QUESTIONS D’IMAGE

Encore un autre jour, c’était à Jesús, faubourg de San Isidro, dans la mission jésuite de Tavarangue.

Je marchais seul sur la pelouse centrale, cherchant des perspectives photographiques ou pourquoi pas littéraires, lorsqu’une troupe de religieuses catholiques me rejoint. Les Paraguayens sont ouverts aux rencontres et nous nous photographions mutuellement pour garder un souvenir de ce moment ou plus simplement par réflexe, heureux que nous sommes de trouver en ces lieux déserts âme qui vive. Aujourd’hui, quelques années après ce hasard de voyage, je revois mes clichés, consciencieusement rangés dans ma bibliothèque Apple. Mais les photos qu’ont prises les sœurs, où sont-elles ? Qu’est devenue mon image enfermée dans leur appareil ? Elles-mêmes, sauront-elles jamais que la leur se balade sur le net par cet article interposé ? Je reconnais que ces questions n’ont en l’espèce aucune importance mais je les pose quand même.

RIMBAUD À ASUNCIÓN ?

Très frustré ce matin d’avoir oublié à l’hôtel la biographie de Rimbaud (Jean-Baptiste Baronian, chez Folio). La clé de la chambre 06 (Alpes Maritimes) que je retrouve dans  mon anorak (mine de Tom and Jerry : je pourrais faire une collection de ces clés d’hôtel restées au fond de mes poches après le check out… Oui, Jean G., promis, je raconterai un jour l’épisode d’Istanbul pour te rendre justice) ne compensera en rien l’oubli de mon livre de chevet du moment. Heureusement, j’ai quelques réserves : Kampuchéa de Patrick Deville (peut-être en préparation d’un futur voyage) ; Un été avec Homère de Sylvain Tesson (mais je n’ai guère l’esprit à la Méditerranée, ici, en Amérique Latine – et j’aime de moins en moins l’auteur et le « personnage » Sylvain Tesson) ; enfin une étude didactique au sujet de Rimbaud, toujours lui, pour anticiper une rentrée qui me semble fort lointaine (presque comme si cette rentrée devait être ajournée sine die, pour ne pas dire définitivement sortie de ma réalité). La lecture de ce Rimbaud se sera donc arrêtée au coup de feu de Bruxelles, c’est-à-dire avant la Saison en enfer et – ce qui m’intéresse le plus aujourd’hui – avant le départ pour Jakarta puis le Harar. En cas de pluie (et c’est souvent comme on sait), j’ai pris pour habitude de m’abriter dans les librairies. Elles étaient très nombreuses à Buenos Aires, et celle visitée à Montevideo, Pablo Ferrando, d’une élégance rare : escalier art-déco, coursives surplombantes, café à l’étage… Magnifique ! À mon retour, mon ami Frédéric me demande si j’ai trouvé dans les rayons des volumes de Jules Supervielle, poète français né en Uruguay. Non, Fred, pas trouvé, on passe directement de Shakespeare à Tolstoi. Pas de traces non plus de Lautréamont (Montevideo, 4 avril 1848 – Paris, 24 novembre 1870), mais cela ne m’étonne guère, cet écrivain m’a toujours paru mystérieux. Alors, que se mettre ici sous la dent (de « requin, dans l’air beau et noir ») ?…  Vérification faite, un peu partout on pourra aisément se procurer les classiques (Balzac, Dumas, Nerval, Proust, Camus ou Sartre) et quelques modernes (Patrick Deville déjà cité, très honorablement placé en édition originale comme en traduction). Le champion toutes catégories, faut-il le préciser, s’appelle Victor Hugo; « hélas ! », comme dirait l’autre.

Cette histoire de Rimbaud à Java, il est vrai qu’elle est troublante. Pour ce qui me concerne, j’ai découvert chez Pablo Ferrando l’existence du bouquin de Jamie James traduit en espagnol, le commande le soir-même et le lis à mon retour, dans sa traduction française évidemment (Éditions du Sonneur). Il faut bien se rendre compte que Rimbaud est le premier auteur à avoir voyagé si loin. Montaigne parle de la Hongrie mais a dû se contenter de l’Italie du nord et de l’Allemagne. Cyrano de Bergerac décrit les États et Empires de la Lune (et puis quoi encore ? Avant Apollo 11 ! quel mytho !) Le voyage en Orient des grands prosateurs du XIXème (Chateaubriand, Nerval, Flaubert) s’arrête au Caire, à Istanbul ou à Jérusalem… Rimbaud, lui, s’engage dans l’armée coloniale hollandaise, franchit le tout récent Canal de Suez et se retrouve à Batavia, l’actuelle Jakarta. Passés deux mois dont on ne sait à peu près rien, il déserte, erre dans la jungle quelques semaines puis retourne en Europe, via Sainte Hélène (que depuis le bateau, selon son beau-frère Paterne Berrichon, il aurait rejoint à la nage !), l’île de l’Ascension et les Açores… Chapeau l’artiste ! Mais est-il encore « artiste » justement ? « Auteur » ? Là surtout, et rétrospectivement, Arthur prend tout le monde de revers. À un peu plus de vingt ans, après avoir fait exploser la poésie, après l’avoir renouvelée de fond en comble, il l’abandonne définitivement pour faire le coup de main en Indonésie puis commercer en Arabie et dans la corne de l’Afrique.

Mort à trente-sept ans à l’hôpital de la Conception de Marseille, l’homme aux semelles de vent (belle formule de Verlaine), nous lègue une vie aussi énigmatique au fond que ce voyage à Java, réceptacle de tous les fantasmes. Ainsi, peut-être découvrira-t-on un jour que Rimbaud est aussi allé en Amérique du sud, à Asunción par exemple… Un autre voyage perdu.

Et nous alors ?

Hé bien, justement, Brésil, ça vous dit?

ASUNCIÓN ALLEGRO !

Lors d’un grand voyage, on arrive souvent par la capitale ou du moins par les grandes villes. On aura compris que pour le Paraguay, j’ai pris préalablement les chemins de traverse pour atteindre Asunción, avec la patience que supposaient les embouteillages et les détours inexplicables du bus.

Asunción est une ville agréable, d’aspect humain. Je suis immédiatement séduit par sa végétation, les arbres qui, en nombre, jalonnent les rues et agrémentent les places. Par chance, l’auberge, El Nómada Hostel, est également très confortable. J’y retrouve l’esprit Traveller’s Oasis de Cairns : même table commune, même petite piscine, jardin luxuriant où se remarque la présence d’un papayer et d’un cocotier, les premiers du voyage. Je suis ici à la même latitude que Maputo (Mozambique) et Brisbane (Australie), les deux seules villes d’importance (avec Curitiba au Brésil) posées sur ce parallèle plutôt océanique. Ceci étant dit, le Paraguay (Asunción approximativement en son centre) reste un pays de l’intérieur des terres. Le Chaco, au Nord-Ouest, est même une région difficile d’accès, encore vierge à certains égards. Le pays s’est construit dans cet isolement : adversaire de trois pays – excusez du peu – dans la guerre de la Triple Alliance ; indépendant dès 1811 (l’Espagne, aux prises avec Napoléon, a d’autant plus rapidement lâché le bébé qu’il ne possédait aucune mine d’or) ; organisé en phalanstères de diverses origines selon les vagues d’immigration successives ; dictature fermée (sauf aux nazis comme on l’a vu) aux temps de Stroessner… Aujourd’hui, le pays a choisi de mener une politique d’indépendance; il ne s’aligne pas et cultive son originalité comme le prouvent l’affaire de l’ambassade de Tel Aviv ou sa résistance à  Pékin puiqu’il reconnaît  Taïwan. Longtemps persuadé pour ma part que je ne visiterais jamais ce pays inaccessible, je le fantasmais pourtant comme une sorte de destination idéale, une sorte de luxe aristocratique réservé aux seuls voyageurs véritablement originaux, Graham Greene par exemple qui en fait l’un des décors de son Voyage avec ma tante. Mais c’était une vue de l’esprit. On peut assez facilement se rendre au Paraguay par l’Argentine ou le Brésil ; il suffit d’y penser, voilà tout.

Aller au Paraguay, c’est ce qu’a fait la charmante Ane Molacatón, résidente permanente de l’auberge pendant sa demi-année sabbatique. Cette ingénieure espagnole de San Sebastian, après un premier séjour professionnel en Allemagne, voulait mettre à profit sa période de break pour voyager en Amérique du sud. Le choix du Paraguay est précisément dû au fait, m’explique-t-elle, que personne dans la même situation n’aurait opté pour ce pays. Et la voilà qui, tous les samedis, organise un tour de la ville pour les clients de l’auberge, aujourd’hui un Argentin de Córdoba dont j’ai oublié le prénom, une jeune universitaire brésilienne, Rebecca Loise de Lucia Freire, et moi-même. Nous nous promenons agréablement dans les rues ensoleillées, attentifs aux explications. Par exemple, Ane nous montre un monument fort original. Pour célébrer la mémoire des martyrs de la dictature, un sculpteur a eu l’idée de récupérer des fragments de la statue de Stroessner pour les couler dans le béton. Seuls dépassent les yeux et le haut du visage, une main lamentable ; une autre noyade, en quelque sorte. Plus loin, je photographie Rebecca devant l’un des nombreux tags qui revendiquent l’égalité des sexes et fustigent l’agressivité testostéronique des mâles. La psychologue de formation (mais elle veut aussi devenir écrivaine !) prend la pose. Nous visitons également le musée de l’immigration (Édith Piaf en fond sonore), la cathédrale qui porte fièrement (?) le symbole de la République, le marché péruvien où j’achète un nouveau chapeau, le quartier réhabilité de Loma San Jerónimo enfin, avec son escalier en céramiques, petit frère du Selarón de Rio. Malgré le soleil, Ane se plaint du froid. Elle n’avait pas prévu que le Paraguay connaîtrait un hiver… Nous nous séparons sur le coup de 14h. J’ai à poursuivre ma découverte après une rapide collation au Lido Bar, excellent bar-restaurant que je recommande plutôt que le célèbre Bolsi où il faut attendre longtemps qu’une table se libère.

Entre autres choses curieuses et remarquables, je crois me trouver dans Shining, le film de Kubrick, lorsque dans un wagon luxueux exposé au musée des chemins de fer apparâit furtivement la silhouette énigmatique d’un enfant vieux habillé en costume. Plaza Uruguaya, je reste un moment à observer les familles d’Indiens venues du Chaco, réfugiées et misérables. Certains ont bricolé une batterie de fortune et jouent avec un téléphone; d’autres rassemblent leurs maigres effets sur des couvertures. Enfin, le soir venu, en retournant à la cathédrale je fais la connaissance du père Oscar et de la délicieuse violoniste Irene Riveros, occupée à  préparer un concert des sonates de Bach.  Oscar a séjourné un temps à Marseille et Irene, passionnée de cinéma français, me récite le « Je vous salue Marie ». Nous sourions, nous vivons, c’est un beau moment offert aux protagonistes de l’histoire.

Je resterais près de trois jours à Asunción. Le dimanche est un peu plus triste car, comme partout en Amérique du sud, les citadins désertent le centre pour se rendre dans les grandes surfaces commerciales de la périphérie. Moi, je flemmarde davantage à l’auberge ; je flâne en admirant les bombacaceae (sorte de baobabs) et surtout les lapachos, ces arbres aux fleurs roses qu’on voit partout ici et qui symbolisent le pays; au détour d’une rue, je me fais aussi des copains partageurs de barbecue. Entre chiens et loups enfin, je suis longuement les rives du rio Paraná, terme d’un voyage souvent rêvé et aujourd’hui réalisé… Une dernière rencontre, dans ce crépuscule, mérite cependant d’être vécue et racontée. Je suis au bord du fleuve, devant un bateau hésitant à appareiller pour l’autre rive. Seul volontaire pour cette périlleuse traversée, je crains que le prix de mon billet ne puisse couvrir les frais de mes sympathiques nochers. Je m’apprête donc à faire demi-tour lorsque tout à coup la brise vient déposer près de moi quelques phrases de français. Je me retourne et découvre Annabel et ses deux garçons. Quelle surprise ! Les Français parlent aux Français, ici, à Asunción, alors que le bâtiment de l’ambassade est à vendre, que les Taiwanais sont partout, que tout le monde parle l’espagnol, que le Paraguay est le dernier pays auquel on pense pour aller passer ses vacances ! Ô joie ! Ô victoire ! Vite, Annabel, festoyons cette aventure comme dit à peu près Montaigne ! Entre compatriotes, fraternisons !

Je plaisante, évidemment ; au bout d’une dizaine de jours de voyage le mal du pays n’est pas à ce point prononcé qu’il nécessite une perfusion linguistique d’urgence. Ceci dit, Annabel, native de Rouen, est une fille adorable. Mariée à Chino, un rugbyman paraguayen, elle se rend ici de temps en temps pour des vacances qu’on devine familiales. Quand je lui explique que, le lendemain soir, je suis censé traverser en bus le nœud frontalier de Ciudad del Este (quatre postes frontières à franchir en pleine nuit), elle s’inquiète pour moi et met en branle la légendaire « solidarité paraguayenne » (ce sont ces mots). En quelques coups de fils et sms le tour est joué. Son ami Jorge viendra m’attendre au terminal de bus de Ciudad et me conduira en voiture à la ville argentine de Puerto Iguazú, via la petite hernie brésilienne qui explique l’appellation Tres fronteras donnée à ce secteur géographiquement compliqué.

Qu’Annabel (qui lira cet article), Chino, Jorge, leurs familles et leurs amis soient ici publiquement remerciés. Je leur offre symboliquement une cantate joyeuse de Bach !

ALAIN, CANDIDE ET QUELQUES AUTRES…

Fraîcheur du matin dans la province d’Itapúa. Encouragé par mon hôtelier et muni de son plan, j’ai décidé aujourd’hui de visiter les deux sites classés Patrimoine de l’Humanité, les anciennes missions jésuites de Trinidad del Paraná et Jésus de Tavarangüe, vingt-cinq kilomètres au nord d’Encarnación.

Un choc sous le ciel gris. Je suis seul tout d’abord à Trinidad, vaste esplanade encadrée des ruines des casas de Indios. Régularité des lignes. Au fond, l’ensemble monumental constitué par l’église et son cloître. C’est là que s’admirent les bas-reliefs des Indiens musiciens, avec leur luxe de détails dans la représentation des instruments d’origine européenne ou locale. Derrière aussi, ce qu’il reste des jardins et des cimetières. Une fois de plus, j’éprouve une légère frustration. Mes amis Fred, Anne-Thérèse, Denis, professeurs d’histoire et fervents catholiques, éclaireraient de leurs connaissances et de leur foi une si extraordinaire découverte. Je pense à eux. Ce que je connais, moi, des missions jésuites, est passé par Hollywood. Le film de Joffé, tourné en Argentine et en Colombie – pas au Paraguay – montre les missions du XVIIIème comme des utopies que les calculs de Rome, Lisbonne et Madrid auraient condamnées et détruites par le feu. Les politiques satisfaisaient par là la cupidité des propriétaires terriens, des commerçants et autres trafiquants d’esclaves; la Sainte Église Catholique mettait fin quant à elle à une approche nouvelle de l’évangélisation, un syncrétisme qu’elle redoutait en tant qu’atteinte à son autorité et aux dogmes. Avant qu’elles ne soient définitivement détruites, Voltaire fait passer Candide et Cacambo par ces missions sud-américaines. Il n’est pas tendre avec les jésuites qu’ils présentent eux aussi comme des esclavagistes sans scrupule, profiteurs et violents. Candide (qui, on le rappelle rarement, est officiellement allemand) saura cependant s’en débrouiller, avant de repartir chez les Oreillons. Pour ma part, je quitte Trinidad pour Jésus. Pas de moyen de transport régulier entre les deux sites éloignés de douze kilomètres. Je décide donc de marcher à travers la campagne puis fais du stop. Suivra une nouvelle double visite des lieux : visite 1 sous la grisaille, visite 2 sous le soleil (on s’en rend compte en regardant de près les photos de l’album). La mission de Jésus, quoi qu’il en soit, vaut le détour. J’y rencontre un groupe de religieuses bien sympathiques et un gardien solitaire qui, aimablement, me permet d’accéder à la tour du bâtiment principal afin de donner à mes clichés une nouvelle perspective. Mais bientôt se pose un nouveau problème : comment retourner au carrefour de la route nationale d’où je pourrai reprendre un bus pour Encarnación ? À proximité de la mission se trouve le village. Certaines rues sont en latérite, l’après-midi est d’un calme qu’on imagine d’ici. Quelques fermiers s’affairent (livraison d’une vache, semble-t-il) mais aucun visiblement n’a l’intention d’abandonner sa tranquillité pour rejoindre la civilisation. Sans Cacambo, je marche donc quelques centaines de mètres jusqu’à ce qu’un deux roues tout terrain déchire le silence de la campagne fertile tout autour. Ouf ! Quelques kilomètres de gagnés grâce à un jeune homme blond et taiseux (d’un autre côté, difficile d’entamer une conversation sur une mobylette quand on ne parle pas la même langue). Quand il me dépose à l’angle d’une piste rouge, je comprends qu’il doit se rendre à Hohenau, cinq kilomètres plus au nord, et qu’il veut m’épargner le détour tout en ménageant son véhicule. Je poursuis donc ma marche, monte à l’arrière d’un camion bâché sans bâche, et arrive finalement au carrefour de la route nationale d’où le bus me ramènera, nous voilà rassurés, au point de départ de mon expédition.

Long PS 1 : quelques jours plus tard, je suis à la gare routière d’Asunción, attendant le bus qui me conduira cette fois vers la Brésil. En cherchant de l’eau chaude pour mon café soluble, je tombe sur un vendeur de livres d’occasion et remarque un volume à la couverture rouge, Mengele en Paraguay d’Andrés Colmán Gutiérrez. J’achète aussitôt le bouquin. À l’intérieur quelques planches illustrées ont attiré mon attention. Pour avoir lu à l’automne dernier l’excellent roman d’Olivier Guez, La disparition de Joseph Mengele, je sais que le docteur infernal du nazisme, protégé par le dictateur Stroessner, a vécu au Paraguay. Je n’avais pas retenu en revanche qu’il avait longuement séjourné à Hohenau, le petit village dont mon jeune motocycliste m’a épargné la visite quelques jours plus tôt. Sur les planches du livre, on découvre le plan de la région dessiné par les agents du Mossad, les services secrets israéliens (voir photo en entête de l’article). Ils avaient manifestement repéré la présence de Mengele dans le coin. Proches de la frontière argentine où Mengele avait sa base arrière, essentiellement peuplés par une colonie allemande, Hohenau et sa région présentaient de nombreux avantages. Rétrospectivement, je me demande si le tortionnaire a visité les missions jésuites situées, on le sait maintenant, à deux pas de son repaire. Troublant… Mais ce qui me frappe le plus dans cette histoire, c’est la ressemblance entre le plan de Rafi Ettan, le chef de l’équipe du Mossad, et le plan de mon aubergiste d’Encarnación. Même distribution des lieux, bien sûr, mais aussi, au fond, même style graphique. Il y aurait peut-être un autre roman à écrire. Pour ceux que tout cela intéresse, voir ici : https://twitter.com/mengelepy 

PS 2 : à l’heure où j’écris ces lignes, Israël et le Paraguay sont en froid. Le nouveau régime à Asunción (arrivé au pouvoir juste après mon départ) a défait la décision de l’ancien président : suivre Trump et déplacer l’ambassade de Tel Aviv à Jérusalem. L’ambassade paraguayenne est depuis peu de retour à Tel Aviv, ce qui réjouit les Palestiniens (qui vont ouvrir une ambassade à Asunción) et mortifie Netanyahou (qui décide de fermer la sienne). Je reviendrai rapidement dans mon prochain article sur l’originalité du Paraguay sur le plan diplomatique.

PS 3 : pendant mon séjour au Paraguay, le lendemain de la disparition de sa mère décédée d’un cancer à l’âge 80 ans, Luis Gneiting est mort dans un accident d’avion. Renseignements pris, il s’agissait du ministre de l’agriculture du Paraguay, un social libéral, si j’ai bien compris. Trois jours de deuil national ont été décrétés sans modifier particulièrement l’atmosphère. Joseph Mengele, quant à lui, a échappé par deux fois au Mossad, occupé ailleurs dit-on. Il meurt lui aussi accidentellement – officiellement – noyé sur une plage du Brésil.

Écume ?…

ATMOSPHÉRIQUE

À quoi ressemble une arrivée au Paraguay, petit pays apparemment hors circuit ? C’est la question à laquelle cet article va tâcher de répondre non sans quelques précautions : ce n’est jamais que « mon » arrivée, un certain jour de juillet 2018, en provenance de Posadas, Argentine, entre 16 h et 22 h, dans la ville d’Encarnación. Rien d’universel là-dedans.

Hé bien cela commence si mal qu’on doute justement qu’il soit possible de passer la frontière du Paraguay. La faute à qui ? Aux douaniers argentins, bien sûr, pas ceux de Posadas, qui se mettront en quatre pour permettre l’exfiltration, mais ceux de la gare maritime de Buenos Aires, pas fichus, lors de votre dernier passage, de tamponner  mon passeport après un séjour express en Uruguay. Une bonne heure de tergiversations au poste (voir la dernière photo de l’album du jour) et quelques inquiétudes mais… Ça suit ? Si ce n’est pas le cas, pas grave, on comprendra un autre jour et on passe !

Une fois les pieds au Paraguay, première satisfaction d’être chaussé en Goretex. Il pleut des cordes. Gadoue. Sous le parapluie, changer quelques euros dans la rue afin de pouvoir payer un taxi, et inévitable impression de s’être fait avoir. Passe aussi. Le quartier frontière, comme tous les quartiers frontière, est hideux. Direction hôtel.

Germano, il s’appelle Germano, juste en face de la gare routière. Il faut d’abord imaginer le sentiment de reculer de plusieurs décennies en franchissant le seuil. Années 70 peut-être. Imaginer aussi la curieuse impression d’une ville tropicale (flamboyants, palmiers, trottoirs défoncés par les racines) où il ferait froid. Le tôlier est d’une grande serviabilité. Après m’avoir fait visiter la chambre au fond du couloir et expliqué (mais je n’ai pas trop compris) le fonctionnement de la douche électrique, il sort le plan de la région dessiné pour répondre plus aisément aux questions de ses clients (voir photo en tête de cet article). Les distances séparant Encarnación du secteur des missions jésuites sont bien indiquées. Me voici paré.

En face, donc, le terminal des omnibus. Il fait déjà nuit. Regarder avec attention les photos (petits restaurants de rue, comedor, ciel orange) suffit peut-être à deviner l’atmosphère. Je fais des photographies pour me constituer un réservoir de souvenirs d’atmosphères, des photos atmosphériques (je n’ai pas dit stratosphériques) que j’ai plaisir à partager.

La découverte peut commencer. Encarnación est une ville commerçante de la rive nord du Rio Parana, face à la ville argentine de Posadas, accessible par un pont. Ville Far-South, c’est-à-dire mélangée. Place d’armes, par exemple, on trouvera un jardin japonais (les amoureux s’y adonnent au double selfie, « égoportrait » en québécois), un monument rendant hommage à la communauté ukrainienne, un autre à la communauté italienne, un autre encore à la massive immigration allemande qui constitue le fait historique marquant de cette région initialement occupée par les Indiens Guarani. Dans un coin, mieux éclairé que le reste de la place, une Bible sous vitrine vous invite à la relecture (toujours utile) de L’Ecclésiaste :

Vanidad ; vanidad de vanidades, todo vanidad.

¿Qué provecho tiene el hombre de todo su trabajo con que se afana debajo del sol ?

Sous le soleil ? Quel soleil ? Pour m’abriter, je bois un verre de bière à côté d’un vieux monsieur se désaltérant du même breuvage. Il écoute une radio allemande, posée sur sa table. Photo volée malgré ma légère inquiétude d’espion amateur ; il n’a pas précisément l’air commode. Je poursuis jusqu’au rio, à la plage abandonnée (bien que récemment aménagée). Au loin les lumières de Posadas clignotent pour rappeler l’existence du monde en dehors du périmètre suspendu que constitue la ville où je respire ce soir.  Pas désagréable, d’ailleurs, la texture de l’air. Curieusement, je remarque que les rues sentent le bonbon. Je m’interroge là-dessus jusqu’au moment où, de retour à l’hôtel, j’aperçois les femmes de ménage composant des bouquets d’orchidées dans une chambre proche de la mienne. Elles arrondissent leur salaire de cette façon et me parfument par la même occasion.

J’ignore le score final de la rencontre de foot féminin à six, San Patricio de Posadas (Argentine) – Galactic de San Roque de Encarnación (Paraguay). Pendant qu’en France on se passionne pour l’affaire Benala, quelles sont les nouvelles en Amérique du Sud ? Ce matin, en prenant l’avion, j’ai appris par le journal La Nación la mort d’une girafe et d’un rhinocéros au zoo de Buenos Aires. On suspecte un virus et récrimine à la une contre l’incurie des services. À Encarnación, ce sont les frasques d’un homme nu dans la rue qui mettent en émoi la population. Une femme s’est arrêtée dans une échoppe et s’indigne. La télé, posée sur un réfrigérateur, passe en boucle les images du type, flouté au-dessous de la ceinture (qu’il ne porte pas, de toute façon), les bras en croix face aux policiers.

Il est temps pour moi de rentrer et d’enlever moi aussi mes oripeaux mouillés.