QUAND MELAKA PARLE LE CRISTAO

Depuis la mort de sa femme, Joy Mathew n’a jamais souhaité refaire sa vie. Il a pris sa retraite d’imprimeur, acheté une licence de taxi et fait construire une villa pour son fils unique dans les quartiers nouveaux proches du circuit automobile de Sepang. C’est Josylan qui a eu l’idée de monter le Bed and Breakfast. Pour l’excursion à Malacca (que tout le monde ici nomme Melaka), Joy me conduit jusqu’à la gare de Nilai (j’apprendrai plus tard que c’est ici que Marine et Bam Bam avaient échoué lors de leur passage en Malaisie), d’où un train me mènera à Bandar Tasik Selatan puis, de cette station, un bus jusqu’à la gare routière de Melaka, et enfin un autre bus pour le centre historique. Finalement assez simple dès lors que la ponctualité semble de mise dans ce vaste pays correctement équipé dans ses zones les plus habitées. Le paysage, derrière la vitre du bus, est assez monotone. Au loin, vers le Nord-Est, le massif montagneux qui depuis la Thaïlande rejoint Singapour ; le long de la voie, d’interminables plantations de palmiers à huile.

Quand on a l’imagination géographique, le Détroit de Malacca fait partie de ces endroits qui résonnent dans la tête. Sur une mappemonde c’est à peine si l’on parvient à repérer l’étroit chenal qui sépare la Malaisie de Sumatra en Indonésie. Mais ce n’est qu’une illusion d’optique ; depuis les hauteurs de l’église Saint-Paul on voit bien que tout cela est immense, sans mesure. Les Portugais au début du XVIe siècle, puis les Hollandais et les Anglais sont venus s’installer ici. Il ne reste des premiers, au pied de la colline, que la porta de Santiago. J’ai le plus grand mal à la photographier correctement, une troupe d’adolescents japonais (ou coréens) ayant décidé de l’investir et d’en faire le décor d’un incongru numéro de youlahop. Plus haut, dans les vestiges de l’église et sur ses contreforts, des tombes néerlandaises. Malacca, depuis longtemps, est un lieu d’échange et de brassage. La ville d’aujourd’hui est à la fois chinoise, malaise, indienne et portugaise. L’hindouisme, le bouddhisme, l’islam et le christianisme s’y côtoient sans tension. Dans les rues, les maisons basses rivalisent de couleurs chaudes ; on s’y promène apaisé. Avant de reprendre le chemin du retour, je veux me rendre à Portuguese Square. C’est un peu excentré mais un pousse-pousse m’y conduit en une dizaine de minutes. J’arpente le quartier d’Albuquerque Street jusqu’au rivage. Des pêcheurs bavardent à l’ombre d’un banian dans un pidgin non d’anglais mais de portugais, le cristao, aussi précieux et fragile que les vieilles pierres de la porta de Santiago. Ici, quelques restaurants rappellent Lisbonne. Des crèches de Noël décorent le jardin des maisons. Si j’avais le temps, j’entrerais dans l’une d’entre elles en espérant me faire offrir une bière Sagres (plutôt qu’une Tiger) et, pourquoi pas, un pasteis de nata.

La semaine prochaine, nouveaux carnets australiens.

GOOGLE MAP

Sur la carte a priori une zone verte, résidentielle mais passablement isolée. Pour ce court passage en Malaisie, au mois de décembre, j’avais choisi un établissement particulièrement bien noté, signalé comme « Fabuleux », et pointé sur la carte non loin de l’aéroport de KLIA 2, à une soixantaine de kilomètres de Kuala. Mais la consultation de Google Map, quelques semaines avant un départ, ne prépare que modérément aux surprises de la nuit, le soir de l’arrivée. Depuis l’aéroport, le taxi a effectivement tourné longuement, s’arrêtant sur le bas-côté pour demander sa route, téléphoner au propriétaire et poursuivre quasiment à l’aveuglette dans des quartiers perdus, presque fantomatiques, au point que je m’estime chanceux d’avoir pu finalement déposer ma valise au Formula One Bed and Breakfast de Sepang, chez Joy Mathew et son fils Josylan. Nonobstant, n’était cette difficulté à se repérer dans les entrelacs de Laman Kemboja, près de Nilai, la réputation d’excellence de cette maison n’est en rien usurpée et je la recommande à mon tour à ceux que le hasard ou la nécessité conduiraient dans le secteur. Un père et un fils, réunis dans le deuil de l’épouse et mère, d’une gentillesse et d’une serviabilité proprement désarmantes et qui, tout au long de mon séjour, faciliteront mes déplacements pour sortir de la zone protégée.

De ces premiers contacts avec la Malaisie est peut-être restée l’impression nécessairement superficielle d’un pays mystérieux, un peu vide, un peu policé, mais d’une urbanité certaine. Après un dîner indien et une nuit de repos, je réserve mon premier jour à la visite de Kuala Lumpur. Si son China Town n’a rien de particulièrement intéressant, j’ai bien aimé Merdeka Square, la grande esplanade bordée de bâtiments gothiques, ainsi que la ville moderne, les avenues désertées conduisant aux Twin Towers. Nous sommes loin, ici, de l’atmosphère palpitante et anarchique de Manille ou Jakarta. La misère reste discrète quand bien même, au coin de Jalan Bandar, la soupe ou plutôt le riz populaire serait servi en musique (les bénévoles se relayant pour jouer de la guitare). Aperçu, à cet endroit, une Occidentale junkie, le visage recouvert d’une cendre grise. Elle voit que je la vois, elle me regarde, et je suis gêné. Une bizarrerie… Quelque chose qu’aussi bien j’ai peut-être rêvé.

Demain, Malacca.