EN LITUANIE COMME AILLEURS

Passée la frontière après Ādžūni, sur la route de Žeimelis (qui, je l’indique pour celles ou ceux que cette information pourrait intéresser, est bitumée contrairement à se laisse accroire Google earth), nous n’avons pas résolu le mystère suivant : pourquoi les champs de blé lituaniens présentent-ils des zones entières où les épis, déjà bien gras à cette époque de l’année, sont couchés ? Isabelle avance que la grêle est responsable de cet état de fait, mais, ayant franchi le petit fossé qui me sépare du champ non loin du panneau LATVIJA, j’objecte après observation que les zones concernées sont beaucoup trop régulières pour avoir été visées par une colère du ciel, ce dernier en général ne faisant pas de détail et n’ayant cure de la géométrie. Nous nous disputons. Ce sont des cris, des reproches, des menaces – « Laisse-moi ! » / « Je me barre ! » / « Toujours pareil avec toi… » / « Mais tu t’es vu(e) ? / « Et tu irais où, tout(e) seul(e) ? » – qui dénotent singulièrement dans le contexte de ces carnets de Scandinavie et de Baltique caractérisés depuis leur début par une tonalité nettement irénique. La prudence (c’est-à-dire la raison) nous conduirait cependant à nous réconcilier : après tout nous sommes en territoire sinon hostile du moins inconnu, nous voulons boire un café, et rien n’indique à l’entour que ce besoin se trouvera rapidement satisfait.


Roulons.


La Lituanie ressemble à la Lettonie qui ressemble à l’Estonie. La seule spécificité qui, à la rigueur, pourrait distinguer les campagnes que nous traversons est peut-être la présence, en des proportions non négligeables, de cigognes, tantôt juchées sur les toits et les poteaux télégraphiques, tantôt occupées à chasser le vermisseau, dans les prés, aux côtés des vaches. Isabelle, qui semble un peu calmée, m’apprend que l’oiseau migrateur est le symbole de la Lituanie. Je prends cette information factuelle d’apparence anodine pour ce qu’elle est vraiment : le signe d’une tentative (réussie) de renouer le contact. Un bonheur ne venant jamais seul, voilà que surgit de la steppe un nouveau panneau, annonciateur de nouveaux délices : CAFE. Nous attendions cela depuis notre pique-nique. Vite ! Détournons notre route pour boire ce bon café !


La vie, sache-le lecteur, n’est pas toujours simple. Nous sommes entrés dans le village, voiture garée sur le parking devant la Pasvitinio Svc. Trejybes parapija (une église). En face, l’établissement attendu, aucun doute là-dessus, mais deux entrées, deux portes. Laquelle choisir ? Nous prenons, au pif, la droite (peut-être que la droite, inconsciemment, c’est le bon chemin, la sagesse, le confort bourgeois, le capitalisme, là où la gauche, toujours inconsciemment, serait le côté des chevelus, des pas propres, du Tiers-Monde, des révolutionnaires), et nous tombons sur une épicerie et deux épicières, visiblement surprises de notre irruption quoique nullement antipathiques. Il s’agit donc de boire un café comme le promettait le panneau mais la demande (à l’aide du traducteur automatique caché dans le téléphone portable d’Isabelle) semble provoquer un vent de panique, une sorte de déflagration dans la vie des épicières qui, sans manifester en effet la moindre agressivité à notre endroit, s’agitent en tout sens d’un bord à l’autre de leur comptoir. Elles se hèlent, trafiquent dans les rayons (j’ai bien repéré une machine à café et des gobelets mais elles semblent vouloir les ignorer), nous interpellent dans une langue incompréhensible, avant que l’une d’entre elles, la plus âgée, disparaisse par une porte dérobée reliant l’épicerie à une pièce contiguë. Un flottement (il est vrai que nous restons le bec dans l’eau avec l’épicière la plus jeune, apparemment la moins dégourdie des deux, peut-être l’employée) puis retour de la patronne nous encourageant à passer à notre tour dans la pièce d’à côté. Un homme de belle allure, tout habillé de noir, nous y attend. Nous sommes dans une pièce aveugle, équipée d’un comptoir de bar, et Serguei (vraiment une certaine prestance, je dirais aussi une certaine autorité bienveillante et, bien sûr, un anglais parfait) nous invite à passer à table. Olga (je vais appeler la patronne ainsi, par commodité, mais je regrette de ne pas avoir retenu son véritable prénom) aussitôt installe un bougeoir, allume la bougie et… nous apporte un premier plat. Des concombres, des carottes râpées, des beignets de poissons, suivis au fur et à mesure par d’autres plats comprenant une sorte de cervelas, de la viande, que sais-je encore, le tout accompagné de limonade citronnée. Bien entendu nous protestons, certes par conventionnelle politesse mais aussi et surtout parce que nous avons déjà pique-niqué. Olga pourtant ne veut rien savoir, elle poursuit son manège en parlant son lituanien auquel nous ne comprenons rien. Sergei, lui, fait des allées et venues entre la pièce où nous sommes et une autre pièce, probablement celle où nous aurions débarqué si nous avions choisi, au point de départ de cette histoire, la porte de gauche. En jetant un coup d’œil, je m’aperçois qu’une réunion se tient à côté, une bonne quinzaine de personnes toutes de noir vêtues elles aussi, bruyantes, joyeuses et semble-t-il occupées à festoyer. C’est lorsqu’enfin Olga nous apporte le café suivi du schnaps que s’éclaire la situation. Serguei nous présente une jeune femme venue de la salle voisine. En anglais, elle nous salue, nous souhaite la bienvenue en Lituanie, pratique cette hospitalité dont la lecture d’Homère nous rappelle encore qu’elle est une des grandes manifestations anthropologiques de la civilisation. Isabelle, Olga, Sergei, l’employée, la jeune femme et moi-même en quelque sorte fraternisons. La réunion d’à côté est un repas de famille. Les convives sont en noir car on célèbre la mémoire d’une aïeule, enterrée l’hiver dernier dans le cimetière près de l’église en face. Les conditions météorologiques n’avaient pas permis de réunir toute la famille. L’été venu, on a pu rattraper le coup. Et nous, au fond, nous participons un peu à la fête. La vie est souvent compliquée, on s’y perd parfois, mais elle continue toujours, en Lituanie comme ailleurs.

L’ART DE LA VOLUTE

Le bateau est un bon moyen de rejoindre les républiques baltes depuis Helsinki : 2h30 de traversée. Nous avions prévu de faire un détour par Saint Petersburg mais la situation géopolitique nous en a dissuadé. Comme la Suède et la Finlande, l’Estonie (où nous arrivons) et la Lettonie (où nous poursuivons) affichent un soutien sans faille à l’Ukraine. Les grilles en face de l’ambassade russe à Riga sont le lieu d’une exposition permanente de caricatures de Poutine et le drapeau ukrainien est partout aux fenêtres, dans les bâtiments officiels comme dans les immeubles privés. Il existe bien une minorité russophone en Estonie (nous croisons quelques-uns de ses représentants à la gare routière de Tallinn) mais les tensions qui pourraient possiblement se manifester ont été jusqu’ici évitées ou maîtrisées. Les trois républiques baltes sont membres de l’OTAN. D’éventuelles prétentions territoriales de la Russie comparables à ce qui se joue en Ukraine auraient des conséquences plus terribles encore, s’il est possible, que celles du conflit actuel. Une catastrophe d’ampleur mondiale, au cœur même de pays ayant déjà payé par le passé un fort tribut à la folie totalitaire.

Le tourisme, pour l’instant, reste d’actualité. Je passe rapidement sur les curiosités du centre historique de Tallinn. Le tourisme, justement, y dénature l’identité locale ou en  affaiblit le caractère. Seul moment d’authenticité, la célébration en cours à la cathédrale orthodoxe Alexandre Nevski. Isabelle et moi préférons le lendemain de notre arrivée l’escapade au nord-est de la capitale ; la plage, bien sûr, et surtout la promenade bucolique au bord de la rivière Pirita, trouvée par hasard en traversant les champs. Attention aux orties tout de même. 

Plus homogène, Riga impressionne par la beauté de son architecture, remarquablement restaurée depuis l’élection de la ville au patrimoine mondial de l’UNESCO (1999). Festival de cariatides, façades polychromes, motifs art déco. Un condensé de cette élégance est offert par le musée de l’art nouveau, rue Strelnieku. Tout, des murs au simple guéridon, de l’escalier en colimaçon à la moindre tasse de porcelaine n’y est que volutes, courbes, ornements floraux ou végétaux, couleurs… L’été, triomphant, entre par les fenêtres voilées et fait miroiter le vitrail des vitres.

À toute fin utile, pour ceux que les pays baltes intéressent, je signale sur un mode plus prosaïque l’excellente enseigne des supermarchés RIMI, présents partout : propreté, qualité, variété, prix. De la même façon, à Riga, ne pas manquer le restaurant self Lido Vermanitis, près du jardin de Wöhrmann, une très bonne adresse pour se restaurer copieusement contre quelques euros.

Demain, escapade dans la campagne lituanienne, histoire de cocher le troisième pays balte sur la liste jamais finie (heureusement) des découvertes et de l’aventure.

DU RÉPIT À HELSINKI

Nous quittons la Finlande archipélique (ne perdez pas votre temps à vérifier l’existence de ce mot, je viens de l’inventer) pour sa capitale, Helsinki, et ce en bus plutôt qu’en train comme nous l’avions prévu. Les photos ci-dessus résument assez bien cette transition du voyage : flottement à la gare ferroviaire de Turku, attente au terminal des bus, premières images des abords d’Helsinki, arrivée tardive et attente au drive de Mac Do, l’endroit le plus sale de la Finlande.

Le lendemain.

La suite du diaporama permet de se faire une idée de la remarquable richesse architecturale de la ville. La gare de Kamppi, pavoisée cet été aux couleurs de l’Ukraine et du club de football local, donne un premier aperçu du goût des Finlandais pour l’art nouveau. À deux pas, la chapelle luthérienne du silence conçue tout en courbes par le trio Summanen, Lintula, Sirola évoque irrésistiblement la douceur d’un alvéole. Le bois (aulne, frêne, épicéa) repose, réchauffe, rassure. On se surprend à épouser sensuellement les murs tout en regardant vers le haut. Poursuivons. Passé Lasipalatsinaukio (je ne sais au juste s’il faut employer le féminin ou le masculin, peut-être ni l’un ni l’autre), et une fois traversée Mannerheimintie, nous voici dans le quartier commerçant. La Samaritaine locale se nomme Stockmann, vénérable institution depuis 1862. Princesse Isabelle cherchera longuement une robe verte puis hésitera entre la pantoufle et la basket, toutes deux d’un jaune citron qui lui va bien. La visite d’Helsinki passe également par ses marchés, couverts ou non, ses commerces de bouche (quelque chose de rond et d’appétissant dans cette expression) où le touriste sudiste s’extasie devant la viande de renne, le saumon sous toutes ses formes, les tartes (piirakat) fourrées. João, toujours lui, sera mis sur le coup pour nous fournir la recette en vue d’une future réception finlandaise. Un peu de musique aussi ? Rendez-vous au pied de l’escalier monumental de la cathédrale. L’hamima tattoo est un festival international de musique militaire : enthousiasmant, avec mention spéciale pour l’orchestre des forces de défense finnoise. Lorsqu’il se débande, laissant vide l’esplanade au pied d’Alexandre II de Russie, le chemin de la cathédrale orthodoxe et des anciens docks s’offre au plaisir d’une nouvelle promenade. Helsinki est une ville baltique. À Laivastokatu attendent en été les brise-glace qui l’hiver dégageront la voie maritime vers Saint-Petersbourg. Une fois restaurés au marché de Kauppatori (soupe au saumon, pomme de terre et aneth), nous voici bientôt rechargés comme une valeureuse voiture électrique. Cet après-midi, nous ne manquerons pas la sublime église Temppeliaukio, écrin de granit en forme de tumulus, puis, ce seront les quartiers du sud, jusqu’à la plage Eiran ranta et les quais. Nous dégustons notre désormais rituel verre de vin blanc ; il fait très bon, la vie est facile, légère pour peu qu’on ignore le train des choses, la guerre qu’on nomme dans le grand pays voisin « l’opération militaire », tout ce qui n’est pas de l’ordre des vacances, du répit, de l’oubli, bref la réalité du monde comme il va, en l’occurrence, si on y pense tout de même entre deux gorgées, peut-être bien dans le mur.

SAUNA

J’ignore où se sont volatilisés en quelques minutes les passagers du ferry. Le temps de déposer nos bagages à la consigne, nous nous retrouvons quasiment seuls à la sortie de la gare maritime. Des policiers contrôlent une troupe de quatre ou cinq roumaines reconnaissables de loin à leurs baluchons, jupes immenses et fichus colorés. Chargés de plusieurs valises, une jeune femme et ses trois enfants remontent avec nous l’interminable quai de la rivière Aura. Il est très tôt. Nous sommes à Turku, Finlande.


Cette ville, c’est mon ami Marc Merienne qui, le premier, m’en a parlé un jour. Nous projetions alors un tour de la Baltique. Trente ans plus tard, c’est João qui y fait ses premières armes de cuisinier international. Et c’est aujourd’hui, en cette matinée lumineuse de juillet 2022, que nous parcourons, Isabelle et moi, les rues larges et vieillottes de son centre, signalées en jaune dans Google maps. La visite du quartier-musée de Luostarinmäki nous a donné l’idée de ce que fut la ville avant le grand incendie de 1827. Comme souvent après un désastre, la ville a été reconstruite dans un souci d’efficacité géométrique qui exclut la fantaisie. L’influence soviétique, encore perceptible, ajoute à cette impression de ville rationnelle et grise. Nous ne nous attardons pas, ce qui est sûrement une erreur.


Tout à coup, en lisière d’une forêt de sapins et de bouleaux, la silhouette est apparue, massive, idéalement éclairée par la lumière d’après l’orage. L’élan, une femelle, nous regarde, peut-être moins surpris que nous le sommes nous-mêmes. J’en éprouve une joie enfantine. Au Canada, l’été dernier, nous n’avions pas vu l’orignal. C’est aujourd’hui chose faite, un an plus tard, le changement de nom s’expliquant par le changement de continent.


Toute la journée le ciel a été capricieux. Lorsque nous retrouvons la petite plage de Pikisaari repérée la veille, la grêle a tapissé les rives et une brume stagne, transpercée de soleil. Des jeunes occupent le sauna. L’un d’entre eux balance régulièrement de l’eau glacée sur le poêle à bois et la vapeur s’intensifie. Une fois dégoulinant, il est temps de se jeter à l’eau, de nager dans cette eau revigorante du golfe de Botnie, jusqu’au radeau. Dressons-nous alors sur ses planches, et goûtons un instant la fraîcheur de l’air sur la peau raffermie.


De quoi nous donner faim. Le restaurant-guinguette Merimaskun rantamakasiini, au bord du labyrinthe d’eau, est le seul établissement ouvert à des kilomètres à la ronde. Une clientèle d’habitués y déguste des fish and chips et trinque au bonheur de l’été. Nous sommes les seuls étrangers, regardés avec sympathie lorsque, pas plus doués l’un que l’autre, nous nous décidons à rejoindre les couples de danseurs. Le rire d’Isabelle, cette complicité depuis des années… Après quoi, promenade sur le ponton et jusqu’à la pompe à essence. Quelques barques passent sur le chemin du retour à la maison. Il fait bon. La journée a été belle et les photographies aideront à en conserver le souvenir. Pour l’heure, notre refuge nous attend, sur la route d’Askainen, une ancienne école que Kaisa et son mari retapent patiemment depuis quelques saisons déjà.

JOURS SANS FIN

L’automne s’installe mollement à Valbonne et je repense aux jours d’été sans fin de Stockholm. Bruit assourdi des conversations, tintement des verres et des bouteilles de bière, air de guitare. À Skinnarviksberget, le soir, le panorama lacustre de la ville se déroule sous les yeux distraits d’une jeunesse bavarde. Quelques façades aux lattes peintes en rouge se sont enflammées ; les immeubles de Ludvigsbersgatan tournent le dos au nord ; au loin, les bateaux pour Turku appareillent… Ce sont de Stockholm la meilleure plus-value, ces heures où le jour se prolonge alors même que vous regagnez votre chambre, fermerez bientôt les yeux et trouverez rapidement le sommeil. 

Nous avons beaucoup marché, Isabelle et moi, entre pluie et soleil. Que garde mon accompagnatrice dans son carquois à souvenirs ? Le petit balcon au-dessus du jardin de la Folkuniversitetet ? La rue pavée où il faut se tenir au mur pour ne pas tomber? La petite plage de Vaxholm ou la glace que nous y avons dégustée ? Un verre de vin blanc sous l’or de l’archipel, peut-être, devant l’immense baie vitrée. Dans le mien, tout cela à la fois et plus encore, le plaisir du tourisme bien sûr mais aussi le sentiment du voyage, son usage, lorsque silencieusement le navire semble glisser vers la nuit et, presqu’en même temps, inaugurer l’aurore.