UN AVANT-POSTE DU PROGRÈS

« Ils dénichèrent aussi quelques vieux numéros d’un journal de leur pays. Cette feuille discutait en termes pompeux ce qu’elle se plaisait à appeler notre expansion coloniale. Elle parlait abondamment des droits et devoirs de la civilisation, du caractère sacré de la mission civilisatrice, et vantait les mérites de ceux qui s’en vont propager la lumière, la foi et le commerce jusqu’aux recoins les plus ténébreux de la terre. Carlier et Kayerts lurent les articles, s’interrogèrent, et commencèrent à avoir meilleure opinion d’eux-mêmes. Carlier dit un soir avec force gestes : « Dans cent ans, il y aura peut-être une ville ici. Des quais, des entrepôts, des casernes, et… et… des salles de billard. La civilisation, mon vieux, et la vertu… et tout. »

Joseph Conrad, Un avant-poste du progrès I, 1897.

« Plutôt que la solitude absolue et muette du comptoir, ce qui les frappait c’était le sentiment informulé que quelque chose n’était plus là, au fond d’eux-mêmes, quelque chose qui contribuait à leur sécurité, et qui avait empêché cette contrée sauvage de jeter le trouble dans leur cœur. Les images de leur pays, le souvenir de leurs semblables, d’hommes qui pensaient et sentaient comme eux-mêmes autrefois, s’estompaient dans des lointains que brouillait l’éblouissante lumière d’un soleil sans voile. Et le désespoir, la barbarie même de ce cadre sauvage, jaillis du grand silence où il était plongé, semblaient se rapprocher d’eux, les attirer doucement, les considérer, les envelopper d’une sollicitude irrésistible, familière et répugnante. »

Joseph Conrad, Un avant-poste du progrès II, 1897.

SÉRIE CARTES

À Oman, j’ai fait un jour le tour d’une île minuscule en masque et tuba, dans une eau émeraude regorgeant de poissons argentés. Au loin filaient les dauphins dont j’ai déjà parlé récemment, dans un décor de fjords désertiques, un des plus beaux qu’il m’ait été donné d’admirer au cours de mes voyages. L’île, caillouteuse, de forme ovale, s’appelle Jazirat al Maqlab et son histoire étonnante est inscrite dans les parapets ruineux occupant son sommet. Aujourd’hui, à environ une heure de navigation depuis Kasbah, les lieux sont fréquentés par les touristes ayant loué une boutre. Mais l’île n’a pas toujours été une destination de plaisance, on peut même parler du contraire.

Nous sommes dans les années 1860 et l’Empire britannique dispose son « collier de perles » sur la carte du monde. Il est essentiel pour les Anglais d’établir un réseau de télécommunication efficace entre Londres et Calcutta. Après l’abandon en 1859 de l’installation d’un câble en Mer Rouge, on songe à établir une nouvelle connexion en passant par le Golfe Persique. Il s’agit de poser un câble sous-marin entre Gwadar (actuel Pakistan) et Fao (actuel Irak), à la double embouchure sablonneuse du Tigre et de l’Euphrate. Cette jonction – une sorte de durite gigantesque – sera, pense-t-on, le moyen de relier Istanbul et Karachi et donc Londres à l’Inde.

La tâche est confiée à l’ingénieur Sir Charles Bright, sommité scientifique qui n’hésite pas à mouiller sa chemise comme l’atteste une fameuse illustration le représentant pataugeant dans la boue à la tête de ses hommes en train de tirer le câble jusqu’à la terre ferme de Fao.

Connaisseur de cette zone fréquentée par les pirates et les tribus hostiles, l’ingénieur avise une petite île au fin fond de l’Elphinstone Inlet, très exactement au tournant de golfe, sa chicane pourrais-je dire, tout au bout de la péninsule de Musandam, au Sultanat d’Oman aujourd’hui. Des hommes sont envoyés sur place pour bâtir une station de transmission et d’amplification, ce qu’on appelle un répéteur dans le jargon de la télécommunication. Les frères Siemens sont sollicités pour fournir le matériel, tout comme la prestigieuse compagnie Gutta Percha pour le câblage proprement dit. Nous sommes en 1864 et quelques mois suffisent pour faire de la petite île désormais nommée Telegraph Island un maillon essentiel de la télécommunication intercontinentale. Des bâtiments sont construits pour abriter les hommes chargés de la surveillance et de la maintenance ; d’autres pour leurs domestiques. Voici comment le Illustrated London News décrit la vie sur l’île :

« Sur l’île se trouve la station, dotée de toutes les exigences d’une station télégraphique de première classe, avec l’appareil télégraphique le plus perfectionné de MM. Siemens. Il y a, en outre, des locaux confortables pour les signaleurs, qui ont été sélectionnés ici, comme dans d’autres stations de la ligne, parmi les meilleurs opérateurs du personnel des compagnies télégraphiques. La foule habituelle des serviteurs indigènes indispensables à la vie européenne dans un tel climat a aussi ses quartiers, de sorte qu’aucune monotonie n’est due au manque de vie humaine. Des bateaux sont fournis pour l’exercice et l’amusement, et on assure un approvisionnement régulier de périodiques et de journaux anglais. Deux bateaux à quai sont également aménagés pour que le personnel puisse vivre à bord chaque fois qu’un aménagement de l’île est nécessaire. Ainsi, avec beaucoup de travail et des passages occasionnels du vapeur employé pour relever le personnel, approvisionner les magasins ou réparer le câble en cas de besoin, le temps passe très vite au Musandam. »

Habituel enjolivement de la propagande coloniale. La réalité est moins riante. Le poste sera occupé pendant quatre ans seulement avant d’être démantelé. On l’estime vulnérable aux attaques et peu pratique d’accès. La vérité est plutôt qu’on y devient fou. Les quelques hommes nommés à ce poste finissent un par un par se déglinguer : ennui, promiscuité, chaleur étouffante, aridité, isolement, un cocktail imparable. On parle de rixes sanglantes et de meurtres, de maladie, de déréliction et de suicides. Les représentants du tout puissant empire britannique, livrés à leur pauvre sort, oubliés de la marche du progrès. Et en effet, le dramatique épisode fait irrésistiblement songer à la nouvelle de Conrad, située quant à elle sur le fleuve Congo. Dans un cas comme dans l’autre, la beauté du lieu tel que le voit le touriste ne dit rien de la cruauté et de l’ironie de l’histoire.

JOUER AUX QUATRE QUOIN OU L’ÉTAT DU MONDE

Dans ma montée d’escalier, à Valbonne, les cartes me montrent le chemin. Depuis fort longtemps, je les collectionne, je les regarde, je les rêve. Et après les « Carnets », les « Encore un autre jour… », me vient l’idée d’une nouvelle rubrique – CARTES – que j’alimenterai de temps en temps sur ce blog.

Je ne sais plus par quel détour, en rentrant d’un voyage au Canada (qui fera bientôt l’objet de nouveaux carnets), mes yeux se sont posés sur la carte de la Colombie Britannique et y ont repéré une île, Quoin Island, au nord de Vancouver Island. Le nom m’a amusé et je vais décrire ici l’étrange cheminement auquel, profitant de mon idiosyncrasie rêveuse et fouineuse, ce nom d’une orthographe aux allures bancales m’a conduit.

Allons donc (comme toujours !) sur Google Maps. 

Première observation, Quoin Island (50°53’29.1″N 127°51’30.2″W) se situe au nord de Vancouver Island, coincée entre Nigei Island et Hope Island. Pour connaître un peu l’ambiance générale du secteur, je me dis que ce confetti ne doit pas abriter grand monde, peut-être un ours mais pas plus. Il faut donc aller vérifier en agrandissant la carte. Clic clic. Quelle surprise alors de constater que l’île n’est même pas dessinée sur la carte !

Le point la désignant (l’habituelle larme rouge inversée de Google) tombe apparemment à l’eau ! Il faut décidément en avoir le cœur net en switchant sur Google Earth.

Ah ! On la voit, ou plutôt on l’aperçoit, sorte de terre en décomposition, effilochée, douteuse, si insignifiante qu’elle se confondrait presque avec la brume.

À moins qu’il ne s’agisse de la tête d’un Dragon !

Cette île inhabitée recouverte de brumes, glacée sans doute malgré son couvert de sapins, aucune barque ne la rejoint. Elle appartient au domaine sacré des Indiens Tlatlasikwala. Ce peuple, proche des Kwakwaka’wakw étudiés par Claude Levi Strauss, a été décimé par les épidémies après l’arrivée des premiers bateaux et des premiers colons. Ses 65 descendants se tiennent plutôt à Hope Island et à Port Hardy. Cliquez ICI pour découvrir leurs efforts pour survivre et, accessoirement, apprendre qu’ils cohabitent avec les loups. 

Mais nous sommes loin d’en avoir fini. Ouvrez une nouvelle fenêtre dans votre navigateur et tapez simplement QUOIN ISLAND. C’est fait ? Alors ? Direction Australie ? Golfe Persique ? Mer Rouge ? Autant dire qu’un voyage allant d’un Quoin à un autre nous ferait faire le tour du monde…

En Australie, j’en repère quatre. La première des Quoin Island (14°51’42.2″S 129°33’11.2″E) est située dans les Territoires du Nord, à l’embouchure de la Victoria River. C’est une région extrêmement sauvage, infestée de crocodiles. L’île n’est pas documentée, comme beaucoup de zones inhabitées en Australie. La vue aérienne semble indiquer qu’elle est couverte de mangroves. Non loin de là, se trouvent les plus belles peintures aborigènes de l’Australie représentant des divinités hydrocéphales (voir ICI). La preuve selon moi que nous sommes bien ici dans un autre monde.

 

On trouve une autre Quoin Island (23°48’36.4″S 151°17’10.9″E) dans le Queensland australien, cette fois privée et en partie à vendre – je le signale à ceux que cela intéresserait.

Île pour milliardaires qui l’ignorent sans doute : lorsque Cook la découvrit, les Aborigènes de la région y parlaient le bayali. Cette langue est désormais perdue. La politique raciste et eugéniste des gouvernements australiens au XIXe et XXe siècles est passée par là. Déplacements des natifs vers des réserves, interdiction des regroupements, archipélisation des communautés, interdiction de langues, politique de « blanchiment » (de la peau !) par unions arrangées, enlèvements, spoliations, « purification » et remplacement (!) des populations natives par des contingents d’esclaves importés de Nauru ou des Nouvelles Hébrides dans le Pacifique (voir sur le sujet le très beau récit de J.M.G. Le Clézio, Raga)… Comment résister ? La population aborigène, d’après les chiffres de Colin Tatz, est passée en un peu plus d’un siècle de 750 000 individus (estimation haute en 1788) à 31 000 (chiffre de 1911). Il faut espérer au moins que le travail du Central Queensland Language Centre (taper ICI pour le découvrir) aboutira à la reconstitution des langues perdues. Cette vidéo, enregistrée à Byellee-Gladstone, juste en face de Quoin, montre que les descendants des premiers Bayali sont partie prenante dans cette entreprise de restauration. Les voici élevés au rang « d’inventeurs » non de grottes mais de langages jadis interdits, aujourd’hui oubliés.

Remontons maintenant le long de la Grande Barrière de Corail jusqu’à l’extrême pointe nord de l’Australie, ce cap York difficile d’accès que je ne désespère pas d’atteindre un jour en partant de Cooktown. Tout là-haut, à l’horizon du panneau : « You are standing at the northermost point of the australian continent », le Détroit de Torres. Celui-ci sépare l’Australie de la Papouasie-Nouvelle Guinée et voici que s’y cache, parmi les trois cents îles de ces eaux basses, la troisième Quoin Island de l’Australie(10°42’45.3″S 142°22’08.1″E), encore plus petite que les deux premières et nullement adaptée à la vie du milliardaire moyen et peut-être même du crocodile ! 

Ce secteur est un lieu de passage depuis des millénaires. Y vivent encore aujourd’hui environ six mille « insulaires du Détroit de Torres », population d’origine et de culture essentiellement mélanésiennes, plus proches des populations papoues que des populations aborigènes. Un traité entré en application en 1885 tâche de clarifier les limites géographiques, les frontières et leur usage. Un insulaire dûment déclaré, qu’il soit Papou ou Australien, peut passer d’un pays à l’autre sans visa, pour pêcher par exemple. Depuis 2013 cependant, dans le cadre de l’opération « Frontières souveraines » (Operation Sovereign Borders) l’Australie veille au grain : pas question de laisser passer d’éventuels boat-people. Malgré les promesses faites en 2016, elle continue de déporter les migrants qu’elles jugent illégaux dans le centre de détention offshore de l’île de Manus (Nouvelle Guinée), selon un système de sous-traitance que reprend Boris Johnson en proposant d’envoyer « ses » migrants dans un camp au Rwanda. Enfin, sachons que la dernière Quoi Island, parc national destiné notamment à la protection des nidifications des volatiles marins, est désormais interdite aux humains. Il ne manquerait plus qu’on déloge les oiseaux !

Mais poursuivons. Si d’aventure votre préférence ou votre curiosité vous porte plutôt vers les chaleurs persiques et arabiques, rendez-vous alors au large de la péninsule du Musandam, exclave du Sultanat d’Oman donnant sur le Détroit d’Ormuz. J’ai parcouru ses parages en 2015 en compagnie de jeunes Anglais venus comme moi de Dubaï et de sympathiques dauphins. 

Attention cependant, il faut parfois se méfier des cartes. Si l’on suit aveuglément Google Maps, la Quoin Island omanaise est un vulgaire caillou plat, île la plus septentrionale et la plus grande de l’archipel des Salamah ; la porte d’entrée, nous dit aussi Wikipedia, du Golfe Persique, et point au-delà duquel le tarif des assurances augmente compte tenu du caractère hautement stratégique des lieux. M’appuyant sur d’autres sources (ICI), je remets en partie en question cette localisation pour situer la véritable Quoin Island quatre kilomètres plus au sud.  

Voici mes arguments : tout d’abord, « Quoin » ne signifie pas seulement « coin » comme j’ai fait semblant de le croire et comme mes lecteurs non anglophones (j’en connais) le pensent aussi ; « Quoin » signifie « pierre d’angle » et par extension sans doute « rocher d’angle » (de sorte qu’on pourrait parler du Gibraltar Quoin.) Or l’île la plus méridionale des Salamah présente bien cette avancée d’angle s’achevant en falaise, semblable aux chaînages d’angle destinés à la consolidation des bâtiments hauts. Cette île (26° 28′ 40″ N, 56° 32′ 19″ E), portant le nom arabe Jazirat Salamah, ou Dīdāmar, est par ailleurs la seule à posséder des bâtiments et surtout un phare (Tadmur), le plus ancien, paraît-il du Sultanat. Construit en 1914 par les Anglais (ils avaient la main sur mal région), ce phare est bien la vigie qui, en première sentinelle du Détroit d’Ormuz et à quelques encablure de l’Iran, guide les navires quand elle ne les espionne pas. On peut en effet penser qu’à l’entrée du golfe un canon serait bien placé pour pilonner les navires et leur interdire le passage. Ne trouve-t-on pas à Maurice, autre ancienne possession des Anglais (« Ils sont partout… Ils sont partout … »), l’île de Gunner Quoin (19° 56′ 32″ S, 57° 37′ 14″ E), c’est-à-dire « le point de mire » ? Je doute cependant que le paisible Sultanat d’Oman, jadis terre de conflits entre les grandes puissances coloniales, soit aujourd’hui enclin à perturber le trafic commercial qui continue d’aller bon train pour les pétromonarchies du voisinage. 

Mais ne perdons pas de vue notre objectif, passer d’un Quoin à l’autre en sautillant lestement. Prenez un peu d’élan et sautez par-dessus la péninsule arabique. C’est bon ? Pas trop de mal ? C’est que nous avons encore à fouiner non plus dans le Golfe Persique ou l’Océan Indien mais en Mer Rouge, chère à Rimbaud (encore que je n’en suis pas sûr), du moins à Henry de Monfreid. Tout en bas, coincée entre le Yémen à l’est et l’Erythrée à l’ouest, pointons une nouvelle Quoin Island (13°42’47.2″N 42°48’27.7″E). 

Celle-ci, on le voit très bien sur la photo satellite, est volcanique comme l’ensemble de l’archipel Hanish auquel elle appartient. Nous sommes ici, si je puis dire, aux premières loges du conflit qui ravage le Yémen depuis 2015.  L’île est sous le contrôle de l’Arabie Saoudite et des forces loyalistes fidèles au président yéménite Abd Rabbo Mansour Hadi. En face, sur le continent, se situe très exactement la ligne de partage territorial entre les rebelles Houthis soutenus par l’Iran chiite et le camp sunnite téléguidé par Ryad et sa coalition (Égypte, Soudan, Jordanie, Maroc, EAU et autres monarchies pétrolières à l’exception notable du Sultanat d’Oman). Depuis le 2 avril 2022, une trêve de deux mois a été obtenue par l’ONU mais on s’inquiète du risque de marée noire que fait courir, au large d’Hodeidah (sous contrôle Houthi), le pétrolier abandonné FSO Safer : l’équivalent d’un millions de barils de brut menaçant d’engluer les rochers de Quoin Island et de toutes les côtes à l’horizon. Quand ce n’est plus la spoliation, la guerre, l’extermination, c’est la pollution… État du monde passé au tamis de ces bouts de terres océaniques.

LES CARTABLES LES PLUS PROCHES DU DÉTROIT D’ORMUZ

Un orage est tombé hier soir sur Valbonne. Les colchiques bientôt couvriront les prés.
Khasab était peut-être l’endroit idéal pour terminer ce long périple (et par voie de conséquence la rédaction de ce carnet de voyage). Une curiosité géostratégique, un balcon désertique sur l’une des zones les plus sensibles de la planète, à deux pas de Bandar Abbas (Iran), là où les chèvres vont, indifférentes aux désordres du monde. D’une manière générale, j’aime ces zones improbables dénichées rêveusement sur les cartes. J’en ai déjà visité quelques-unes (par exemple cette région du Nord Togo / Benin, dans les environs de Natitingou, où on ne sait jamais de quel côté de la frontière l’on se trouve, se présentant devant un douanier que l’on croit Togolais alors qu’il est Béninois ou l’inverse.) J’adorerais traîner mes guêtres au bout de la Bande de Caprivi ou dans le Khakaborazi National Park, au Nord de la Birmanie, tout près des frontières indienne et chinoise. Gaston Rebuffat, l’alpiniste, écrivait que c’est au sommet de la montagne que l’on vient de gravir que naissent les idées de nouvelles ascensions. C’est la même chose pour les voyages.
Mon guide indiquait que le seul événement notable dans la vie communale de Khasab avait été ces dernières années l’inauguration du Supermarché Lulu. Voici comment Jean Rolin décrit l’établissement : « Dans l’attente de nouvelles instructions qui vraisemblablement n’arriveraient jamais, et après l’échec prévisible de ma mission auprès de l’émir de Sharjah, que pouvais-je faire, à khasab, sinon tuer le temps ? Par exemple, et afin de complaire encore à ce caprice de Wax, en poursuivant l’inventaire de toutes les choses, des plus infimes aux plus majestueuses, susceptibles d’être décrites, chacune dans sa catégorie, comme la plus proche du détroit d’Ormuz. Tâche d’autant plus immense, à Khasab, que la ville elle-même – à égalité avec Bandar Abbas – présente cette particularité, et donc aussi la plupart des choses qu’elle contient. Ainsi du distributeur automatique de billets installé dans le tout nouveau supermarché Lulu, celui qui vient d’ouvrir, près du port, sur un terrain remblayé, tant il est vrai que les Émirats n’ont pas le monopole de cette technique. Distributeur de billets dont je peux garantir qu’il est non seulement le plus proche du détroit mais également le seul, dans toute la ville, à être approvisionné régulièrement. »*
Je me suis quant à moi retrouvé en slip sur le parking du supermarché. Il ne s’agissait pas d’une soudaine crise d’exhibitionnisme (dans un pays où la pudeur est de rigueur et le streap tease sévèrement puni) mais de la nécessité de troquer mon short pour des pantalons longs, le plastique de l’habitacle de mon véhicule risquant de provoquer sur mes jambes d’habituelles et navrantes allergies cutanées (dermatose de contact). Compte tenu de l’affluence, ayant estimé nul le risque d’être surpris dans l’opération, je me suis donc changé pour entrer, en majesté, dans le supermarché. Apparemment à Khasab aussi la rentrée approche. Une montagne de cartables (voir photo) en atteste et, avec Jean Rolin, on admettra qu’il s’agit des cartables neufs les plus proches du détroit d’Ormuz, côté Péninsule Arabique du moins. Les clients quant eux étaient rares. Quelques ouvriers, quelques femmes revêtues du niqab… À noter qu’à Oman les traditions sont encore respectées et j’ai vu porté, par exemple, ce type de masque désormais très rare, le batoola. Pas question évidemment de photographier les femmes que j’ai croisées mais on se fera une idée grâce au mannequin du musée de Khasab installé dans les murs de l’ancien fort portugais.
Comment voit-on les choses à travers un batoola ? Je n’en sais rien… Pour regarder le monde, en ce qui me concerne en tout cas, il faudrait encore du temps, beaucoup de temps, mais voilà,  les cartables du supermarché Lulu vont bientôt lester les épaules, toutes les épaules. C’est chaque année pareil. On recommence, on repart…

Bonne rentrée à tous !

* Jean Rolin, Ormuz, P.O.L., 2013.

OMAN PÊCHE MIRACULEUSE

Le soleil s’est levé sur Oman, ma fenêtre s’ouvre sur le Détroit d’Ormuz.

Hier, de retour de la navigation, découverte de Khasab et des environs. Je m’arrête près d’une mosquée; des émigrés pakistanais et bengalis animent la rue. On vend des dattes, on boit des cafés. Je poursuis vers les faubourgs. De beaux enfants croisés. Une vallée du bout du monde, comme si Prads (Alpes de Haute provence)  s’était transformé en désert d’Arabie. Magnifique ! Il reste un peu de jour, je file de nouveau vers la mer. En contre-bas de la route des pêcheurs remontent péniblement un grand filet. Ils tirent en basculant leurs dos vers l’arrière, la prise doit être bonne. Oui, une centaine de kilos de petits poissons frétillants (un poisson frétille toujours avant d’y passer), mais aussi une énorme raie tigrée et une tortue ! Les enfants caressent le dos luisant des bestiaux. Ils ont un peu peur, semble-t-il, mais pas trop. Bientôt on remplit un grand casier des petits poissons mais on relâche la tortue puis la raie. Toutes deux s’éloignent sous le regard émerveillé du touriste et ceux habitués des pêcheurs. Enfin, retour par la plage. Quelques familles, quelques femmes, quelques hommes méditant…
J’ai filmé ces scènes. De retour en France je prendrai le temps de les monter. Ici, je n’ai pas le matériel pour le faire. Il me reste encore quelques heures avant mon retour. Je compte bien en profiter.

OMAN MUSANDAM GRAND SPECTACLE

J’en étais donc resté à mes difficultés d’orientation dans Dubaï. On va vite passer sur ce sujet sans intérêt pour se retrouver sur la route de Ras al-Khayma et ses petites dunes de sable. Si on regarde une carte de l’Arabie et du Détroit d’Ormuz, on remarque que les Émirats Arabes Unis se terminent en pointe, mais en fait ce ne sont plus les Émirats Arabes Unis, c’est le Sultanat d’Oman, l’enclave de Musadam, juste en face de l’Iran à moins de quarante kilomètres. Jean Rolin a sorti l’an dernier un roman intitulé Ormuz. L’histoire se déroule dans ce secteur hautement stratégique et non moins étrange. Des montagnes quasiment vides, sans aucun arbre, sans femmes (très peu vues de toute la journée), quelques villages où on ne rencontre que des chèvres. Le passage de la frontière m’a rappelé la grande époque où j’allais du Togo au Bénin ou du Togo au Ghana. Patience, sourire, soumission : voilà la bonne stratégie pour passer. Une fois de l’autre côté, c’est alors le grand spectacle. On a quitté la plaine désertique pour la montagne désertique, escarpée, rocailleuse. La route serpente d’abord en bord de mer, au pied de falaises immenses ; on voit au-dessus de l’eau des escadrilles de cormorans. Puis, brusquement, la route s’élève sur une corniche vertigineuse qui permet de passer d’une crête à l’autre. Au loin les pétroliers ou les boutres croisent dans le détroit. Bientôt une dernière épaule au-dessus du vide et c’est Khasab, la seule ville d’un peu d’importance, le rendez-vous des pirates et des contrebandiers ! Omanais bien sûr mais aussi Pakistanais, Chinois, Bengalis, indiens, Philippins, Iraniens, etc. Vite, on regardera ça plus tard. Le boutre est là, il attend, il y a des bananes (et du thé, du café, de l’eau), montons, levons l’ancre et racontons tout cela demain !