LA BONNE IDÉE DE SENHOR MY BOY

 

 

« … si vous suivez une rue, au bout, c’est la forêt. »

Henri Michaux cité par Patrick Deville, Amazonia, 2019.

« … je remarquai avec quelle gourmandise ils s’étaient emparés de mon passeport, bien plus intéressant, à leurs yeux, que tous les autres, dans la mesure où il témoignait de l’intention de débarquer, circonstance qui accroissait dans des proportions formidables leur pouvoir de me nuire. »

Jean Rolin, L’explosion de la durite, 2007.

Il faut parfois savoir suivre le mouvement, et pas seulement celui des phrases alambiquées. De bon matin, après des discussions plus ou moins aimables devant l’hôtel – le taximan dégoté quelques jours auparavant à la gare routière n’est plus disponible, pas plus que son véhicule « neuf » d’ailleurs, et pour cette raison me refile à un de ses frères de confiance – , mon nouveau chauffeur, donc, Guinéen de Bissau, après qu’il m’a indiqué par signe de monter à l’avant, met en contact les deux fils de son démarreur et, la guimbarde ainsi pétaradante et disposée à partir, traverse Ziguinchor par les petites pistes secondaires afin d’éviter les contrôles de police et le paiement de taxes abusives, puis, une fois derrière nous ce risque bien réel du racket et autres entourloupes, prend la direction de la frontière du Sénégal avec la Guinée-Bissau, du côté de Mpak. Voici quelques années, cette région située au sud de Ziguinchor, foyer des indépendantistes casamançais, était à éviter. En témoignent encore au bord de la route les panneaux de prévention signalant le risque de mines. Aujourd’hui la situation est apaisée, les carcasses de voitures sont déminées et les rebelles ont disparu. Plutôt qu’à l’indépendance on songe désormais aux moyens de désenclaver cette région séparée du reste du pays et coincée, comme on pourra le vérifier sur une carte de l’Afrique de l’Ouest, entre la Guinée et la Gambie (interro demain). Pour l’heure, passons la frontière. Pas de problème côté Sénégal, légère appréhension côté Guinée. Quelle idée, aussi, de vouloir contre toute raison photographier le mur au-dessus de la douanière au prétexte qu’y figure le portrait du président José Mário Vaz ! Mais il ne sera pas dit que demandée poliment une telle faveur ne puisse être accordée par les autorités compétentes. En même temps que le tampon d’entrée, j’obtiens de photographier le président aux allures de premier communiant, les menottes par-dessus le calendrier en français à la gloire de Cabral et, last but not least, la pendule, fût-elle depuis longtemps arrêtée. Une transition facile me ferait dire que la Guinée-Bissau est effectivement hors du temps. Facile, attendu, racoleur et… faux ! Les narcotrafiquants qui prospèrent par ici sont bien de notre époque, ce que, depuis mon passage dans le pays, me rappellent régulièrement les articles de Google news. Je resterais donc prudent à São Domingos au moment de m’engager dans la rue en latérite conduisant tout droit non à la forêt mais au fleuve. J’approche un groupe d’hommes allongés sous un arbre et, rassuré par le thé brûlant que m’offre l’un d’entre eux, arrange une excursion improvisée en pirogue pour visiter le coin. Beau moment. Plaisir de glisser sur l’eau sans fournir d’effort et sans bruit. Plaisir d’observer les martins-pêcheurs pêchant. Plaisir de la halte sur une grève et de la rencontre avec les habitants. Je passerais une partie de la journée ainsi, tranquille. Certes, chaleur très humide et pas grand chose à se mettre sous la dent. Plus facile en revanche de boire un coup mais je comprends trop tard que commander une bière (une Sagres), c’est en réalité en obtenir trois. La petite ville semble un peu noyée dans la torpeur, à peine animée par des joueurs de machines à sous ou des parieurs de tombola. Igreja fechado. Comme déjà racontée par ailleurs, je me promène le long de la piste menant à Varela sur l’Atlantique, rencontre Oscar Alpha le professeur, plus loin bavarde un moment avec un de ses élèves premier de la classe, avant de retourner au centre (quand je dis centre il faut imaginer un modeste carrefour au milieu duquel, pour marquer le coup, on a boulonné trois de ces bancs qu’on dit publics) sur le porte-bagage d’une mobylette. Bientôt il sera l’heure de retrouver mon chauffeur près du poste de police où il m’a laissé le matin. J’ai encore un peu de temps cependant pour une halte chez My Boy. Le patron m’offre un café. Avant de devoir gérer une dispute entre deux de ses épouses (mon niveau en portugais ne m’a pas permis de comprendre les origines comme les développements du conflit, mais Senhor My Boy semblait sinon préoccupé du moins perplexe et comme désabusé), mon hôte à qui je racontais tant bien que mal mon excursion du matin en pirogue m’indique que, malgré le marasme relatif dans lequel se trouve la région (à part la noix de cajou, première ressource du pays, peu de perspectives) de bonnes affaires sont possibles pour ceux qui (et il semble insister pour que j’en fasse partie) avec un peu de tunes sont prêts à investir. Voici son plan : la localité de São Domingos appartient au district de Cacheu. Ce chef-lieu est proche à vol d’oiseau (environ vingt kilomètres) mais ne s’atteint qu’après un long détour par la route éventuellement difficile en cas de précipitations excessives. Il suffirait, m’explique-t-il, d’ouvrir une ligne fluviale pour passer par le fleuve, on rejoindrait Cacheu en moins de trois-quarts d’heure quand une demi-journée au moins est nécessaire pour atteindre la destination en taxi-brousse, voire en Mercédès. Bref, vous achetez quelques bonnes pirogues, des moteurs, vous rendez service à toute une population et vous gagnez beaucoup d’argent. L’idée n’est pas mauvaise. Je le crois d’autant plus que mon intention initiale était d’aller visiter Cacheu et son ancien fort portugais. Faute de temps j’ai dû renoncer à ce projet. Or je l’aurais bien fait, moi, le trajet par le fleuve.

 

 

L’ITINÉRAIRE CABRAL

 

Une morna chante que tu es vivant dans les mémoires,

Tu l’es dans la mienne,

Compagnon de lutte d’un temps où celle-ci se partageait.

À Los Angeles, j’ai appris ton meurtre, un matin de janvier.

Au Cap-Vert, après l’indépendance, j’ai été accueilli en frère d’armes.

Le tutoyeur s’appelle Gérard Chaliand, poète, géo stratège et baroudeur ; le tutoyé se nomme Amilcar Cabral, ingénieur agronome, éducateur, chef de guérilla et figure tutélaire de ses deux patries, le Cap-Vert dont était originaire son père, et la Guinée-Bissau, terre de sa mère où, avec ces carnets, nous nous rendrons bientôt.

À Praia commence un Cabral Tour que je n’avais pas forcément prévu. Le premier jour, depuis la terrasse du palácio da cultura, je domine une vaste esplanade et m’interroge sur la statue qui pour le moment me tourne encore le dos. Descendons. C’est Amilcar Cabral dont on célèbre ici la mémoire, à mi-distance de la bibliothèque nationale (à sa gauche) et du chantier du futur temple mormon de Praia (à sa droite). Les Cap-Verdiens et Guinéens réunis lui doivent d’avoir ouvert le chemin de leur liberté. Fondateur du PAIGC, Partido Africano da Independência da Guiné e Cabo Verde, il fut partisan du non-alignement, promoteur de l’éducation en zone rurale, théoricien de la guerre de libération – à ne pas confondre avec la guerre tout court – et bien sûr, comme le rappelle Chaliand dans son poème, guérillero contre le colonisateur portugais qui, peu de temps avant l’indépendance, finira par avoir sa peau. Au cours de ce voyage, je verrais combien il est présent dans l’archipel et apprendrais l’histoire de sa súmbia, son bonnet de laine mythique aujourd’hui exposée au musée Cabral de Praia. Alors qu’il expliquait à quelques paysans de la région de Farim, en Guinée portugaise, pourquoi il fallait combattre pour la liberté, le plus vieux d’entre eux lui offrit la seule chose qu’il pouvait offrir, sa súmbia que, dès lors, le révolutionnaire n’allait plus quitter. Je repenserais à cette histoire en sortant du bagne de Chão Bom à Tarrafal de Santiago (littéralement « la bonne terre » !) où, du temps de Salazar, des centaines de prisonniers politiques issus de toute l’Afrique lusophone ont été grillées au soleil. J’y repenserais aussi à São Filipe au moment de bavarder avec Gilberto Lobo, assis sur le rebord d’un mur. Admirateur de Cabral, ce professeur à la retraite est membre du PAICV, prolongement du PAIGC après sa scission en deux entités distinctes. Idem lors d’une rencontre avec Alpha Oscar, quelque part sur la piste défoncée reliant la petite ville guinéenne de São Domingos à l’Océan Atlantique. Tous les deux, nous sommes collègues, Alpha Oscar est enseignant lui aussi. Mais puisqu’il est comme moi en vacances, le voilà aujourd’hui paysan, ruisselant de sueur, poussant sa bicyclette chargée d’énormes fagots. Nous échangeons quelques minutes, puis chacun reprend sa route.

PS 1 : La súmbia est un bonnet rond qui se porte au Sénégal, en Gambie et en Guinée.

PS 2 : Le poème de Gérard Chaliand est tiré du recueil Cavalier seul, in Feu nomade et autres poèmes, Poésie / Gallimard. Pour ceux que cela intéresse, deux textes que je mets en PDF :  de Pierre Franklin Tavares Le serment d’Amilcar Cabral et de Gérard Chaliand L’œuvre exceptionnelle d’Amilcar Cabral