RIMBAUD À ASUNCIÓN ?

Très frustré ce matin d’avoir oublié à l’hôtel la biographie de Rimbaud (Jean-Baptiste Baronian, chez Folio). La clé de la chambre 06 (Alpes Maritimes) que je retrouve dans  mon anorak (mine de Tom and Jerry : je pourrais faire une collection de ces clés d’hôtel restées au fond de mes poches après le check out… Oui, Jean G., promis, je raconterai un jour l’épisode d’Istanbul pour te rendre justice) ne compensera en rien l’oubli de mon livre de chevet du moment. Heureusement, j’ai quelques réserves : Kampuchéa de Patrick Deville (peut-être en préparation d’un futur voyage) ; Un été avec Homère de Sylvain Tesson (mais je n’ai guère l’esprit à la Méditerranée, ici, en Amérique Latine – et j’aime de moins en moins l’auteur et le « personnage » Sylvain Tesson) ; enfin une étude didactique au sujet de Rimbaud, toujours lui, pour anticiper une rentrée qui me semble fort lointaine (presque comme si cette rentrée devait être ajournée sine die, pour ne pas dire définitivement sortie de ma réalité). La lecture de ce Rimbaud se sera donc arrêtée au coup de feu de Bruxelles, c’est-à-dire avant la Saison en enfer et – ce qui m’intéresse le plus aujourd’hui – avant le départ pour Jakarta puis le Harar. En cas de pluie (et c’est souvent comme on sait), j’ai pris pour habitude de m’abriter dans les librairies. Elles étaient très nombreuses à Buenos Aires, et celle visitée à Montevideo, Pablo Ferrando, d’une élégance rare : escalier art-déco, coursives surplombantes, café à l’étage… Magnifique ! À mon retour, mon ami Frédéric me demande si j’ai trouvé dans les rayons des volumes de Jules Supervielle, poète français né en Uruguay. Non, Fred, pas trouvé, on passe directement de Shakespeare à Tolstoi. Pas de traces non plus de Lautréamont (Montevideo, 4 avril 1848 – Paris, 24 novembre 1870), mais cela ne m’étonne guère, cet écrivain m’a toujours paru mystérieux. Alors, que se mettre ici sous la dent (de « requin, dans l’air beau et noir ») ?…  Vérification faite, un peu partout on pourra aisément se procurer les classiques (Balzac, Dumas, Nerval, Proust, Camus ou Sartre) et quelques modernes (Patrick Deville déjà cité, très honorablement placé en édition originale comme en traduction). Le champion toutes catégories, faut-il le préciser, s’appelle Victor Hugo; « hélas ! », comme dirait l’autre.

Cette histoire de Rimbaud à Java, il est vrai qu’elle est troublante. Pour ce qui me concerne, j’ai découvert chez Pablo Ferrando l’existence du bouquin de Jamie James traduit en espagnol, le commande le soir-même et le lis à mon retour, dans sa traduction française évidemment (Éditions du Sonneur). Il faut bien se rendre compte que Rimbaud est le premier auteur à avoir voyagé si loin. Montaigne parle de la Hongrie mais a dû se contenter de l’Italie du nord et de l’Allemagne. Cyrano de Bergerac décrit les États et Empires de la Lune (et puis quoi encore ? Avant Apollo 11 ! quel mytho !) Le voyage en Orient des grands prosateurs du XIXème (Chateaubriand, Nerval, Flaubert) s’arrête au Caire, à Istanbul ou à Jérusalem… Rimbaud, lui, s’engage dans l’armée coloniale hollandaise, franchit le tout récent Canal de Suez et se retrouve à Batavia, l’actuelle Jakarta. Passés deux mois dont on ne sait à peu près rien, il déserte, erre dans la jungle quelques semaines puis retourne en Europe, via Sainte Hélène (que depuis le bateau, selon son beau-frère Paterne Berrichon, il aurait rejoint à la nage !), l’île de l’Ascension et les Açores… Chapeau l’artiste ! Mais est-il encore « artiste » justement ? « Auteur » ? Là surtout, et rétrospectivement, Arthur prend tout le monde de revers. À un peu plus de vingt ans, après avoir fait exploser la poésie, après l’avoir renouvelée de fond en comble, il l’abandonne définitivement pour faire le coup de main en Indonésie puis commercer en Arabie et dans la corne de l’Afrique.

Mort à trente-sept ans à l’hôpital de la Conception de Marseille, l’homme aux semelles de vent (belle formule de Verlaine), nous lègue une vie aussi énigmatique au fond que ce voyage à Java, réceptacle de tous les fantasmes. Ainsi, peut-être découvrira-t-on un jour que Rimbaud est aussi allé en Amérique du sud, à Asunción par exemple… Un autre voyage perdu.

Et nous alors ?

Hé bien, justement, Brésil, ça vous dit?

SAD

La nuit a tiré un drap de coton blanc sur la ville. À quoi ressemblent les vastes plaines intérieures de l’Uruguay ? Je n’aurai probablement jamais la réponse.

Repartir. J’ai dans la tête le cartel, à l’autre bout de la corniche. Le bus brinquebalant, je l’abandonne à mi-chemin dans une zone vague puis, au manège désert – que j’appellerai « L’éléphant gris », – j’oblique vers la mer. Ce cartel, il suffit de taper « Montevideo » dans Google Images pour le voir s’afficher; en un clic, vous l’avez. Mais là, dans la réalité géographique, celle qui ne se confond pas avec la carte (sauf dans la nouvelle de Borges intitulée De la rigueur scientifique : « … les Collèges de Cartographes levèrent une Carte de l’Empire, qui avait le Format de l’Empire et qui coïncidait avec lui, point par point. »), dans la réalité géographique, donc, il faut marcher longtemps. Si la moitié de la population uruguayenne habite la capitale, j’estime à 1/1000ème de cette population citadine le nombre des coureurs qui ce dimanche empruntent la corniche en tenue de sport. Un seul autochtone, selon mes observations, fait de l’escrime sans adversaire. Il s’entraîne contre le vent, à deux pas du mémorial de la Shoah. Autre observation, pas de plage ou très peu. Des rangées interminables d’immeubles cossus qui m’ennuient, y compris ceux du quartier Deauville et Biarritz, non loin du cartel où je finis par arriver. Une bonne chose de faite…

Après-midi. J’ai décidé de remplir la mission qu’implicitement, depuis la 6ème, m’impose mon ami Jacques : aller voir des rails, des gares. De l’autre côté de la vieille ville (où j’ai donc fini par retourner),  pas un chat. Je traverse le quartier des rues américaines (Valparaiso, Nueva York, Asunción, Lima, Nicaragua) pour tomber sur les palissades qui barrent l’entrée d’un bâtiment sinistre : la gare d’Artigas; abandonnée. Tout autour, entre la Torre de las Telecomunicaciones et le Palacio Legislativo, la ville est triste et désertée. Dans Montevideo, il y a « vide », voilà pourquoi… À l’épaule droite et au mollet gauche, crampes de solitude sévères. J’ai beau croiser quelques brocanteurs qui plient bagages, je me dis que le dimanche sud-américain est mortel; mais c’est aujourd’hui le chemin.

Celui de Darwin a dû passer par Colonia. Au début des années 1830, la ville portugaise puis espagnole était devenue uruguayenne. Y croisait-on des émeus ? Je me le demande. En ce lundi, je m’y rends par le bus en compagnie de sympathiques Brésiliens qui s’embrassent sur une seule joue. Je suis satisfait du carnet rouge que j’ai acheté l’avant-veille dans une papeterie de l’avenida 18 de Julio. Je l’inaugure; c’est là que je consignerai à présent mes notes. Quels que soient les cahots de la route, ces notes, que je relis aujourd’hui, noirciront toutes les pages à tourner.

SUN

J’aime faire d’une pierre deux coups. Quitte à aller jusqu’à Buenos Aires, il me semblait impensable de ne pas traverser le Rio de la Plata afin de passer quelques jours en Uruguay. À l’Université d’Ingénierie j’avais appris qu’un pont avait été un jour imaginé, censé relier la capitale argentine à Colonia, de l’autre côté du delta et de la frontière ; mais ce projet comme d’autres moisissait désormais au rayon des utopies architectoniques ; c’est par bateau qu’on rejoint encore le plus facilement Montevideo depuis Buenos Aires.

Arrivé tôt dans la matinée, je passe une bonne partie de la journée (un samedi radieux après trois jours de pluie quasi permanente) à parcourir les rues de la vieille ville. Ce quartier historique fend comme une étrave les eaux brunes de l’estuaire. Sous le soleil, dans la lumière australe, la première impression est charmante. Petits immeubles bas, constructions coloniales, fresques colorées. Les rues en damier offrent, au nord comme au sud, la perspective de la mer. Le port, étonnamment facile d’accès (ce serait un jeu d’enfant de se dissimuler entre deux containers), s’adosse à quelques vieilles baraques quand celui de Buenos Aires paraît lui cerné par les gratte-ciel de verre et d’acier. Dans une cour, un homme me montre fièrement les vieilles bagnoles qu’il retape. On est en petit comité ici, c’est sans chichis, sympathique et à taille humaine.

Pour comprendre qu’on se trouve à Montevideo, une capitale tout de même, il faut au moins remonter jusqu’à la Plaza Independacia où on repèrera facilement la statue d’Artigas, El Libertador,  et le Palacio Salvo. J’escalade l’immeuble (en ascenseur) sous la conduite d’un guide. Celui-ci, de même que ses autres clients encordés, croient toujours à l’heure actuelle que je suis hispanophone. Pendant une heure d’explications diverses, malgré la bizarrerie de mon silence, hochements d’approbation et air pénétré ont sans doute fait illusion. Pourtant, même si je comprends par les yeux, c’est une frustration de visiter un pays sans en connaître la langue. Voici renforcée la solitude qui parfois vous saisit et dont je reparlerai demain. Pour l’heure, en cette veille de dimanche, les rues sont encore animées. J’observe que les Uruguayens, hommes ou femmes, se promènent avec leur maté à la main. C’est une infusion. L’équipement complet se compose du bol, de la pipette, du thermos (coincé sous le bras gauche le plus souvent) et le sac. Ils s’en trouvent dans les boutiques de luxe et j’imagine bien cette dinette portative déclinée en Louis Vuitton. Au Cercle Espagnol, je retrouve Don Quichotte, décidément partout. Pas le temps en revanche de m’arrêter au festival international du court-métrage ; que saisirais-je d’un film brésilien sur la destitution de  Dilma Roussef (O processo); je ne parle pas le portugais non plus ?… Non, continuons notre marche et constatons que la population est à Montevideo beaucoup plus métissée qu’en Argentine. Cette présence de l’Afrique est d’ailleurs fièrement rappelée par Chabela Ramírez, extraordinaire chanteuse de candomblé afro-uruguayen que j’écoute sous un chapiteau. Dressé devant l’hôtel de ville, celui-ci abrite plusieurs associations culturelles défendant la mémoire de la diaspora. Quelle ambiance ! Idem lorsque je retourne du côté de la vieille ville : dans une rue qui descend vers le port, défilé de carnaval sur un rythme de tambour. Plus loin, un concert de rock, apparemment métal au vu du costume des participants. Tout cela est bien étrange. Du côté du Mercado del Puerto, secteur si vivant ce matin (montagnes de viande dans une atmosphère enfumée), c’est désormais l’heure des ombres, suspectes ou supposées telles. Désespérées en fait… Des sans-abris alcoolisés ou shootés traînent leur misère là où, quelques heures plus tôt, la ville semblait heureuse et paisible. Mon réparateur de bagnoles doit être rentré chez lui avec son maté; il regarde peut-être une rediffusion de France-Uruguay ou potasse un manuel de customisation (?).

Et moi aussi je rentre à l’hôtel tout proche.

Que sera demain, se dit-on ? Dans quel pays se lèvera-t-on ?