LE SILENCE

Encore un autre jour, pendant le même été 2004, François et moi avons visité une église à Florence. Nous logions dans un hôtel pension avec vue sur une terrasse privée où j’étais déjà passé en 1979 et 1982. La ville était bondée et les queues interminables pour visiter les musées. L’église, je l’avais repérée à flanc de colline, de l’autre côté de l’Arno, un peu plus loin que les célèbres jardins Boboli. Je pensais que nous y serions tranquilles car elle est excentrée et s’atteint au prix d’une petite grimpette. Arrivés sur le parvis, nous nous rendîmes compte que l’heure de la fermeture était proche et que nous étions absolument seuls. Nous n’avions que peu de temps et, par hasard, sans pouvoir visiter les lieux de manière approfondie, nous nous retrouvâmes dans une sorte de sacristie. Nous nous assîmes et, sans nous concerter, nous nous arrêtâmes de parler. Rien ne se passait, il n’y avait pas d’illumination mystique, mais, dans une sorte d’accord parfait, nous bûmes le silence de nos quatre oreilles grandes ouvertes.

SENS DE LA VISITE

Au nord de la vielle ville, la via Garibaldi permet de rejoindre le quartier moderne de San Vincenzo ainsi que les hauteurs huppées de Castelletto. À elle seule, cette rue aristocratique au nom républicain justifie un voyage à Gênes. La succession de palais indique que nous sommes ici au cœur de l’histoire de la ville, son faste nobiliaire et sa richesse commerciale. Pour en prendre plein les yeux, il suffit de passer les porches et d’entrer lorsqu’on le peut. Par exemple, nous passons un moment au palais Giovanni Spinola, siège actuel de la Deutsche Bank. Son atrium est décoré de fresques guerrières mettant en scène les premiers commanditaires, Angelo Giovanni Spinola et son fils, notables de la République de Gênes, alliée de la couronne d’Espagne. Au XVIème siècle, Gênes, d’où était parti Christophe Colomb, s’est faite la partenaire de l’Espagne de Charles Quint et a largement profité de l’expansion coloniale aux Indes orientales. Mais avançons. De la via Garibaldi on atteint bientôt les quartiers XIXème. La piazza de Ferrari, la galerie Giuseppe Mazzini et l’opéra rappellent que Gênes, en dépit de certaines apparences et de sa réputation de ville malfamée, appartient à l’Italie du Nord, urbaine et opulente. Les boutiques de luxe rivalisent avec celles de Milan et, étrange impression pour moi, la large avenue partant de la gare vers la mer ressemble à s’y méprendre à l’avenue du Prado à Marseille. Une fois en bord de mer, comme sur la Corniche, le bus nous rapproche du secteur très chic de la capitale ligure. Villas, jardins, hôtels, larges promenades et, au loin, les contours de la Riviera. Il faut alors s’arrêter au « village » de Boccadasse, avec sa plage, ses maisons colorées et son marchand de glace. On se croirait au Cinqueterre et même en ce lundi les places sont chères sur les galets. Enfin, un séjour à Gênes ne peut s’achever sans une visite au cimetière di Staglieno. On le trouvera facilement au nord de la ville, juste avant de reprendre l’autoroute. Des célébrités y reposent, paraît-il. Mais comment les repérer dans cette concentration impressionnante de tombeaux, de statues aux poses théâtrales, de galeries macabres ? De toute façon, une fois allongé tout le monde se ressemblent, non ?

UNE VILLE, UN PORT

Tout à coup, la mer réapparaît sur la droite et on se dit que c’en sera bientôt fini des tunnels et des viaducs qui n’ont cessé de se succéder depuis Menton. Passée la bifurcation d’Alexandria, l’autoroute entre dans la banlieue littorale, c’est une sorte de toboggan tortueux, puis, une fois franchi le nouveau pont Saint-Georges construit après l’effondrement du pont Morandi en 2018, c’est Gênes, ville et port, capitale de la Ligurie.

Nous logerons dans le centre historique, via del Campo. Ce quartier de ruelles rappelle le vieux centre de Naples. Il jouxte le port antique où sont situées les deux attractions les plus courues de la ville : le galion Neptune (joli décor de cinéma qui ravit les enfants) et le remarquable aquarium de Gênes, un des plus beaux d’Europe. Sous les arcades, le soleil  d’hiver souligne les contrastes entre lumière et ombres bien noires. À l’angle de la via Antonio Gramsci et de la via al Ponte Calvi, nous trouvons la cantine, recommandée par notre hôte Ivo : La trattoria Le Maschere, le « masque » comme le rappelle le bas-relief au-dessus de l’entrée. Ici, dans l’une ou l’autre salle que fréquentent des habitués, c’est bien Gênes dans notre assiette : pesto, fruits de mer, tranches fines de veau, vins ligures, grappa… Et c’est bien Gênes aussi, c’est-à-dire un port, qui voit ses rues peuplées d’immigrés installés et de migrants en attente de solutions, réunis par petits groupes sur les esplanades proches du palazzio San Giorgio. Ivo, au détour de la conversation (menée à la fois en italien, en anglais et en français), semble nous dire qu’il ne reconnaît plus sa ville. Il est vrai qu’à quatre-vingts balais il en a vu passé, du monde. 

De mon côté, je pense à Marseille. Même population mélangée et configuration topographique assez comparable : une ville très peuplée coincée entre mer et relief, agrégeant ses propres banlieues autour d’un centre ancien. La différence serait dans le pourcentage des pentes. Gênes s’étage sur un relief presque abrupt nécessitant l’usage ici ou là d’ascenseurs et de funiculaires. Depuis les hauteurs, la ville apparaît en majesté au moment du couchant. Les lumières du port et des quartiers industriels scintillent, tandis que montent assourdies les rumeurs de la cité. En deux jours et demi, nous en arpentons quelques quartiers en commençant par la vieille ville médiévale, riche de plusieurs églises ou basiliques d’exception. Je retiendrai pour ma part la cathédrale San Lorenzo surveillée par ses deux lions couchés de part et d’autre de l’entrée et, à l’intérieur, la somptueuse chapelle Saint Jean Baptiste, facilement repérable à gauche par ses baldaquins de marbre. Nous avons aimé aussi la basilique San Siro – la plus ancienne de la ville – et la basilique baroque S.S. Annunziata de Vastato. Enfin, mon église préférée peut-être, l’église San Pietro in Banchi. On la dirait engoncée parmi des immeubles plus hauts qu’elle et cela malgré sa curieuse surélévation au-dessus de petits commerces, jadis des officines de change, aujourd’hui boutiques de bricolage, primeurs ou marchands de camelote. Un escalier raide mène à une galerie balcon où des fauteuils attendent les promeneurs de passage. De là, la vue est imprenable sur l’animation du quartier et, particulièrement, le kiosque à fleurs de la piazza Banchi.

Tous ces édifices ont été endommagés par le bombardement du 9 février 41, comme le rappelle un obus anglais non explosé dans la cathédrale San Lorenzo. Parce qu’elle possède un port stratégique et industriel d’importance, la ville, au cours de l’histoire, fut en effet plusieurs fois une cible à atteindre. Louis XIV avait envoyé sa flotte en 1684 et, au cours de la Seconde Guerre Mondiale, les bombes tombèrent – sans faire de détail –  en 41 mais aussi de 43 à 45. 

C’est demain que nous visiterons les autres quartiers.

FLÂNERIE GOURMANDE

Fin d’été. Douceur du Piémont italien. 

Flânerie gourmande en pays proche. 

Bons compagnons, connaisseurs et chaleureux. 

Fête des yeux, des papilles et de l’esprit.

Une fois dévalé le Colle di Nava et quitté la Ligurie, c’est Orméa, premier bourg animé de la vallée déjà piémontaise du Tanaro. Le matin y est presque frisquet. Dans la rue principale, le marché propose ses produits de saison : noisettes, figues, courges, coloquintes, champignons. Plus loin, vers Priola, une baraque au bord de la route, à deux pas d’une voie ferrée. Un vieil homme et son petit-fils vendent la récolte de haricots, de ceux que l’on ouvre sur la table pour en conserver les graines charnues. Déjà les pentes se sont adoucies ; nous quittons les versants boisés des Alpes ligures pour une région de collines où la vigne triomphe partout, à perte de vue. Halte au sanctuaire de Vicoforte qui, hauteur oblige, amène à se tordre le cou, puis déjeuner sur la place rectangulaire de Murazzano. Les échos d’un mariage nous parviennent tandis que nous dégustons nos assiettes composées (charcuterie, fromages). Flonflons, petits drapeaux flottant au vent léger. 

Franck, depuis le matin, nous guide. Il a décidé de nous conduire chez son ami Giuseppino Anfossi, viticulteur propriétaire de l’Azienda Agricola Ghiomo, à Guarene. Pendant la dégustation, nous bavardons longuement avec notre hôte qui ne se lasse pas de détailler son travail, apportant les nuances nécessaires à la compréhension de son vin. Un régal après quoi, avant le soir, nous atteignons Monforte d’Alba. Nous logerons à la Cas’ Brusa, établissement d’agritourisme de bonne tenue. Depuis la terrasse, quand le jour décline, se dessine au loin la barrière alpine ; comme en Toscane, sur les collines les villages émergent de la brume ; au premier plan les vignes épousent le doux vallonnement. Paysage « géographique », coproduction délicate de monsieur l’Homme et de madame Nature. Il fait presque nuit lorsque, depuis la ferme, nous nous rendons au centre du bourg de Monforte. Quelques marches et c’est, pour clore la journée, l’osteria dei Càtari. Un nouveau festival gastronomique nous attend (la carte est ici : menu). 

Lendemain… Franck et João sont amateurs de truffes. Il faut les voir humer les petites sphères grumeleuses soigneusement choisies par Ezio. Ce dernier, accompagné  de sa charmante épouse Clélia, préserve la tradition dans le minuscule village de Monchiero Alto. Sur des étagères, bouteilles anciennes de tous les crus de la région : Nebbiolo, Dolcetto, Barbera, Barolo… Et c’est justement à Barolo que se poursuit la route. Nous sommes ici dans le secteur le plus prestigieux, la référence qui, on s’en doute, suppose des prix en conséquence. Nous nous contenterons de repasser chez Giuseppino pour récupérer le vin que nous lui avons commandé la veille. Il est bientôt midi quand la brigade entre dans Alba, capitale de la région. Là encore, impression d’un certain bien être à l’italienne. Déjeuner à une très bonne table. João, chef cuisinier de son état, manifeste son plaisir. Décidément il reviendra dans le coin qui, depuis les Alpes-Maritimes, se trouve assez vite accessible. Franck commente avec jubilation les subtilités du breuvage d’accompagnement, un très bon Dogliani. Les Italiens, me dis-je quant à moi, sont non seulement nos voisins mais aussi nos cousins.  Il y a entre nous, malgré nos rivalités, une vieille amitié latine qui, personnellement, me rassure et me réconforte. J’admire leur raffinement, leur élégance, et j’adore leur cuisine !

LA SICILE ÉLÉGANTE

Trouvé, en fouinant un peu, ce passage de Taine sur les Italiens. À la lettre il me semble plus précisément s’appliquer à l’homme sicilien, celui que nous avons croisé dans les rues élégantes de Taormina, sur la place du Duomo attendant la mariée, dans les cafés de Palerme ou de Syracuse, le soir venu :

« La règle universelle est que plus un homme songe aux femmes, mieux il s’habille. Beaucoup d’entre eux ont une tête comme celle du Corrège, un air tranquillement voluptueux, un sourire continu de sécurité heureuse. Cela est bien aimable et fait comprendre leur espèce d’amour. Quand ils parlent à une femme, ce sourire devient alors plus engageant et plus tendre : rien de piquant ni de pétulant à la française ; ils ont l’air ravi, Ils semblent savourer délicieusement une à une, comme des gouttes de miel, les paroles qui vont tomber de sa bouche. »*

À l’heure de la passegiata, l’élégance sicilienne est faite pour être aperçue. Et je clos ces carnets siciliens sur ces images lumineuses, mosaïque, oui, d’une île qui mérite de nouveaux séjours. Avec des collègues amicaux, des élèves sympas, c’était une belle expérience, à renouveler. Que ces carnets aient pu en restituer les heureuses découvertes pour une nouvelle fois les partager !

* Hippolyte Taine, cité dans De Paris à Bora Bora, Voyage à travers le temps et l’espace, Collection Bouquins, 2000.

PAUVRE LAPIN SICILIEN…

« Quand les chasseurs arrivèrent au sommet, entre les rares tamaris et les chênes-lièges apparut la Sicile véritable, à l’égard de laquelle les villes baroques et les orangeraies ne sont colifichets négligeables. L’aspect d’une aridité ondulant à l’infini, croupe après croupe, désolée et irrationnelle, dont l’esprit ne pouvait saisir les lignes principales, conçues dans une phase délirante de la création ; une mer qui se serait pétrifiée à l’instant où un changement de vent eût rendu les vagues démentes. Donnafugata se cachait dans un pli sans nom du terrain, et l’on ne voyait âme qui vive : seules quelques maigres rangées de vignes dénonçaient un certain mouvement humain. »

« Arguto déposa aux pieds du Prince une bestiole agonisante. C’était un lapin sauvage : son humble casaque couleur de glaise n’avait pas suffi à le sauver. Des lacérations horribles lui avaient déchiré le museau et la poitrine. Don Fabrizio se vit fixé par deux grands yeux noirs qui, envahis rapidement par un voile glauque, le regardaient sans reproche mais étaient chargés d’une douleur stupéfaite adressée à tout l’ordonnancement des choses ; les oreilles veloutées étaient déjà froides, les petites pattes vigoureuses se contractaient rythmiquement, survivant symbole d’une fuite inutile ; l’animal mourait torturé par un espoir angoissé de se sauver, imaginant encore pouvoir s’en tirer quand il était déjà pris, exactement comme tant d’hommes ; pendant que le bout des doigts compatissants caressait le pauvre museau, la bestiole eut un dernier frémissement et mourut. »

Pauvre lapin…

Cette scène de la chasse, dans Le Guépard, je l’ai souvent étudiée. La chasse est une activité immémoriale et rituelle qui rattache le Prince à la terre éternelle de la Sicile, celle qui échappe aux vicissitudes de l’actualité et de l’histoire en marche. Chasser revient à renouer avec la tradition féodale, l’archaïque, le mythe et, dans le même temps, à tourner le dos à la comédie sociale qui se joue au village. Il faut y voir aussi l’illustration de la violence du Prince et des Salina. Don Fabrizio, de même qu’il tord les fourchettes quand il est en colère, éprouve du plaisir à tuer. Ce plaisir se double d’ailleurs du plaisir de la pitié : «Don Fabrizio et Tumeo avaient eu leur passe-temps ; le premier avait même éprouvé, en plus du plaisir de tuer, celui rassurant de la pitié.» Quant au lapin, sauvage mais humanisé, il interroge le Prince et nous interroge sur l’arbitraire de la mort. Petite créature au coeur vite refroidi, il rappelle les illusions humaines : «L’animal mourait torturé par un espoir angoissé de se sauver, imaginant pouvoir s’en tirer quand il était déjà pris, exactement comme tant d’hommes»…

Les théâtres antiques, en Sicile, s’ouvrent sur l’immensité de la nature. Celle-ci éblouit et, en même temps, rappelle au tragique.

Car enfin nous passons; elle, demeure.

SICILE BAROQUE

« Nunc et in hora mortis nostrœ. Amen.* (…) Sur la fresque du plafond, les divinités se réveillèrent. Les cortèges de Tritons et de Dryades s’élançant depuis montagnes et mers dans des nuages framboise et cyclamen vers une Conque d’Or transfigurée, pour exalter la gloire de la maison Salina, étaient apparus comblés d’une si grande allégresse qu’ils en négligeaient les règles les plus élémentaires de la perspective ; et les plus grands Dieux, les Princes parmi les Dieux, Jupiter foudroyant, Mars sévère, Vénus langoureuse, qui avaient précédé les foules de divinités mineures, soutenaient de bon gré le blason azur au Guépard. Ils savaient que, pendant vingt-trois heures et demie, ils allaient maintenant reprendre leur empire sur la villa. Les singes, sur les murs, recommencèrent à faire des grimaces aux cacatoès.

Au-dessous de cet Olympe palermitain, les mortels de la maison Salina descendaient à la hâte, eux aussi, des sphères mystiques. »

Le Guépard de Tomasi s’ouvre sur cette longue description travelling de la fresque rococo de la maison Salina, à Palerme. Comme toujours, mon plaisir du voyage est décuplé par les réminiscences littéraires; et si Palerme n’est pas seulement baroque je suis personnellement très sensible à la beauté spectaculaire, débordante, des églises et des palais de la capitale sicilienne. La Renaissance humaniste puis le baroque y ont remis à l’honneur le corps humain. Et mon ami Denis, œil on ne peut plus averti, de pointer, dans la cathédrale de Syracuse, au-dessous des mosaïques de Saints hiératiques, les corps humains tordus, souffrants, suppliciés, quand les visages, eux, restent tendus vers la Foi, irradiés par elle. À Palerme, la fontaine XVIème faisant face à l’hôtel de ville exhibe sans honte la nudité galbée de naïades appétissantes. Les bigots et les bigotes témoins de son érection la surnommèrent la Fontana della Vergogna ; une escouade de religieuses armées de marteaux entreprit, dit-on, de priver les statues masculines de leur attribut principal. J’imagine, depuis mon poste d’observation, le déchaînement de toutes les parties en présence.

La Sicile… Il y a ici, me semble-t-il, un avant-goût de paradis (le climat, la beauté des femmes, l’élégance des messieurs, la majesté des sites, le sentiment d’être au cœur de l’espace méditerranéen) et, en même temps, le soupçon que tout peut se déchaîner brusquement, à commencer par l’Etna, tranquille aujourd’hui, explosif demain. La fresque de l’église jésuite del Gesù, non loin du carrefour des Quattro Canti, a remplacé le cortège des dieux de l’Olympe du palais Salina par une représentation prodigieuse du Jugement Dernier. Sous le regard de Dieu, les Élus, juchés sur le Livre, y écrasent les Damnés. La Mort, le Jugement, le Ciel et l’Enfer, tels sont les motifs principaux du baroque. Illusion et désillusion y animent le Grand Théâtre du monde, dans sa gloire vaniteuse comme dans son insondable misère.

*  « Maintenant et à l’heure de notre mort. »

SICILE ANTIQUE ET IMMUABLE

« On sent, quand on voit ce paysage grandiose et simple, qu’on ne pouvait placer là qu’un temple grec, et qu’on ne pouvait le placer que là. Les maîtres décorateurs qui ont appris l’art à l’humanité, montrent, surtout en Sicile, quelle science profonde et raffinée ils avaient de l’effet et de la mise en scène. Je parlerai tout à l’heure des temples de Girgenti. Celui de Ségeste semble avoir été posé au pied de cette montagne par un homme de génie qui avait eu la révélation du point unique où il devait être élevé. Il anime, à lui seul, l’immensité du paysage ; il la fait vivante et divinement belle. »

C’est cette fois Maupassant qui nous guide pour commencer la journée. Comme il le dit, Ségeste est d’abord un espace où l’énigme le dispute à l’évidence. Le temple et, plus haut, le théâtre ont de grec l’aspect général. Mais qui furent les premiers bâtisseurs ? Un peuple aujourd’hui perdu, descendant des Troyens vaincus, les mystérieux Élymes, parmi les premiers habitants de la Sicile. La ville de Sélinonte, qui avait pourtant l’atout de sa façade maritime, ne résista pas aux attaques répétées de la cité montagnarde soutenue par Carthage. On peine, il est vrai, à démêler les fils de ces histoires anciennes. Aujourd’hui à Sélinonte, passé le temple principal, le chaos des colonnes effondrées, comme de vulgaires jeux de quille, appelle à une promenade songeuse ; du moins jusqu’à l’accélération que nous impose une brusque colère du ciel : c’est trempés que nous gagnerons désormais Agrigente. Autant le dire, l’appellation « Vallée des temples » me paraît là-bas pour le moins contestable. Le site, aménagé du temps de Mussolini, occupe une colline toute en longueur, parallèle à la ville moderne. Le temple de la Concorde impressionne par ses dimensions mais, probable effet de répétition, je suis moins sensible à sa beauté. L’émotion viendra plus tard, dans l’après-midi pluvieuse, lorsque nous arpentons les coursives de la Villa Romana del Casale. Nous nous invitons en effet chez Maximien Hercule, un des tétrarques de l’époque dioclétienne, à la fin du IIIème siècle après Jésus-Christ. À cette époque on massacre encore les chrétiens (pauvre Sainte Agathe de Catane dont on découpe les seins ; pauvre Saint Laurent qu’on martyrise sur un grill) mais le raffinement des mosaïstes venus d’Afrique du Nord fait encore le bonheur des grands dignitaires du régime. La villa offre le plus bel ensemble de mosaïques du monde (et me renvoie personnellement au somptueux musée du Bardo, à Tunis, que j’ai visité il y de longues années). Sur plus de 3500 mètres carrés se déploient l’imaginaire et la réalité de l’Antiquité, celle qui inventa le fitness (salle des femmes gymnastes), fit d’Orphée le premier poète ou, plus tardivement, organisa les jeux du cirque à grand renfort d’animaux féroces et exotiques (lions, rhinocéros, autruches, panthères, éléphants). Dans le long corridor dit de « La grande chasse » les scènes de capture fascinent d’autant plus que quelques heures plus tôt on a pu observer, au détour d’un chemin, la même scène, les mêmes gestes. De magnifiques chèvres aux cornes démesurées ont simplement remplacé l’antilope sauvage (voir photos). Tomasi de Lampedusa, dans Le Guépard (1957), l’avait bien noté, parlant de l’immuabilité sicilienne… C’est donc avec lui que je clôture ce nouveau carnet. Demain, le baroque !

« Don Fabrizion et Tumeo montaient, descendaient, glissaient, étaient déchirés par les ronces comme un Archédamus ou un Philostrate quelconques avaient été fatigués et égratignés ving-cinq siècles plus tôt ; ils voyaient les mêmes plantes, une sueur tout aussi poisseuse trempait leurs vêtements, sans arrêt le même vent indifférent, marin, agitait les myrtes et les genêts, répandait l’odeur du thym. Les arrêts, inopinés et songeurs, des chiens, leur tension pathétique en attendant la proie, rappelaient ces jours où l’on invoquait Artémis pour la chasse. La vie, réduite à ces éléments essentiels, avec son visage lavé du fard des soucis, apparaissait sous un aspect tolérable. »

LA SICILE JARDIN D’EDEN

Il se trouve dans Les Bucoliques de Virgile un passage étrange :

« Muses de Sicile, élevons un peu nos chants. Les buissons ne plaisent pas à tous, non plus que les humbles bruyères. Si nous chantons les forêts, que les forêts soient dignes d’un consul.

Il s’avance enfin, le dernier âge prédit par la Sibylle: je vois éclore un grand ordre de siècles renaissants.

Déjà la vierge Astrée revient sur la terre, et avec elle le règne de Saturne; déjà descend des cieux une nouvelle race de mortels.

Souris, chaste Lucine, à cet enfant naissant; avec lui d’abord cessera l’âge de fer, et à la face du monde entier s’élèvera l’âge d’or : déjà règne ton Apollon. Et toi, Pollion, ton consulat ouvrira cette ère glorieuse, et tu verras ces grands mois commencer leur cours. Par toi seront effacées, s’il en reste encore, les traces de nos crimes, et la terre sera pour jamais délivrée de sa trop longue épouvante.

Cet enfant jouira de la vie des dieux; il verra les héros mêlés aux dieux; lui-même il sera vu dans leur troupe immortelle, et il régira l’univers, pacifié par les vertus de son père. »

Les muses de Sicile sont celles de Théocrite, né à Syracuse et père de la poésie pastorale. Mais qui est cet enfant du paganisme annonçant les « siècles renaissants », cet éternel retour de l’âge d’or ? Un Christ qui « régira l’univers, pacifié par les vertus de son père » ? Me voilà bien incapable de répondre à ces questions eschatologiques mais, en revanche, fort décidé, accompagné des poètes, à revivre par l’écriture et les lectures le plaisir de ce voyage sicilien. Sous cette latitude, propice aux songes et autres divagations, le milieu d’automne est un doux été indien.

Si l’on vient de Marseille, Ryan Air oblige, tout commence à Palerme, le creuset culturel où la sauce mijote depuis tant de siècles : Grèce ancienne, Rome étendant sa toile, conquête sarrasine, conquêtes normande puis angevine, goûts byzantin, arabo-normand, roman, baroque, classique, moderne, tout est là à portée de regard dans la lumière lavée du matin. Dirigé par Alexis et Denis, mes deux éminents collègues, le groupe se rend en début de journée au Duomo de Monreale puis, plus au centre, à la Cappella Palatina blottie au creux de l’austère forteresse des Normands. Nous sommes dans la Palerme médiévale. L’or des mosaïques d’inspiration byzantine s’allie aux motifs arabes et normands. Une fusion admirable, et si loin de ce que nous vivons aujourd’hui… Je ne connaissais pas, avant de venir ici,  le très pieux Roger II (1095-1154), fondateur normand du royaume de Sicile et commanditaire des chefs-d’oeuvre. Une mosaïque le représente, dans l’église de la Marcorana, couronné par Jésus. L’art du sacré, dans ces édifices médiévaux, est en tout cas d’une indéniable unité. Sous le plafond en bois façonné et peint par les artistes arabes,  se lèvent les archanges et les saints de la chrétienté. Mais ce sont les scènes de la Genèse qui retiennent surtout mon attention. Adam puis Ève, née d’Adam, y sont sous nos yeux vivants, héros fabuleux des temps premiers, alors que Dieu, à leur côté, prend bientôt le visage du Christ. Dans des éclats mordorés le mythe et la religion se rejoignent tandis qu’au dehors, au centre du cloître, l’ombre bienheureuse, les arbres chargés de fruits comme l’eau de la fontaine nous rappellent un certain Jardin d’Eden. Il fait bon. En cette fin octobre la Sicile jouit de la température idéale.

ITALIE PROPRETTE

Proprette, Camogli présente beaucoup de points communs avec Menton. Leurs vieux murs se ressemblent et la Basilique Santa Maria Assunta rappelle la Cathédrale Saint Michel et son parvis. Dans la lumière d’août, les façades décorées crachent leur rouge vif. En bordure d’eau, un rétrécissement sert de démarcation entre la zone balnéaire et le port. Une commerçante suspend ses étoiles sous l’arche d’une galerie génoise, pendant que deux loups de mer, à l’ombre, surveillent le bassin.

C’est une Italie rangée, agréable et douce, sans aspérité apparente pour peu que vous ayez eu la patience d’attendre qu’une place se libère, au parking. Après quoi, la balade est belle et sans surprise.

Mais bientôt la Sicile…