À Lomé les banderoles célébraient la gloire de Gnassingbé Eyadema ; au Bénin Mathieu Kérékou s’attribuait la gloire du marxisme ; à sa frontière le Burkina de Thomas Sankara s’affichait comme « Tombeau de l’impérialisme ». C’était l’époque ! Mon ami Patrick Breton en parle très bien dans son roman Cotonou, chien et loup (L’Harmattan). Vieux roublards comme Houphouët-Boigny à Abidjan, ou jeunes loups, oui, comme le capitaine Jerry Rawlings au Ghana. Les administrations, à Accra, exhibaient son portrait en noir et blanc, façon photographie du Che. De retour en France, j’en avais offert un exemplaire à un autre ami, Marc Mérienne, amateur de ce genre de curiosités. Et puisque nous en sommes à l’évocation des autocrates africains, je me souviens très bien avoir entr’aperçu le triste Empereur Bokassa dans une boutique de luxe devant laquelle je passais, au bas du boulevard Gambetta à Nice, à la fin des années 70. Aujourd’hui, abonné aux vidéos de la Ghana Broadcasting Corporation (il faudra aussi que je raconte comment et pourquoi j’ai travaillé dans cette honorable institution), je revois de temps en temps l’ex président Rawlings. Le fougueux capitaine, pourfendeur du kalaboulé (les magouilles locales), est devenu une sorte de sage qu’on vient consulter de toute l’Afrique. Il a grossi avec l’âge ; et il dégage une impression de sérénité très éloignée de l’image martiale et révolutionnaire qu’il cultivait à l’époque où j’avais voulu le filmer avec ma caméra super 8 sur l’esplanade de l’Indépendance, une fantaisie qui m’avait valu d’être raccompagné manu militari de l’autre côté des barrières par des gardes armés jusqu’aux dents et mesurant au bas mot 2m10.
En Afrique, cela ne rigole pas toujours. Après le Togo, nous sommes donc passés au Burkina Faso (l’ancienne Haute Volta venait d’être rebaptisée ainsi par les philologues de Thomas Sankara) pour passer une nuit étouffante à Ouaga, dans un hôtel ressemblant à un algeco. C’était la première fois que je mettais les pieds dans la capitale (j’y suis retourné souvent depuis) et on ne s’étonnera pas que j’aie avant tout remarqué les mobylettes et les vélos. Puis nous avons repris la route vers le Sud.
Ici, cinq souvenirs marquants :
- À Navrongo, la visite silencieuse de la superbe église catholique décorée de fresques naïves.
- Sans doute du côté de Paga, une concession isolée aux superbes cases peintes, spécificité de la région.
- Près de Léo, dans une réserve, une antilope-cheval qui traverse la piste devant nous, comme au ralenti.
- Plus loin, toujours en pleine savane, immobile, un étrange oiseau ressemblant au bec-en-sabot du Nil.
- Des militaires enfin, non loin de l’entrée de Pô…
Je ne sais pour quelle raison nous avions décidé de nous arrêter au bord de la route au niveau d’un petit pont aussi insignifiant que peut l’être un petit pont mais que nos satanés réflexes touristiques nous conduisaient à photographier (comme si la photographie de ce pont allait constituer la pièce maîtresse de notre collection inépuisable de photographies de ponts, peut-être à ranger dans un ensemble réunissant le pont de Londres, le pont Mirabeau, le pont de Brooklyn, le pont d’Avignon et autres ponts célèbres, y compris le pont du Bès, à Barles, Haute Provence). En position, nous sommes donc prêts à appuyer sur le déclencheur des appareils, lorsque, « sortis de nulle part », deux ou trois militaires en uniforme approximatif braquent sur nous leur fusils mitrailleurs. Halte ! Ne bougez pas ! Posez vos appareils ! Pourquoi photographiez-vous ce pont ?
Bonne question…
Sergent, nous photographions ce pont parce que nous avons le réflexe stupide de photographier la savane avec un premier plan intéressant – par exemple un pont –, histoire de rendre l’image un peu plus dynamique (?), un peu moins plate si vous préférez, un premier plan, quoi ! pour l’équilibre de la photographie, la règle des trois tiers, comment dire, on ne sait pas au juste, il y a un pont en pleine savane, on le photographie et c’est tout, ça ne va pas chercher plus loin !…
Filez vos appareils.
Alors ça, ce n’est pas possible. Ça coûte cher un appareil. On ne va pas vous donner nos appareils, tout de même…
Filez vos appareils.
Et tout à coup les pistolets mitrailleurs se relèvent (jusqu’ici ils étaient plus ou moins baissés en direction du sol caillouteux, et ils se relèvent sans l’ombre d’une hésitation, avec même un cliquetis, comme dans les westerns…) On se rappelle dans ces moments-là ce qu’on avait lu dans les guides : « En Afrique, ne pas photographier les édifices officiels, les ouvrages d’art, les sites considérés comme stratégiques. » et on se dit que de toute évidence ce pont en pleine savane est un édifice officiel, un ouvrage d’art et un site considéré comme stratégique, pas le pont d’Arcole, certes, mais un pont au-dessus d’une rivière asséchée, non loin d’un poste de garde par exemple, et qui justifie sans contestation possible l’intervention musclée sinon légitime de grands gaillards en tenue léopard et en tongs, comme des diables sortis de leur boîte et qui décidément n’ont pas l’air de vouloir rigoler. Ceci dit, pour peu qu’on garde un peu de sang froid et que, par chance, les militaires n’aient pas encore trop picolé, passé un moment de tension certaine (et on se dit : « Tout ça pour un pont… »), la négociation peut toujours commencer. En l’espèce (et pour finir cet insupportable suspense), nous obtenons de garder nos appareils au prix d’un léger sacrifice…
Filez les pellicules.
Alors ça, Monsieur l’Officier, ce n’est pas possible. On y tient trop à nos pellicules, on a toutes les photos des tatas tambermas, des tatas sombas, des mobylettes de Ouaga, de la savane arborée, de…
Filez les pellicules.
Mes deux camarades s’exécutent. Le ressort du boîtier fait « CLIC », le couvercle saute dans l’air surchauffé, et la pellicule prend le soleil fatidique, un peu comme Dracula au petit matin quand il s’est trop attardé sur le cou blanc de sa victime exsangue.
Comment ai-je pu, quant à moi, faire diversion et échapper à la sanction ? Je me le demande encore. Quoi qu’il en soit les photos de ces carnets (où ne figure pas celle du pont puisque je n’ai pas eu le temps d’appuyer sur le déclencheur) sont la preuve que les miracles existent, même en Afrique : CLIC, CLIC et RECLIC !