LAON

J’aime les missions, il m’est arrivé dans ma vie d’en assurer voire d’en donner, et cette fois je me faisais un devoir de m’arrêter à Laon, le pays de mon ami et frère d’arme Frédéric.

Passée la zone commerciale conforme en tous points à ce que les consommateurs d’aujourd’hui attendent de ce type de périmètre et de sa fonction (Bricorama Laon, Carrefour Laon, McDonald’s Laon, Intersport Laon), nous empruntions la rampe qui mène au centre historique, si je ne m’abuse, après l’avenue Georges Pompidou et la rue Arsène Houssaye, la rampe d’Ardon. J’ai envoyé un texto et surtout des photos à Fréderic : « Tu reconnais, camarade ? » Évidemment ! Et lui de me répondre « La toute première photo me touche encore plus que les autres où je retrouve pourtant ma cathédrale bien aimée, car à l’arrière-plan se trouve le kiosque de notre enfance, à cinq minutes à pied de chez ma grand-mère Simone. Merci mon frère pour ces photos ! » C’est si simple parfois de faire plaisir en partageant une émotion… Le kiosque en question – dit de la promenade de la couloire – nous y avions en effet garé la voiture, bien décidés à grimper jusqu’au plateau où se tient la cathédrale Notre Dame de Laon datant du XIIe siècle. Nous y allions au visu en tâchant d’apercevoir par dessus les façades l’une ou l’autre des cinq tours de l’édifice. Plus tard, une fois de retour, Frédéric m’apprit que Simone habitait au 52 bis de la rue Vinchon. Nous y étions passés sans le savoir. Ardon, la couloire, Vinchon, mystère des noms de rue… En cette matinée printanière, la vieille ville de Laon est très calme. En majesté nous remontons la rue Châtelaine, piétonnisée. Ici, le petit commerce fait de la résistance mais il n’a pas l’air bien vaillant. Je note sur mon carnet imaginaire le kebab Byzance et, un peu plus loin en direction de la cathédrale, un magasin d’antiquités très porté sur les arts ménagers et les napperons. Au débouché de la rue, la bien aimée gothique. Je comprends Frédéric. Dominant une esplanade aux dimensions très humaines, voici une jolie bergère gardant, tout près d’elle, ses petites maisons. À l’intérieur, je suis frappé par une statue de bois polychrome de Saint Martin. Il est comme posé en équilibre sur son cheval, et je ne sais si cette forte impression trouve son origine dans le récit du manteau partagé (une des histoires les plus anciennes de ma mémoire) ou dans le sentiment de retrouver un de mes vieux jouets, les figurines de cowboys et d’Indiens sur leurs chevaux qui occupaient mes jeudis après-midi, sur le tapis gris du salon. Et d’ailleurs, cette cathédrale, ces maisons de pierres qui l’entourent et dont j’aime infiniment faire le tour (en passant par les ruelles) ne me renvoient-elles pas elles aussi aux maquettes du train électrique de mon enfance ? Frédéric a son kiosque, à deux pas de mamie Simone, j’ai mes petits soldats, mes jeux de construction, mes châteaux forts.

CHARLEVILLE

Le samedi 7 mai, dans l’après-midi, après l’orage, la foule se répand dans la rue de la République, plutôt dans le sens sud-nord, c’est-à-dire en direction de la place Ducale. Ce sont des familles modestes (poussettes, barbe à papa), des jeunes en goguette (jupes courtes et serrées au cul, casquettes, survêts), des clochards, certains déjà bien chargés. L’attraction, sur la place, c’est le festival des confréries qui chaque année à la même époque sort Charleville-Mézières de son sommeil légendaire. Rimbaud né et enterré ici n’est pas pour rien dans la réputation de la ville, provinciale, ennuyeuse, assise… Par déformation professionnelle, je l’imagine le soir sortant de sa chambre donnant sur l’arrière-cour, franchir le seuil de l’immeuble, longer le quai Jean Charcot mal éclairé puis bifurquer vers la grande place où croisent, contentes d’elles-mêmes, les bedaines flamandes des bourgeois. Pourtant, aujourd’hui sous les arcades, prime le populo, l’esprit à la ducasse. Pas plus de chichis aux grandes tablées qu’autour des stands, près des bestiaux et des ballots de paille. Nous naviguons un moment sur des airs de flonflon, puis nous nous attablons à la Brasserie ducale. Le serveur a la moustache impériale, rassurante. Pas encore de pénurie de moutarde. L’andouillette s’impose naturellement. Sous nos yeux, par bandes, les confréries font le spectacle. On boit, on danse, on fraternise entre amoureux des terroirs, et ce n’est que plus tard, à la nuit tombée, que Danielle et moi regagnons les rues calmes, attentifs un moment à la sortie mécanique du grand marionnettiste aux doigts agiles et dorés.

Le lendemain, nous ne pouvions pas ne pas visiter la tombe du poète. À gauche, sa sœur Vitalie, à droite un énorme cyprès boursoufflé ayant avalé la tombe voisine. En quittant Charleville je pensai à ses escapades à pied vers Charleroi, Mons, la Belgique. Passait-il par Rocroi ? C’est en préparant notre voyage que j’avais repéré la ville fortifiée. Était remonté un souvenir de bataille, épisode du « roman national » au sujet duquel, aujourd’hui, on ferraille. Lorsque nous nous y sommes arrêtés, les remparts étaient baignés de brume. Des soldats armés y tuaient leur ennui, vague sourire aux lèvres. L’œil du dispositif de défense, la place de l’étoile, était en travaux. Sous le couvert de la halle un groupe d’hommes discutaient, impossibles à comprendre à cause de leur patois.

Et nous repartîmes, nous aussi, vers la Belgique, vers Bruxelles où nous dormirions le soir.

Demain, dernière étape provisoire, Laon.

VERDUN

À Saint-Rémy de Calonne, un cheval et deux chiens loulous semblent veiller auprès de la tombe du lieutenant Henri Fournier, dit Alain-Fournier, l’auteur du Grand Meaulnes. Ses ossements ont été retrouvés dans une fosse, mêlés à ceux des hommes de sa compagnie, tous fauchés en pleine jeunesse le 22 septembre 1914. En ce mois de mai 2022, l’air est doux à Verdun. La ville me paraît beaucoup plus petite que dans le souvenir lointain qui m’en était resté. Nous sommes entrés par un faubourg où alternent voies ferrées, zones militaires, glacis de fortifications, centres commerciaux. Nous dormirons à l’hôtel Le Tigre, sur le Voie Sacrée reconnaissable à ses bornes kilométriques surmontées d’un casque et de lauriers.

Joseph et Honorine Leydet avaient deux fils : Victorin (1886 – 1928), mon grand-père, et Martial, son cadet, né à Esparron la Bâtie le 14 juin 1896, mort pour la France à la ferme de Mormont le 24 août 1917. Son nom figure sur le petit monument aux morts d’Esparron, à côté de six autres de ses camarades.

La ferme de Mormont située au nord de Verdun, à un kilomètre de la cote 344, n’existe plus aujourd’hui, tout comme le village voisin de Beaumont un peu plus à l’est, sur la rive droite de la Meuse. En consultant de vieilles cartes, j’ai pu situer cette ferme assez précisément sur la carte moderne et m’aider du GPS pour approcher autant que possible de son emplacement initial. Danielle est à mes côtés, un peu essoufflée par la pente de la piste que nous avons dû emprunter à pied. Autour de nous, ce sont des bois de feuillus. Quelques traces de travaux forestiers. Je suis un bref moment une sente en direction supposée de la ferme. Elle s’enfonce sur la gauche à couvert, épousant un relief bosselé propice aux entorses. Puis je rebrousse chemin, dans le silence, et retrouve ma sœur qui m’attendait. Nous n’en saurons pas plus. Nous filons maintenant vers la colline du Mort-Homme, à quelques kilomètres de la ferme disparue. Le monument commémoratif n’avait beaucoup impressionné, lors de notre première visite en 1963, avec son allure d’allégorie de la grande faucheuse. Il n’y a rien à ajouter aux notes prises par Serge cette année-là. Tout est encore comme il le décrit :

« Le Mort-Homme. Le monument est seul au milieu de la nature. Silence absolu. C’est très impressionnant. Nous découvrons une tranchée où les herbes ont maintenant poussé. Nous la suivons à pied quelques dizaines de mètres cherchant en vain un souvenir. De terre sortent encore les piquets de fer qui servaient à tendre les barbelés. Bien qu’elle soit presque rebouchée, la tranchée est encore bien visible avec tous les boyaux également rebouchés. »

Martial, donc, a connu ces tranchées, y a peut-être entendu le signal de l’attaque, s’y est sans doute recroquevillé, y est mort. Je remonte aujourd’hui le fil qui conduit à ce dénouement aussi tragique que banal. Né dix ans plus tard que Victorin, Martial, que le prénom prédestinait peut-être à la guerre, est mobilisé le 10 avril 1915 et incorporé au 112ème régiment d’infanterie, probablement à Toulon. Il y reste affecté jusqu’au 27 septembre 1916. Pour ne prendre que l’exemple des premiers mois de l’année 16, le régiment combat déjà du côté du Mort-Homme et de la cote 304. La bataille de Verdun a débuté au bois des Caures, toujours dans ce même secteur, le 21 février. Jusqu’en mai, Martial est donc au feu. Plus tard, le 28 septembre le voici cette fois affecté au 6ème régiment d’infanterie. Après une période de repos ou d’instruction à l’arrière, il revient dans la Meuse pour ce qu’on appelle la seconde bataille de Verdun. De janvier 17 à la date de sa mort il retrouve la zone de combat connue l’année précédente, plus précisément, à l’est du Mort-Homme, la cote 344 et le secteur du Poivre dont la ferme de Mormont fait partie. En août, les combats font rage dans ces parages tenus initialement par les Allemands. Le 20, l’offensive est lancée et le régiment de Martial participe à la prise des tranchées de Jutland et de Trèves. Les jours suivants la bataille se poursuit, marquée notamment le 24 par la prise de la fameuse cote 304. C’est ce même jour, à quelques kilomètres de là, que Martial meurt après avoir reçu des éclats d’obus. Est-il mort sur le coup ? L’a-t-on retrouvé mort dans un trou d’obus ? A-t-il été touché au cours des jours précédents et est-il décédé après de longues souffrances ? Enfin, connaissait-il le dénommé Armand Crégut, du même âge que lui, jardinier dans le civil, domicilié à Paris, fils d’horticulteurs, mort le même jour, peut-être à cause du même obus ? Je crains fort que la ferme de Mormont ne garde à jamais le secret. Les fiches matricules qui rapportent la mort des soldats se contentent, administrativement, d’enregistrer le décès, elles n’en font pas le récit. Ce n’est que par recoupements qu’on doit, avec patience, imaginer la trame des événements. Mon grand-père Victorin a été déclaré « aux armées » (en d’autres termes prenant part au conflit sur le terrain) le 27 août 1917. Son frère venait donc de mourir trois jours auparavant. Je n’ose imaginer la réaction de Joseph et Honorine apprenant à Esparron, peut-être le même jour, tout à la fois le départ pour le front de leur fils aîné Victorin et la mort de son jeune frère, Martial. À vingt-et-un ans, il était le dernier de la famille. Célibataire, il n’eut aucune descendance directe mais, sans les connaître, des neveux et des nièces.

Le soir venu, après la visite de l’ossuaire de Douaumont, nous flânons un moment sur le quai de Londres, à deux pas de la Porte Chaussée. Les noms de lieux attachés à cette ville de Verdun – la citadelle, le monument de la victoire (et ses escaliers pentus), le fort de Vaux, la tranchée des baïonnettes, Douaumont, Fleury – remontent à la surface dans l’air léger des bords de Meuse. Toute la jeunesse semble réunie ici, dans les cafés, les pizzerias, à peine bruyante de son babil international. Nous sommes en paix, cela ne fait aucun doute. Mai le joli mai…

PS : sur le socle du monument du Mort-Homme, j’ai remarqué ce qui semble une curieuse erreur de français : « ILS N’ONT PAS PASSÉ », là où on attendrait plutôt « ILS NE SONT PAS PASSÉS ». Dans ce dernier cas, le pronom « ILS » représenterait bien les Allemands., sans atteinte à la correction de la langue. Pourtant, on peut aussi voir les choses autrement. Dans « ILS N’ONT PAS PASSÉ », si le pronom représente bien les Allemands le verbe est nécessairement transitif et réclame alors un complément d’objet (« Ils n’ont pas passé (la colline) ». On peut considérer aussi que la phrase renvoie à une autre, au futur : « Ils ne passeront pas. » Enfin, je me demande au bout du bout si le « ILS » ne représente pas les Français et non plus les Allemands, et dans ce cas le verbe change de sens. « ILS N’ONT PAS PASSÉ » c’est-à-dire « ILS NE SONT PAS MORTS », simplification de « Ils ne sont pas passés de vie à trépas ». Autrement dit encore, « ILS SONT VIVANTS DANS NOTRE MÉMOIRE ».

Demain, Charleville.

RELIEF

Le long des routes de l’Estéron, Alpes Maritimes, le duo d’Entre deux et de La vallée du chant du monde s’est reconstitué le temps d’une journée d’automne. C’est un coin de France ou plutôt un recoin, signalé par les cartes au bout d’antiques départementales. Elles épousent le relief de versants complexes, profitant des lignes de faiblesse creusées par l’eau. À Puget-Théniers nous quittons la vallée du Var pour prendre plein sud, à travers la montagne. Par delà l’échine de la crête Sainte Marguerite, entrée dans le domaine confidentiel : s’égrèneront à partir d’ici les villages à l’écart, La Penne, Sallagriffon, Collongues, Briançonnet, pour ne citer que quelques-uns rencontrés au cours de la matinée. Sallagriffon, par exemple, se tient sur une petite hauteur, bien individualisée, entourée de prés et de bouquets de feuillus. Quelques maisons rassemblées autour d’une place. Personne. Alors que François s’interroge sur le sens du mot « pontis » (et met en doute mon exposé sur la foi d’une réputation de blagueur qui serait la mienne), nous croisons tout de même une habitante qui valide l’explication : un pontis est un passage sous une ou plusieurs maisons, comme vous pouvez le voir ici, messieurs. Agricultrice à la retraite, la dame occupe à l’année une maison adossée à la mairie. Ils restent à Sallagriffon une grosse dizaine une fois partis les estivants à la fin du mois d’août. Elle, depuis la mort de son mari, héberge sa fille et sa petite-fille. Nous n’en saurons pas plus.


Pour aller à Gars, ma foi, il faut le vouloir, quitter la départementale D2211 et s’engager sur la D84. Celle-ci descend rejoindre le cours minuscule de l’Estéron, non loin de sa source, et aboutit au village, sa rue principale en cul de sac. Garé tant bien que mal en face de la mairie (en tâchant de ne pas gêner la voiture de la poste en route pour sa tournée des villages), on poursuit à pied quelques mètres avant de découvrir la maison. Bâtisse solide, trapue, pauvre en ouvertures. C’est là que Célestin Freinet est né et a grandi au sein d’une famille de paysans. Sur la plaque du monument aux morts, un autre Freinet, est honoré. Vérification faite sur les registres, ce n’est ni le frère ni même le cousin. Célestin en est revenu, pas Eugène, d’une autre famille, mort en 1918 à l’âge de 21 ans. Au cimetière, la tombe du pédagogue, toute simple, fait face au clocher de la chapelle Saint Sauveur. La sacristie, ouverte, sans méfiance, recèle un bric à brac liturgique qui me rappelle celui de l’église de Barles.


Nous déjeunons à Saint-Auban. La Gargote, c’est le nom du restaurant.  Le soleil nous oblige à reculer la table. Lasagnes, daube de taureau, pain perdu, tout est fait maison comme aime à le rappeler le nouveau patron, venu des Charentes. Prêt, dit-il, à passer dans ces parages son premier hiver. 

La neige, pour sûr, tombera. Quelques kilomètres plus haut, ce sont déjà les Alpes de Haute Provence, le bien nommé village de Soleilhas. Nous ne nous arrêtons pas, préférant poursuivre vers ce décor étrange, « le stade de neige », digne d’un film de Stanley Kubrick ou, tout aussi bien, d’une steppe mongole. Nous sommes à plus de 1600 mètres d’altitude, dans une station de ski fantôme. De l’autre côté de la ravine par laquelle s’effondre brutalement la plaine alpine où nous sommes, c’est Ubraye, le col de Toutes Aures, Vergons, cette route mauvaise que détestait ma mère et qui pourtant, plusieurs fois l’an, nous conduisait vers Digne, la famille, les origines.


Mais aujourd’hui, il nous faut redescendre au sud, vers la mer. La théorie des villages perchés se poursuit : Le Mas, Aiglun, Sigale, Roquesteron, Conségudes… Aux Ferres, village qui semble vouloir échapper au vide, s’accrocher à la roche, une vieille nous dit profiter chaque jour des derniers rayons de soleil, sur son banc de la rue de l’Hubac. Depuis la place du château nous regardons au loin filer la route qu’il nous reste. Nous serons en surplomb quelques kilomètres, puis l’itinéraire plongera vers la rive droite du Var et ces localités de « banlieue » que sont maintenant Le Broc ou Carros. La nuit tombe quand nous y arrivons. Dans la voiture, musique et silence. Je ramène François dans ses beaux quartiers de Nice, puis je retourne à Valbonne où la place est à peu près vide. La morte saison commence et je ne déteste pas ce retour au calme des rues de mon village, chez moi.

FEUCHEROLLES

Selon Alice, ancienne conseillère municipale – dont l’action, entre autres initiatives, consista à voiturer des personnes âgées jusqu’à la salle de cinéma la plus proche, du côté de Poissy (et ainsi faciliter l’accès de personnes sans grande mobilité à une vie culturelle plus animée) – selon Alice, donc, le vote à la présidentielle de 2022 à Feucherolles s’est échelonné en suivant la topographie de la commune : le haut, c’est-à-dire le plateau, pour Pécresse, le bas, c’est-à-dire la plaine qui s’étend jusqu’à Versailles au loin, pour Mélenchon, et la pente, qui relie le plateau à la plaine, pour Le Pen. Zemmour, me dit-elle, a fait ici chou blanc, et c’est finalement Macron – je m’en étonne au vu des explications précédentes sur le relief électoral – qui remporte la mise.

Ce sont les mystères des courbes de niveau. Si le quartier des hauts de Feucherolles correspond à l’idée que l’on se fait, à tort ou à raison, des électeurs de la droite traditionnelle (villas très cossues, golf, tennis privés, pratique du polo), il est plus étonnant d’apprendre qu’en bas, là où se déploient d’autres lotissements cossus (certes plus exigus que leurs homologues supérieurs), la France Insoumise tire son épingle du jeu. C’est probablement, m’explique Alice, une résurgence de l’électorat ouvrier qui existait jadis, du temps de la briqueterie. Quant au quartier intermédiaire, le « milieu » comme l’appelle l’ancienne conseillère, on se demande bien ce qu’il peut trouver à Le Pen. Certes l’unique café de la commune, près de l’église, a été repris par un couple de Coréens, mais on ne sache pas que le secteur présente les conditions habituellement favorables à un vote d’extrême droite, fût-il dédiabolisé et pour ainsi dire devenu respectable. Sacré Macron qui, façon de parler, a mis tout le monde d’accord (78,55%).

Quoi qu’il en soit, la petite ville, le gros village, le bourg, je ne sais trop comment dire, disons platement la localité mérite plus qu’un détour. En dépit de sa topographie étagée et de son hétérogénéité électorale (somme toute à l’image de ce qu’est la France aujourd’hui), l’unité des 2983 Feucherollais se fait peut-être autour de la statue de Jo Dassin, célébrité locale et consensuelle, ou bien autour de Sheila, autre people du coin avec Jean Monnet, ce dernier prêtant au collège son nom tout aussi prestigieux que contesté par ceux-là mêmes qui, du haut, du milieu ou du bas, ne jurent que par l’Europe des Nations et prêchent le souverainisme. Plus sûrement, à fréquenter, grâce à Florence, Alice, Nathalie, Rolland, Patrice (qui se partage entre l’est et l’ouest de Paris), Mary (ou Marie), Martine, Men Li, Denis, Dam’s, je perçois l’attachement des autochtones à un certain art de vivre, un entre-soi paradoxalement ouvert. Conscients de la tranquillité du site, les Feucherollais (au moins ceux que j’ai pu rencontrer) se savent privilégiés ; des Thélémistes, en quelque sorte, aussi exagérée que puisse paraître cette appellation à ceux, dommage pour eux, qui n’ont jamais mis les pieds dans la commune, entre forêt de Marly et plaine de Versailles.

Un de ceux qui ont fouiné à Feucherolles est le fin observateur Jean Rolin, sous le patronage duquel, si j’osais, je placerais volontiers ces nouveaux carnets de France. Il consacre quelques pages de son dernier ouvrage, La traversée de Bondoufle, à ses investigations pédestres du côté de la « route royale », entre Feucherolles et les Alluets. Nous y apprenons que le secteur, sous ses airs de pays de cocagne, recèle un centre d’écoute de la DGSE – prudemment flouté sur Google Earth – et pourrait par conséquent abriter un repaire d’espions. Très significativement, Florence et ses amis ne m’ont parlé de rien. De là à les soupçonner moi-même d’être des agents doubles, il y a un pas que je ne franchirai pas. Rolin parle aussi de la faune, comme à son habitude. Il observe, nombreuses, les traces de sanglier et aussi vanesses de l’ortie et vanesses vulcain, citrons, coqs faisans, chevaux, auxquels s’ajoutent des cyclistes, un joueur de polo snob et un ermite.

Je vérifierai lors de mon prochain séjour à Feucherolles la véridicité de ces allégations. Pour l’heure, me voici à rassembler quelques beaux souvenirs : la sortie matinale de Five, adorable chien, en forêt de Marly ; une soirée d’anniversaire ; un retour de Nanterre ; quelques repas sur le pouce et un très bon whisky.

À MES MONTAGNES

Au cours d’heureuses randonnées, une amie, qui se reconnaîtra, s’étonnait toujours de ma faculté quasi magique de nommer les sommets autour de nous, de désigner tel ou tel pic à l’horizon tout en précisant son altitude et ses différentes voies d’ascension. « Les montagnes se ressemblent toutes ! Comment fais-tu ? Tu inventes ! » Mais non, je n’inventais pas, c’est un « don » que partagent en réalité beaucoup d’amateurs de sommets. Cette « magie » n’avait rien d’exceptionnel, quand bien même je me gardais, par coquetterie, de le révéler trop vite… C’est en rangeant récemment ma bibliothèque que je me suis rappelé l’origine de cette connaissance alpine. Les guides Paschetta (du nom d’un médecin alpiniste niçois) ont passionné mon adolescence et, à certaines pages dépliables, déroulé l’horizon lointain des cimes du Mercantour dont je rêvais sans les avoir gravies. L’altière Abysse, les mystérieuses Tours Saragat, plus loin à l’ouest le dos d’éléphant du mont Bégo et les austères versants du Grand Capelet. Je pourrais continuer : Cime Luzière, Mont Clapier, Malédie, Gélas et, en Italie, Brocan, Nasta, Argentera… Mais je m’arrête ; une autre amie, qui se reconnaîtra aussi, me dit que je suis trop « géographique » dans mes articles ! Qu’elle me permette pourtant d’ajouter ce qui justifie, à mes yeux, l’écriture de celui-ci : les Alpes Maritimes, qu’on a tort de limiter à leur bordure côtière, sont d’une beauté et d’une complexité montagnarde extraordinaires. Je ne me lasse pas d’en découvrir encore aujourd’hui les routes et les chemins, pas seulement dans le Mercantour, mais aussi dans le Moyen Pays, d’une sauvagerie parfois impressionnante. Les plateaux calcaires au-dessus de Grasse, glacés en hiver, torrides en été, étonnent par leur aridité et leur âpre majesté. Du côté des vallées de la Vésubie, de la Tinée ou du Var, si meurtries en 2020, les versants plongent à pic. La Roya aussi, qui reste peut-être ma préférée. Nous la remontions en famille le dimanche, en passant par l’Italie. Tout cela pour dire ce que l’on aura compris : j’aime ce pays, j’aime mes montagnes, j’aime en partager les beautés.

PROGRAMME DE GÉOGRAPHIE

 

Il est possible que mon goût des paysages se soit forgé dans la petite enfance, disons à l’époque du CE1, passant le temps à feuilleter ce « Premier Livre » de Géographie, couverture jaune, par L. François et M. Villin, inspecteurs généraux de l’instruction publique, oubliés depuis, deux fossiles.

« Tout le monde est au travail : l’épicière dans sa boutique, le forgeron à son enclume. Jean entre en classe pour travailler lui aussi, mais tout au long du chemin, il a déjà commencé sa journée d’écolier : en regardant le pays et les hommes, il a, sans le savoir, pris sa première leçon de géographie. »

Sur la double page était représenté le même village à deux heures différentes de la même journée. Et je rêvais à la maison de Jean, là-bas, au bout de la route. J’étais Jean. Plus loin, page 9, c’était l’automne, page 17, la montagne, mais surtout, page 13, « La vallée, le plateau ».

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Durablement l’illustration d’Henri Mercier devait me marquer. Va savoir pourquoi… Et c’est bien ce paysage à la fois plat et vertigineux que je retrouve aujourd’hui, alors qu’avec Manon, Simon et Florence, je pose mon regard sur le Causse Noir depuis le Causse Méjean. Entre les deux ? La tranchée profonde des gorges de la Jonte. Depuis Meyrueis elles se faufilent comme un serpent à travers le pays de Lozère. Je feuillette un ouvrage sur la bête du Gévaudan, regarde au loin vers la mer, et pense maintenant à Gérard, le compagnon des virées occitanes, le professeur de notre géographie.

« Le Massif reste une place forte de mes goûts de voyage et visites ! Régale-toi avec les beaux jours. »

Il ne m’en voudra pas de divulguer la teneur du texto qu’il m’a envoyé, en réponse à celui que je lui adressais depuis les hauteurs du Mont Aigoual. Ce Massif Central – et plus le sud que le nord – oui, nous l’avons parcouru, carte Michelin sous les yeux. Et si, comme on pourra le comprendre, ma manière de faire du kilomètre à quelque chose à voir avec la remontée du temps, il est tout aussi possible que ce road trip avec ma plus jeune fille, adorable coéquipière, m’ait ramené aux émotions lointaines d’une fin de journée d’été, quand, dans mon souvenir, le plateau calcaire avait pris une couleur dorée. L’heure du photographe, en quelque sorte, celle que choisirait par ailleurs Wim Wenders en 1991 au moment de tourner sur le Causse une des premières séquences du film dont j’empruntai le titre plus tard, pour mes propres modestes affaires : Till the end of the world.

Tout un programme.

PS : des pentes du Massif Central, nous avons fini par glisser vers la Méditerranée pour fêter aux Goudes de Marseille la fin de notre beau voyage.

 

RETOUR

 

Nous sommes retournés à Barles et c’était pour François comme pour moi le plaisir de retrouver certains des lieux de notre tournage, cette aventure qui nous avait tenus plusieurs mois durant dans l’ombre portée du grand Giono et de son Chant du monde. Nous y avons retrouvé Dominique, Serge, Mireille et quelques autres mais pas Francis que nous craignions de déranger. À Vaux, que François découvrait, la chapelle a été rebâtie. Nous avons pensé à Regain et, parcourant les vastes prés à peine inclinés du vieil Esclangon, j’imaginais la résurrection du pays, le retour aux vraies richesses. Le paysage avait cette sagesse des hommes quand ils s’abritent aux pieds des géants, ici l’interminable crête du Mont Blayeul, en face le synclinal du Vélodrome, hors de mesure, inhumain. Enfin, au village, nous nous sommes glissés à l’intérieur de l’église mystérieusement ouverte ce jour-là. S’étaient jouées entre ses murs plusieurs pages heureuses ou douloureuses de l’histoire familiale et je me disais en photographiant les ciboires, les chasubles et autres objets du culte, que je pourrais faire dix fois le tour du monde, il me faudrait toujours revenir à ce pays, inlassablement, et quand bien même je ne serais jamais que le petit vacancier de jadis, vague avatar aujourd’hui vieilli du Gérard de Sylvie, de retour en Valois.

 

LA VALLÉE DU CHANT DU MONDE, LE FILM

VDCM

« François était entré par le style, l’admiration, et moi par la géographie. Il lui avait fallu une seule phrase et de cette seule phrase il pouvait faire un roman. Mais moi ? Ce fleuve ? Cette épaule ? Où est-ce que Giono était allé les chercher ? Le chant du monde ? Mais où ? Dans quel pays ? Alors me sont revenues en mémoire les hautes vallées de la Bléone et de la Durance, du côté du pays de ma mère. J’avais lu un jour que c’était là l’origine, la source. »

LA VALLÉE DU CHANT DU MONDE, un film que j’ai réalisé en Haute-Provence sur les traces de Jean Giono. Avec François Louvard, Jean-Louis Carribou, Christian Garcin, Serge et Dominique Davin, Mireille Arnaud-Davin, et la participation exceptionnelle de Mme Sylvie Durbet-Giono.

Bonne projection.

AD

2018 VALLÉES DU CHANT DU MONDE

Une nouvelle année s’avance et avec elle son cortège de nouveaux projets, de futurs voyages, d’espoirs d’émotions inédites. Au risque d’être lyriques, qu’avons-nous de mieux à faire que d’accorder nos voix au chant du monde quand ce dernier, sous nos yeux regardeurs, semble encore intact ? Quand nos yeux regardeurs métamorphosent les montagnes moyennes en Himal intouché ? Quand le monde regardé nous fait sentir le bonheur d’exister ?

Avec ces images des vallées du Bès et de la Bléone,

Best regards pour 2018 !