guinée portugaise, pourquoi il fallait combattre pour la liberté, le plus vieux d’entre eux lui offrit la seule chose qu’il pouvait offrir, sa súmbia que, dès lors, le révolutionnaire n’allait plus quitter. Je repenserais à cette histoire en sortant du bagne de Chão Bom à Tarrafal de Santiago (littéralement « la bonne terre » !) où, du temps de Salazar, des centaines de prisonniers politiques issus de toute l’Afrique lusophone ont été grillées au soleil. J’y repenserais aussi à São Filipe au moment de bavarder avec Gilberto Lobo, assis sur le rebord d’un mur. Admirateur de Cabral, ce professeur à la retraite est membre du PAICV, prolongement du PAIGC après sa scission en deux entités distinctes. Idem lors d’une rencontre avec Alpha Oscar, quelque part sur la piste défoncée reliant la petite ville guinéenne de São Domingos à l’Océan Atlantique. Tous les deux, nous sommes collègues, Alpha Oscar est enseignant lui aussi. Mais puisqu’il est comme moi en vacances, le voilà aujourd’hui paysan, ruisselant de sueur, poussant sa bicyclette chargée d’énormes fagots. Nous échangeons quelques minutes, puis chacun reprend sa route.

PS 1 : La súmbia est un bonnet rond qui se porte au Sénégal, en Gambie et en Guinée.

PS 2 : Le poème de Gérard Chaliand est tiré du recueil Cavalier seul, in Feu nomade et autres poèmes, Poésie / Gallimard. Pour ceux que cela intéresse, deux textes que je mets en PDF :  de Pierre Franklin Tavares Le serment d’Amilcar Cabral et de Gérard Chaliand L’œuvre exceptionnelle d’Amilcar Cabral

MÉLODIE ET MYSTÈRE

 

Rentré des montagnes, je cherche X dans les rues de Porto Novo pour boire le verre qu’il m’a promis le matin. La petite ville, le soir venu, s’alanguit dans une lumière plus douce. Les femmes bavardent sur le seuil de leurs maisons, les enfants jouent dans la rue, marchands sénégalais ou chinois se pressent lentement devant leurs boutiques de l’artère principale, et les quelques placettes en retrait deviennent le périmètre des hommes, autour d’un verre en effet. Mais non, pas de trace de mon affable Cap-Verdien de Nancy, et je m’apprête à revenir sur mes pas en direction de La Lampara, la cantine que je me suis choisie depuis mon arrivée, lorsque le son d’un orchestre de guitares m’attire et change ma direction. Au Cap-Vert, comme au Brésil, la musique est partout et d’un style immédiatement reconnaissable. Pour autant je ne me risquerai pas à le décrire; rien de plus difficile pour moi que de gloser la musique. M’abritant derrière ce mot de Lévi-Strauss cité par George Steiner : «L’invention de la mélodie est le mystère suprême des sciences de l’homme », je peux me contenter d’aimer et de le dire, ce qui est bien suffisant.

C’est un mariage. Les nouveaux époux sont âgés. Et tout le quartier, la famille élargie les fêtent en musique. Avec un homme bien mis je discute longuement. Il me présente son épouse, sa belle-sœur, ses amis. Nous prenons un verre au Disco Dobla. J’apprends le nom de mon interlocuteur : Jose Antonio Israel Vitoria, la cinquantaine, ingénieur à Rotterdam, 1428 amis sur Facebook, et récemment invité officiel de l’inauguration du cimetière juif de Ponta do Sol (il me montre la photo), celui que j’ai visité la veille. J’aurais ainsi fortuitement fait la connaissance de l’un des rares descendants des colons juifs qui, à partir de 1548, s’installèrent sur Santo Antão après avoir été chassés du Portugal d’abord, de Santiago ensuite.

En compagnie de Jameson, ce sera différent. Il a vingt-trois ans. Il n’a jamais quitté son île. Je le vois une première fois au débarcadère de São Filipe où il me prend dans son taxi, puis le lendemain, par pur hasard de nouveau, lorsque pour me conduire au volcan de Fogo il remplace au pied levé un de ses confrères patraque. Avec lui, c’est musique aussi, toute la journée, mais pourquoi écouter en boucle Maître Gims ? Hum, je n’aime pas Maître Gims. Pour d’étranges raisons le rappeur encourage mon chauffeur à rouler à gauche et beaucoup trop vite; surtout, je le crierai à la face du ciel, il n’a rien d’approprié au décor basaltique de Chã das Caldeiras, si attentatoire à l’austère majesté des lieux qu’il pourrait réveiller la susceptibilité du volcan  – dont la dernière éruption, après tout, date de moins de dix ans. Fichue mondialisation, va ! Au nom de ses privilèges, donnons au touriste Cesaria Evora qu’il attend, pas maître Gims !…

En fait, Sodade, Sodade, je l’entendrais tout de même, dans de multiples versions. La chanson parle du chemin vers São Tome que j’aimerais parcourir un jour. C’est une chanson de l’exil, lorsque des milliers de Cap-Verdiens, pour ne pas mourir de faim, ont dû quitter leurs îles. Sans pouvoir au fond démêler ce qui m’y touche depuis longtemps, j’adore cette chanson, sa mélodie. Mais que mon petit-fils franco-portugais âgé de deux ans la réclame à sa mère ou son père, c’est là un nouveau beau mystère, probable histoire de correspondances et de fils qui se lient.

 

VERT ?

 

Question de latitude. Alors que le vert domine largement aux Açores – doux bocage en damier par-dessus la terre volcanique –, l’archipel du Cap-Vert me semble mal porter son nom. Il le tient du continent, faut-il le préciser, c’est-à-dire de la presqu’île dakaroise que surplombe aujourd’hui la monumentale statue dite de la Renaissance Africaine, construite par un consortium nord-coréen. Je parcours de long en large Santiago, São Vicente, Santo Antão, Fogo et découvre un camaïeu de bruns piqué d’acacias desséchés, d’agaves, parfois d’eucalyptus ou de filaos poussiéreux. Pas toujours séduisant pour le photographe, dois-je préciser, encore que… Quant aux quelques notes vives –  jaune, rouge, orangé – ce sont les peintres en bâtiment qui les ajoutent à grands coups de ripolin sur les façades, ou bien alors certains poissons comme le brave garoupa ou le chirurgien acanthure.

Terre austère et le plus souvent raide dans les îles que j’ai dites. Relief incroyablement complexe et acéré à Santo Antão ou Santiago ; tout entier tendu vers le faîte des volcans à São Vicente et surtout à Fogo. Un après-midi, je gravis l’un des deux cônes dominant la baie de Calhau, près de Mindelo. Je ne connais pas le nom qu’il porte et je doute que tous ces sommets, toutes ces pointes vertigineuses aient un jour été nommés par l’homme ou même gravis. Reste donc encore à écrire l’histoire de l’alpinisme au Cap-Vert, mais qui intéresserait-elle ? Un maigre bataillon. Ici, la montagne est aux travailleurs, pas aux randonneurs, trekkeurs et autres acrobates. Combien de générations pour paver entièrement les routes, de la mer jusqu’au ciel ? Combien de siècles pour ces terrasses au-dessus du vide, pente après pente ? On y prépare, dit-on, le fameux grogue. Pas vu mais bu, deux soirs de suite au kiosque de la praça Amilcar Cabral (je reparlerai de celui-là). Les maisons au toit de chaume s’accrochent où elles peuvent, parfois en surplomb des Ribeiras, autant dire des gouffres tant les crues, bien que rares, ont décidément creusé profond.

Les aluguers, courageux, relient sans faiblir le petit monde dispersé des hommes de là-haut. Ils déposent les planteurs de cannes à sucre, les mères de famille, les vendeurs de tomates, les professeurs de mathématiques comme l’aura été jadis Gerson, aujourd’hui mon taxi. Après avoir grimpé plus d’une heure le serpentin de la route, nous voici sur la crête, funambules, et c’est bientôt la bascule, la grande dévalade jusqu’à la mer au bas du versant opposé. Je crois que c’est là, l’impression du bout du monde, quand on a basculé. Je la ressens à Ponta do Sol, par exemple, lorsque je marche un moment sur la piste de l’aérodrome abandonné, ou plus haut, près du cimetière juif, devant les cinq ou six tombes écrasées par les grandes falaises de la Ribeira das Fontainhas. En contre-bas la mer frappe violemment. De là, cap Nord-Est, pas d’obstacle jusqu’à Terre-Neuve ! Je la ressens aussi à Sinagoga (qui tient son nom de la vieille synagogue), à Janela qui signifie fenêtre, ou à Fogo, du côté de Mosteiros. Ici, en ce dimanche, des mormons passent, les petite filles ressemblent à des communiantes et leurs mères, avec des talons, se hasardent sur les pavés. Nous sommes aux confins de l’archipel et dans le monde, hémisphère Nord, planète Terre. Cela se vérifie sur les atlas.

ARCHIPEL

 

J’arrive à Praia peu avant minuit. Premières notes de musique au restaurant Avis, tout proche de l’hôtel. Le visage de la réceptionniste me rappelle celui de Chica, voisine cubaine de Valbonne. Même sourire. Comme il y a un espace commun de la langue au delà des frontières – par exemple le portugais plus ou moins créolisé -, il existe un espace de l’Atlantique, des Açores au Cap-Vert, du Cap-Vert aux Caraïbes, des courants qui rapprochent et, jusqu’au Brésil où je voyageais l’an dernier, une origine partagée que ne dissoudront jamais les infinies nuances du métissage.

L’Afrique, bien sûr.

Jérôme Fourquet a montré cette année comment la France était devenue un archipel, fragmentée en autant de groupes sociologiques nettement compartimentés et à bien des égards étanches. À l’inverse, l’archipel du Cap-Vert, petit pays atlantique indépendant depuis 1975, offre au voyageur l’image d’une société homogène dont le symbole serait peut-être l’aluguer, ce taxi-brousse où patientent, avant qu’il ne soit plein pour le départ, tant l’ouvrier agricole que la bourgeoise endimanchée, la paysanne des faubourgs ou l’étudiant rentrant au village. Certes beaucoup de Cap-Verdiens vivent à l’étranger mais ceux-ci reviennent, comme X (impossible de me rappeler son prénom), jeune sexagénaire de Nancy décidé à passer sa retraite à Porto Novo (Santo Antão) ou la couturière Graciette, de Boston, qui hésite encore mais, en vacances, se plaît à retrouver la douce animation de la place Alexandre Albuquerque sur le plateau de Praia. L’archipel, découvert officiellement au XVe siècle par Diogo Gomes et Diogo Anfoso, a pourtant été un lieu de passage et de brassage. Comme au Brésil, les propriétaires portugais, adeptes des amours ancillaires, ont favorisé le mélange. La main d’œuvre africaine a servi de ventre. J’imagine cela du côté de Citade Vielha, ancienne capitale, entre le Pelouriho et la rua Banana (première rue tracée en Afrique, dit la légende !), comme dans un film de Miguel Gomes (Tabou). Pour autant, la faible démographie (à peine plus de 500 000 ressortissants), la langue, la foi catholique, la pauvreté comme l’insularité ont probablement servi de ciment à une population qui, sans vivre hors du temps, donne le sentiment, devenu anachronique en France, de la solidarité. Il suffit de regarder le retour de la pêche. Comme je le verrai aussi un peu plus tard au Sénégal, tout le monde donne son coup de main. C’est sans doute ce qu’encouragent la modicité des ressources et, d’île en île, la nécessaire fraternité. On s’épaule, on ne fait pas de chichis et, dans l’aluguer, voilà qu’on se pousse pour faire de la place à celui qui au bord de la route a fait signe. C’est ce geste-là que je prête à la statue au-dessus du port de Santo Antão. Non pas l’Adieu de l’exil comme on pourrait le croire, mais hep, je monte avec vous !