PAPIERS, S’IL-VOUS-PLAÎT

Les ressortissants des pays appartenant à l’espace Schengen ont perdu l’habitude du franchissement des frontières. Je me souviens qu’enfant le passage de la ligne blanche au pont Saint Louis me laissait un étrange sentiment, mélange d’excitation et de crainte. L’Italie n’avait pas la même densité d’air, les versants ligures n’étaient pas du même vert, la langue parlée au-delà de la ligne restait un mystère. Et il y avait la file d’attente, les douaniers, la carte d’identité, sans parler du Youkounkoun… Toute une histoire ancienne que le voyage dans les Balkans permet de retrouver ! Je passe sur la traversée très réglementée de la Balkanie ; aux postes frontières et tout au long du corridor de servitude, les autorités locales interdisent la descente du bus (à moins d’un sauf-conduit en qualité, par exemple, d’ethnologue assermenté ou de courtier suisse) et vous avez à peine le temps d’apercevoir les fameux montreurs d’ours, grande spécialité de ce pays très fermé. Prenons plutôt l’exemple du passage entre la Bosnie et la Serbie. Je voyage en bus aux côtés de deux Russes lorsque le chauffeur, jusque-là en grande conversation avec son copilote, ralentit puis stoppe le bahut. Nous sommes à la frontière de Zvornik. Coiffé de sa très large casquette, un border policeman bosniaque grimpe dans le véhicule et, sans mot dire, commence le contrôle méticuleux des compartiments bagages au-dessus des sièges russes. Campé désormais devant moi, le même examine d’un air suspicieux l’intérieur de l’enveloppe vide tombée à mes pieds et au dos de laquelle le chauffeur du bus, au départ de Sarajevo, a eu l’amabilité d’inscrire le nom des localités-étapes du trajet jusqu’à Belgrade – Olovo, Kladanj, Loznica, Šabac – plutôt que de me les indiquer sur la carte Michelin que je lui avais tendue. Trois jours auparavant le poste frontière campagnard de Metkovic m’avait semblé donner lieu à des vérifications moins tatillonnes. Mais c’est dans le train entre la Serbie et la Roumanie que j’enregistre l’histoire la plus savoureuse, celles du genre qu’on raconte à ses petits-enfants pour se faire mousser et surtout mettre un peu de poivre dans les représentations éventuellement idéalisées du monde, forgées au sein d’un cocon familial par trop protecteur. J’ai pris le train tôt le matin à Dunav stanza (littéralement, la gare du Danube à Belgrade) pour rejoindre Vrsac et prendre la correspondance pour Timisoara en Roumanie. Nous sommes dans la micheline plutôt moderne qui relie la ville serbe à la ville roumaine et mes voisins immédiats, deux hommes et une femme, s’affairent tout à coup. Le ménage à trois procède tout d’abord à la manutention de sacs de toutes tailles, d’un bout à l’autre du compartiment, puis, avec la rapidité qu’explique vraisemblablement l’habitude d’une opération bien rodée, soulève le couvercle d’une trappe située à la jonction de deux wagons, au niveau du soufflet, disons. Hop ! Une à une les cartouches de cigarettes serbes sont logées dans l’espace qu’on dirait prévu pour cet effet et, comme la place finit par manquer, l’opération s’achève par le déclipsage des panneaux latéraux au-dessus de sièges afin de glisser fort aisément les cartouches de cigarettes plus fines, de type Vogue pour être précis. Tout cela, je le rappelle, se fait sous mes yeux à deux mètres de moi, comme si je n’étais pas là, sans même avoir l’air de parier sur ma bonne volonté, ma propension à la collaboration passive ou, au contraire, sur mes tendances à la délation. Quand tout est terminé, à la frontière, la police arrive comme il se doit (nous entrons, faut-il le préciser, dans la communauté européenne, la Roumanie étant pressentie pour appartenir bientôt à l’espace Schengen)  et trois ou quatre paquets de tabac à rouler sont exhibés en guise de leurre. Les policiers, satisfaits, passent et repassent sur la trappe dont le couvercle a été parfaitement replacé. Plus tard enfin, alors que nous roulons désormais en Roumanie, la scène se termine définitivement avec l’apparition opportune d’un dernier personnage : le contrôleur serbe. Après un rapide conciliabule, là encore marqué par la petite musique de l’habitude, un billet glisse de la main du plus âgé des contrebandiers vers la pochette du contrôleur. Tout cela s’est passé avec le sourire devant l’homme invisible que, sans en éprouver la moindre manifestation physique, je suis devenu à mon corps défendant. La femme du groupe s’installe confortablement sur un siège (comme enfin tranquille) et entame ce qui me semble bien être un ersatz de sodoku.

PS : il me faudra raconter un jour le passage de la frontière entre le Togo et le Bénin. Une école de patience.

TU VIENS D’OÙ ? TU VAS OÙ ?

La capitale de la Bosnie Herzégovine, Sarajevo, est reliée à celle de la Serbie, Belgrade, par une route de campagne souvent étroite, traversant côté bosniaque des paysages comparables à ceux du Jura puis, une fois la frontière passée à Zvornik, de vastes plaines ponctuées de quelques monastères et surtout d’exploitations agricoles dédiées à la culture intensive du maïs. Un seul bus quotidien assure la liaison et après m’être levé à quatre heures du matin pour quitter Sarajevo me voici en début d’après-midi à Belgrade, trente-neuf ans après mon précédent et jusque-là unique passage dans cette ville.

Mes arrivées à destination, pendant ce voyage, suivront toujours le même rituel : récupérer mon bagage, changer ma monnaie (en passant par exemple du mark bosniaque au dinar serbe), dégoter un plan de la ville, me renseigner sur le trajet suivant pour aussitôt acheter le billet afférant. Après quoi, soit en taxi (rarement), soit à pied (presque toujours), il est temps d’aller déposer mes affaires là où, en réservant depuis la France, j’ai choisi de me loger. À Belgrade, l’auberge de jeunesse (hé oui…), voisine du cimetière central, me rappelle les « backpacks » australiens. S’y trouve toujours un jeune (nus pieds, démarche chaloupée, décontraction confondante, anglais compréhensible pour tout le monde sauf Bibi ) pour se faire la cuisine à quatre heures de l’après-midi. Abonné trop souvent quant à moi à une alimentation répétitive et fonctionnelle, je suis plutôt impressionné par le soin qu’apportent ces jeunes voyageurs à la préparation des plats. Mais sont-ils si voyageurs que cela ? Certains d’entre eux semblent passer leur journée dans les espaces communs de l’auberge ou même dans les dortoirs, cuisinant, donc, mais aussi pianotant sur leur ordi portable, s’affalant devant la télévision (pour mater cette année les jeux olympiques), discutant à bâtons rompus pendant des heures (le contenu de ces conversations touchant immanquablement au parcours déjà effectué et aux étapes futures – Tu viens d’où ? Qu’est-ce que t’as fait ? Où est-ce que tu vas après ? etc.). Ainsi, à Timisoara, destination suivante dans mon propre périple, j’échangerai assez longuement avec un Américain, Nico, Najar, une Française, et Moemen, un Palestinien. Tous trois, apparemment, ne décollent pas de l’auberge et préfèrent organiser des brochettes-parties dans la cour du bâtiment. L’Américain voyage, dit-il, depuis plus de deux ans. Pour prolonger son tour du monde il dispense ici ou là quelques cours de yoga, le temps de se refaire la cerise quand le besoin s’en fait sentir. Najar voyage pour la première fois toute seule et préfère les destinations sans touristes (Timisoara, j’en reparlerai, offrant pour le coup un point de chute idéal). Quant à Moemen, qui a rayé Israël sur le planisphère affiché au-dessus de la table de la cuisine avant d’inscrire à la place « Palestine », il m’explique avoir trouvé en Roumanie un compromis satisfaisant : ce migrant a compris qu’il tirerait davantage son épingle du jeu en Roumanie compte tenu du coût modique de la vie plutôt que s’enfoncer dans le piège des destinations phares de la migration mondiale, le Royaume Uni, par exemple, ou les grands pays riches de l’Europe Occidentale, dont la France.

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Des centaines de migrants peut-être moins avisés (ou simplement moins géographes) campent dans les jardins et les rues donnant sur la gare de Belgrade. Ils rêvent d’une hypothétique porte de sortie (ou d’entrée, selon la perspective adoptée). C’est un petit peuple en guenilles, calme, organisé, que viennent soutenir des brigades de bénévoles. En 1977, déjà, ces pelouses étaient occupées par quelques familles misérables; nous en avions été surpris pour ne pas dire effrayés, au point, j’exagère à peine, de reprendre aussitôt le train pour Skopje puis la Grèce. Mais ce serait un tort de s’arrêter aux impressions disons mitigées et d’évidence superficielles que peut laisser le quartier de la gare centrale à Belgrade[1]. Non. Belgrade est une ville agréable, très animée, très énergique. Le premier soir je me rends au site exceptionnel de la forteresse de Kalemegdan. Au coucher du soleil c’est une belle expérience d’admirer la majestueuse rencontre de la Save et du Danube. Difficile, ceci étant dit, de passer après ce qu’écrit Nicolas Bouvier sur le même sujet ; voici donc plus modestement ce que je griffonne sur mon carnet à mesure de mes pérégrinations dans la ville :  » Belgrade – Centre monumental, parcs ombragés, rues animées autour de la place de la République / Beaucoup de librairies, pubs, restaurants, grandes marques / Très bon réseau de transports en commun, ponctualité / Quartier recommandé par tous les guides : Skadarska, le Montmartre de Belgrade, rues pavées, orchestres… Bof…  » Remarqué aussi, dans les jardins de la citadelle, un monument de belle taille portant l’inscription  » À LA FRANCE « . Son érection date des années 30, période au cours de laquelle la Serbie célébrait le soutien obtenu de la France pendant la Première Guerre Mondiale. Aujourd’hui, il faut bien le dire, le monument passe un peu inaperçu ou plutôt que le monument, soyons juste, l’inscription qu’il porte gravée sur son socle. Ceci m’amène à commenter une dernière surprise de Belgrade. Quand vous dépliez le plan de la ville vous découvrez avec quelque étonnement de bien curieuses icônes : à trois ou quatre emplacements du centre-ville sont représentés, au même titre que d’autres symboles (monuments, gares, bâtiments officiels, églises), des avions militaires légendés « Bombed buildings ». Une employée russe de l’auberge, à qui je demande une explication, m’indique, sans en être certaine, qu’il s’agit des « Americans ! Americans ! » Aurais-je perdu, une fois encore, la mémoire des conflits balkaniques ?… J’AI PERDU LA MÉMOIRE DES CONFLITS BALKANIQUES (!) et me trouve tout surpris, une fois vérification faite, d’exhumer les bombardements de l’OTAN sur Belgrade, en 1999, selon le paradigme moderne des « frappes ciblées » ou encore  « chirurgicales ». Il s’agissait alors pour les États-Unis et ses alliés, dont la France, de punir la Serbie de Milosevic accusée d’impérialisme et de nationalisme belliqueux dans le conflit du kosovo. Sur le sujet, on peut lire ce qu’écrit Erri de Lucca dans Le plus et le moins (merci Gérard et Nicole !). Près de vingt ans ont passé, l’affaire du Kosovo n’est pas encore entièrement soldée (en témoignent les banderoles qui, devant le parlement serbe, s’insurgent contre les « terroristes » kosovars), et le gouvernement de Belgrade choisit d’entretenir un certain devoir de mémoire en laissant intactes – beau paradoxe ! – les ruines des ministères visés par les frappes : trois ou quatre grandes plaies dans la ville, indiquées sur la carte, visibles depuis les rues voisines et à peine sécurisées par quelques palissades; comme si, en plein Paris, le touriste pouvait passer devant les ruines du Quai d’Orsay ou du Ministère de l’Éducation nationale.

Mais il est temps de rentrer. À l’auberge, cela s’anime devant l’écran plat de la salle commune. La France et la Serbie s’étripent au basket.

[1] Plus tard dans l’année, je posterai un album consacré à cette gare que j’ai pris soin de photographier sous toutes les coutures au risque de passer pour un espion.