MIGRAAAANTS EXPÉRIENCE, LE FILM

« Jouer » la migration quand on est adolescent ?… Dans mon nouveau film MIGRAAAANTS EXPÉRIENCE, François Bourgue, notre collègue d’Athènes, interroge la capacité du théâtre de montrer l’immontrable, de dire l’indicible. Ce qui l’intéressait, dans son projet autour de la pièce de Visniec, était la traduction avec les moyens limités de la scène d’une effroyable réalité. Le théâtre comme métaphore. Et en enregistrant son interview, je me suis dit qu’il me fallait tourner et monter le film dans le même esprit, en cherchant les moyens, cette fois cinématographiques, de parler sans la connaître dans notre chair de l’expérience de la migration. Le cinéma comme traduction poétique.

TROIS ATHÈNES

Dans cet album issu de mon court séjour en Grèce, trois Athènes se superposent.

Bâtis en un temps record, le Parthénon et les temples de l’Acropole, indifférents, dominent depuis des millénaires la ville basse.

En 2019, la crise y rôde encore malgré quelques signes de reprise. Sur le palimpseste des graffitis, c’est une certaine désespérance urbaine qui se manifeste, colorée d’une paradoxale vitalité.

Enfin là-haut depuis le Mont Hymette, la vue sur les confins permet de saisir l’étendue de la ville jusqu’au Pirée et son port, récente extension de la Chine. Avec les îles au loin  – mais en six fois plus grand – ce paysage rappelle celui de Marseille : une ville entre mer et désert.

PS : Merci à François Bourgue, Sophie, Bruno et à toutes celles et ceux  qui nous ont si bien accueillis à Athènes pendant ces quelques jours d’échange. Merci à Alice, Jean-Michel et Antoine. Merci aux élèves du Lycée Eugène Delacroix d’Athènes et à ceux du Cours bastide de Marseille.

QUI SOURIT ?

Ce que nous ont laissé les architectes et les sculpteurs antiques ne prête guère à sourire. Colonnes hiératiques, marbres froids, gueules cassées, visages graves de la conscience de nos faiblesses et de notre finitude (nous nous trompons, nous souffrons, nous vieillissons, nous mourons).

Mais au détour d’une salle de musée nous voici comme soulagés de croiser le sourire d’un kouros. Il nous surplombe de plusieurs mètres, se dresse dans son éternelle complétude, trop beau pour être vrai mais pour nous, mortels, presque amusant de perfection.

CHACUN UN CHEMIN

Aux Météores, tout se présente comme un chemin jalonné de stations. La plaine d’abord, puis, vers Kalambaka, d’immenses échines de sable concrété se découpant sur le ciel. Il y a les nuances de vert et il y a la roche, l’un ou l’autre, et bientôt se profilent les monastères, comme des sentinelles perchées sur un rempart. C’était jadis le refuge des anachorètes. Ils sont représentés sur les fresques des églises. Mais pour y parvenir, encore des étapes : la route tortueuse, le parking colonisé par les marchands du Temple, le pont-levis, les escaliers, le guichet, enfin les lieux de la prière. Une première salle de nos pas perdus – le narthex -, une autre où se déploie la bande dessinée du Jugement Dernier, une autre encore pour la Passion, enfin la dernière salle, exiguë, accessible aux seuls moines s’y recueillant une fois disparus les visiteurs bruyants.

La Foi serait donc un chemin.

À Ossios Loukas, le vent se lève, le ciel se charge de nuages et mon noir et blanc  dramatise l’atmosphère. Je pense à la petite église orthodoxe accrochée à la crête de Facibelle, à l’ermite de Barles. Parfois il descend dans la vallée par le chemin pentu et au grand plaisir de mon ami François nous l’avons croisé l’autre jour. Il allait récupérer sa mobylette dans un coin (cachée dans des fourrés ?) et il a décliné poliment notre proposition de le prendre en stop. Nous avons sans lui poursuivi notre route.

SOUVENIR DU COLOSSE

« Tout ici, aujourd’hui comme il y a bien des siècles, chante l’illumination, la joyeuse, l’aveuglante illumination. La lumière y acquiert une qualité de transcendance : ce n’est pas seulement la lumière méditerranéenne; c’est quelque chose de plus, d’insondable, de sacré. Ici la lumière pénètre droit jusqu’à l’âme, ouvre portes et fenêtres du coeur, dénude l’homme, l’expose, l’isole dans une félicité métaphysique où tout s’éclaire sans qu’il soit besoin de la connaissance. L’analyse s’arrête net dans cette lumière. »

Henry Miller, Le Colosse de Marousssi, 1958.

Je connais ce texte, ce Colosse, depuis le début des années 80. Sa lecture a à ce point compté que j’en fis à l’époque le sujet d’un mémoire d’étude. Je suppose que cette fascination de jeunesse prolongeait les impressions laissées par un premier voyage en Grèce quelques années plus tôt. Tout aussi bien elle annonce aujourd’hui d’autres voyages dans la lumière grecque, une lumière qui, j’en fais l’hypothèse, rencontre d’autres rêvasseries plus lointaines encore, quand mon regard se perdait dans le ciel bleu d’une fresque évangélique, à gauche de l’autel, en l’église du Sacré Coeur de Menton. Va savoir…

En mars, fortement question de retourner là-bas pour jouer la pièce Migraaaaants de Matéï Visniec, reprise d’un grand moment de l’année écoulée. Plus tard (disons quelques années), autre projet  tenu pour l’instant top secret… En attendant, et pendant deux ou trois jours, admirons ces paysages admirables. Novembre gris nous y encourage, n’est-ce pas ?

SORTEZ COUVERTS…

Je vais, sans prétendre faire le tour de la question puisque, persuadé du caractère fondateur de ce voyage, il m’est déjà arrivé d’en parler et qu’il est plus que probable que je le ferai encore tant l’affaire est en vérité inépuisable, revenir sur 77.

Tout d’abord, peut-être que, par un retournement qu’il est bien présomptueux et paradoxal vu la chronologie de placer sous l’égide de Marcel Proust, les longues phrases ne font que miner le cinéma et plus exactement ce que La Soif du mal par exemple illustre de façon si spectaculaire, le plan-séquence, commencé quelque part, terminé là où on ne s’y attend pas, et ce quand bien même je serais en train de me dire qu’il est fort imprudent de commenter son propre style – fût-il, comme il semble que ce soit le cas ici, tout aussi passager qu’une crise d’urticaire – façon quasi certaine de s’exposer aux critiques portant moins sur le style en question – quel qu’il soit au fond – que sur la démarche qui le sous-tend et les prétentions de ce que mon ami François, en d’autres circonstances et à d’autres fins que la critique éventuelle de mes articles, avait appelé le « m’as-tu lu ». La digression métatextuelle, passé son caractère ludique pour celui qui s’y adonne en ce moment (et il y a fort à craindre que cela n’amuse que lui qui, beaucoup moins congrûment qu’Annie Ernaux, se met à parler à la troisième personne), a pourtant, et c’est là le deuxième point, une ambition qu’on jugera peut-être (qui sait ?) louable : non plus mimer le cinéma mais les voyages aventureux, les périples méandreux qui marquent parfois notre vie et dont la mémoire, erratique, tente de retrouver les détours.

Nous avions quitté Vienne puis Graz et, comme en apnée, affronté l’interminable traversée de l’ex Yougoslavie. Je n’ai gardé aucun document, tenu aucun journal de l’ennuyeux trajet qui, depuis l’Europe centrale – car Vienne, surtout sa gare, nous avait donné l’impression d’être une ville à samovar – devait nous conduire aux portes de la Grèce, c’est-à-dire, déjà, aux portes de l’Orient. Qui sont les trois adolescents qui entrent sac au dos dans cette auberge de jeunesse de Zagreb et passent sous le regard martial de Tito ? Quelle est exactement cette auberge puisque, dans mon souvenir, nous n’y avons finalement pas dormi afin d’attraper, vers deux ou trois heures du matin, le train pour Belgrade ? À la première question je répondrai qu’il s’agit d’Alain, André et Patrick (je donne l’ordre alphabétique), trois jeunes bacheliers de la fin des années 70, une époque entre deux eaux, la queue un peu effilochée de la comète 68 (eux avaient neuf ou dix ans quand leurs jeunes aînés élevaient les barricades de mai) et pas encore le début des eighties (début que célèbrera Michel Jonasz par un 33 tours : « Les années 80 commencent ! »), le ventre mou des années Giscard, quoi ! une époque un peu emmerdante où Maritie et Gilbert Carpentier règnent en maîtres sur ce qui ne s’appelle pas encore le PAF (mais il faudra une autre fois revenir plus sérieusement sur le caractère emmerdant de ces années, en s’obligeant à démêler facteurs purement personnels et traits d’époque.) Patrick V., mieux ou plutôt plus dégrossi qu’ils ne le sont à ce moment-là dans la nuit yougoslave, leur a parlé de la route jusqu’à Kaboul : « Vous achetez une voiture (bonne idée quand aucun d’entre eux n’a encore le permis), vous allez jusqu’en Afghanistan, vous brulez ensuite le véhicule et vous vous faites rembourser par l’assurance qui vous rapatriera. » On pense comme ça en 77, on est encore (plus pour longtemps) baba cool, on aime les MZ (les curieux découvriront sur Wikipédia que MZ est la marque d’un constructeur est-allemand de motocyclettes), on veut aller en Inde par la route, et nous, pour le moment, nous retournons à la gare, nous remontons dans le train en pleine nuit, nous en reprenons une tranche, et je ne me rappelle toujours pas pourquoi vingt lignes après avoir posé la question. Patrick, qui prétendait ne jamais dormir dans un wagon, se réveille quand, au petit matin, la brume se lève sur les faubourgs de Belgrade. Ce sont des successions d’immeubles gris. Puis, devant la gare, des familles assises sur des pelouses, probablement des Roms. L’escale est de toute façon de courte durée, une autre très longue journée de train commence, la lente descente en crabe vers le Sud, vers Thessaloniki, chez les Grecs. Et c’est là où je voulais en venir, à trois souvenirs pour cette première fois au pays de Socrate, Aristote et Nana Mouskouri (voir plus haut, Maritie et Gilbert Carpentier), trois souvenirs que je vais faire courts cette fois, le voyage pour y parvenir ayant assez duré:

2h du matin : arrivée en gare de Thessaloniki. Faim de loup, rien à manger, quand tout à coup nous repérons une gargote (le terme Kébab, très à la mode aujourd’hui, ne conviendrait pas, ne serait que parce qu’il est turc, que j’écris en français et que la scène se situe en Grèce). Nous nous jetons sur des tomates farcies bien grasses. Un festin !

Le lendemain matin, après le reste de la nuit passée allongés dans un jardin public, réveillés par l’arrosage automatique puis par un flic. Dans la rue, nous trouvons un autre petit troquet où nous buvons à la bouteille du lait chocolaté. Un délice !

Le soir du même jour, promenade sur le port. Par centaines flottent des capotes dont nous ignorons la provenance. C’est à ne pas croire… Une cargaison de capotes au fil de l’eau, un peu comme une concentration de méduses venues s’échouer sur la plage, des centaines et des centaines de capotes, bien avant le slogan « Sortez couverts » et le safer sex. Mince alors ! Aurions-nous raté la partouze du siècle à cause des tomates farcies ?!

PS : pour ceux qui auront eu le courage (et le plaisir, je l’espère) d’aller au bout de cet article, une brève apostille. L’article du jour doit en vérité beaucoup à un écrivain français dont je me suis amusé à imiter le phrasé singulier. Le jeu est maintenant d’en découvrir l’identité. Le premier qui trouve mettra la réponse en commentaire et aura gagné ! Quatre indices : 1. Albert Londres. 2. Mai 68. 3. 24 août 2015. 4. Guerre du Pacifique.

À vos marques, prêts, partez !