Il se trouve dans Les Bucoliques de Virgile un passage étrange :
« Muses de Sicile, élevons un peu nos chants. Les buissons ne plaisent pas à tous, non plus que les humbles bruyères. Si nous chantons les forêts, que les forêts soient dignes d’un consul.
Il s’avance enfin, le dernier âge prédit par la Sibylle: je vois éclore un grand ordre de siècles renaissants.
Déjà la vierge Astrée revient sur la terre, et avec elle le règne de Saturne; déjà descend des cieux une nouvelle race de mortels.
Souris, chaste Lucine, à cet enfant naissant; avec lui d’abord cessera l’âge de fer, et à la face du monde entier s’élèvera l’âge d’or : déjà règne ton Apollon. Et toi, Pollion, ton consulat ouvrira cette ère glorieuse, et tu verras ces grands mois commencer leur cours. Par toi seront effacées, s’il en reste encore, les traces de nos crimes, et la terre sera pour jamais délivrée de sa trop longue épouvante.
Cet enfant jouira de la vie des dieux; il verra les héros mêlés aux dieux; lui-même il sera vu dans leur troupe immortelle, et il régira l’univers, pacifié par les vertus de son père. »
Les muses de Sicile sont celles de Théocrite, né à Syracuse et père de la poésie pastorale. Mais qui est cet enfant du paganisme annonçant les « siècles renaissants », cet éternel retour de l’âge d’or ? Un Christ qui « régira l’univers, pacifié par les vertus de son père » ? Me voilà bien incapable de répondre à ces questions eschatologiques mais, en revanche, fort décidé, accompagné des poètes, à revivre par l’écriture et les lectures le plaisir de ce voyage sicilien. Sous cette latitude, propice aux songes et autres divagations, le milieu d’automne est un doux été indien.
Si l’on vient de Marseille, Ryan Air oblige, tout commence à Palerme, le creuset culturel où la sauce mijote depuis tant de siècles : Grèce ancienne, Rome étendant sa toile, conquête sarrasine, conquêtes normande puis angevine, goûts byzantin, arabo-normand, roman, baroque, classique, moderne, tout est là à portée de regard dans la lumière lavée du matin. Dirigé par Alexis et Denis, mes deux éminents collègues, le groupe se rend en début de journée au Duomo de Monreale puis, plus au centre, à la Cappella Palatina blottie au creux de l’austère forteresse des Normands. Nous sommes dans la Palerme médiévale. L’or des mosaïques d’inspiration byzantine s’allie aux motifs arabes et normands. Une fusion admirable, et si loin de ce que nous vivons aujourd’hui… Je ne connaissais pas, avant de venir ici, le très pieux Roger II (1095-1154), fondateur normand du royaume de Sicile et commanditaire des chefs-d’oeuvre. Une mosaïque le représente, dans l’église de la Marcorana, couronné par Jésus. L’art du sacré, dans ces édifices médiévaux, est en tout cas d’une indéniable unité. Sous le plafond en bois façonné et peint par les artistes arabes, se lèvent les archanges et les saints de la chrétienté. Mais ce sont les scènes de la Genèse qui retiennent surtout mon attention. Adam puis Ève, née d’Adam, y sont sous nos yeux vivants, héros fabuleux des temps premiers, alors que Dieu, à leur côté, prend bientôt le visage du Christ. Dans des éclats mordorés le mythe et la religion se rejoignent tandis qu’au dehors, au centre du cloître, l’ombre bienheureuse, les arbres chargés de fruits comme l’eau de la fontaine nous rappellent un certain Jardin d’Eden. Il fait bon. En cette fin octobre la Sicile jouit de la température idéale.