DU PAYSAGE ROMANTIQUE

Un oiseau prenant son envol depuis la pelouse de Stephen’s Green (disons près de la statue de la révolutionnaire Constance Markiewicz) pourrait se poser une petite quinzaine de miles plus loin au sud dans un désert de roches et de bruyères. Ce sont les Wilklow Mountains que nous traversons sous un ciel de plus en plus spectaculaire au fur et à mesure de la journée. La ville de Dublin s’est très vite champêtrisée et la route, en quelques épingles, prend ce qu’il faut de hauteur. Nous suivons la R115, laissons à notre droite le Eagles Crag et atteignons le carrefour avec la R759. Autour : rien. Pas un hameau, pas une maison, très peu de voitures. Étonnante impression d’avoir claqué des doigts pour nous retrouver dans un décor d’heroic fantasy. La route redescend vers Glendalough dont nous visitons le cimetière, les lacs et l’ancienne mine de plomb réduite à quelques ruines au milieu d’une vallée désolée. La poétesse Letitia Elizabeth Landon s’y est peut-être aventurée avant de rejoindre le capitaine Mac Lean au château de Cape Coast. En 1834, un an avant sa mort, elle publie un poème sur les mines d’or de Wilklow, The Golden Grave

Glory and gold are gone; but still 

    They live in song again.

Des paysages pareils, la poésie romantique en fait son affaire, quitte à changer le plomb en or.

DUBLIN, PROMENADE LITTÉRAIRE

Si elle n’est pas la plus belle des capitales européennes, Dublin est sans doute l’une des plus littéraires. Le culte qu’on y voue aux grands auteurs ravira les amateurs et particulièrement les lecteurs de l’Ulysse de Joyce dont la réputation de difficulté m’a personnellement toujours découragé. Le tenancier amoché qui nous reçoit, Isabelle et moi, dans sa Sweny’s pharmacy prétend avoir lu le roman une vingtaine de fois, l’original et plusieurs de ses traductions. Nous sommes ici dans un des lieux du roman et un compère, verre à la main, nous prouve avec son air goguenard qu’Emmanuel Macron en personne est venu célébrer le maître dans cet antre mi réel mi fictif encombré de poésie, de flacons et de vieille chansons. Non loin de là, à un angle de Merrion Square, c’est le sourire ironique d’Oscar Wilde qui surprend notre navigation touristique. En robe de chambre rose et verte, le dandy incarne tout à la fois l’élégance, la décontraction et une sorte d’avachissement d’esthète qui en font, peut-être, un lointain ancêtre de Gainsbarre.  À la bibliothèque de Trinity College – The long room – c’est le buste de Swift que je retiens. Parmi les volumes vénérables où se cachent les siens ? Sur quelles étagères ? J’entends plus tard dans l’audiophone un de ses « morceaux » : dans un texte satirique intitulé Modeste proposition, celui qui deviendra le doyen controversé de la cathédrale Saint Patrick imagine résoudre le problème de la famine qui sévit à Dublin en encourageant la consommation d’enfants bien dodus : « Ceux qui sont économes (ce que réclame, je dois bien l’avouer, notre époque) pourront écorcher la pièce avant de la dépecer ; la peau, traitée comme il convient, fera d’admirables gants pour dames et des bottes d’été pour messieurs raffinés. Quant à notre ville de Dublin, on pourrait y aménager des abattoirs, dans les quartiers les plus appropriés, et qu’on en soit assuré, les bouchers ne manqueront pas, bien que je recommande d’acheter plutôt les nourrissons vivants et de les préparer « au sang » comme les cochons à rôtir. » Le texte date de 1729 et son caractère horrifique me renvoie à un vieux cauchemar enfantin probablement suscité par l’image aperçue d’un Gulliver entravé par des filins (Gustave Doré ?) au pays de Lilliput. Enfin, rive nord de la Liffey, Isabelle me photographie devant une affiche du Gate Theatre. On joue ici Endgame de Samuel Beckett : « La fin est dans le commencement et cependant, on continue. » Tout un programme…