FEUCHEROLLES

Selon Alice, ancienne conseillère municipale – dont l’action, entre autres initiatives, consista à voiturer des personnes âgées jusqu’à la salle de cinéma la plus proche, du côté de Poissy (et ainsi faciliter l’accès de personnes sans grande mobilité à une vie culturelle plus animée) – selon Alice, donc, le vote à la présidentielle de 2022 à Feucherolles s’est échelonné en suivant la topographie de la commune : le haut, c’est-à-dire le plateau, pour Pécresse, le bas, c’est-à-dire la plaine qui s’étend jusqu’à Versailles au loin, pour Mélenchon, et la pente, qui relie le plateau à la plaine, pour Le Pen. Zemmour, me dit-elle, a fait ici chou blanc, et c’est finalement Macron – je m’en étonne au vu des explications précédentes sur le relief électoral – qui remporte la mise.

Ce sont les mystères des courbes de niveau. Si le quartier des hauts de Feucherolles correspond à l’idée que l’on se fait, à tort ou à raison, des électeurs de la droite traditionnelle (villas très cossues, golf, tennis privés, pratique du polo), il est plus étonnant d’apprendre qu’en bas, là où se déploient d’autres lotissements cossus (certes plus exigus que leurs homologues supérieurs), la France Insoumise tire son épingle du jeu. C’est probablement, m’explique Alice, une résurgence de l’électorat ouvrier qui existait jadis, du temps de la briqueterie. Quant au quartier intermédiaire, le « milieu » comme l’appelle l’ancienne conseillère, on se demande bien ce qu’il peut trouver à Le Pen. Certes l’unique café de la commune, près de l’église, a été repris par un couple de Coréens, mais on ne sache pas que le secteur présente les conditions habituellement favorables à un vote d’extrême droite, fût-il dédiabolisé et pour ainsi dire devenu respectable. Sacré Macron qui, façon de parler, a mis tout le monde d’accord (78,55%).

Quoi qu’il en soit, la petite ville, le gros village, le bourg, je ne sais trop comment dire, disons platement la localité mérite plus qu’un détour. En dépit de sa topographie étagée et de son hétérogénéité électorale (somme toute à l’image de ce qu’est la France aujourd’hui), l’unité des 2983 Feucherollais se fait peut-être autour de la statue de Jo Dassin, célébrité locale et consensuelle, ou bien autour de Sheila, autre people du coin avec Jean Monnet, ce dernier prêtant au collège son nom tout aussi prestigieux que contesté par ceux-là mêmes qui, du haut, du milieu ou du bas, ne jurent que par l’Europe des Nations et prêchent le souverainisme. Plus sûrement, à fréquenter, grâce à Florence, Alice, Nathalie, Rolland, Patrice (qui se partage entre l’est et l’ouest de Paris), Mary (ou Marie), Martine, Men Li, Denis, Dam’s, je perçois l’attachement des autochtones à un certain art de vivre, un entre-soi paradoxalement ouvert. Conscients de la tranquillité du site, les Feucherollais (au moins ceux que j’ai pu rencontrer) se savent privilégiés ; des Thélémistes, en quelque sorte, aussi exagérée que puisse paraître cette appellation à ceux, dommage pour eux, qui n’ont jamais mis les pieds dans la commune, entre forêt de Marly et plaine de Versailles.

Un de ceux qui ont fouiné à Feucherolles est le fin observateur Jean Rolin, sous le patronage duquel, si j’osais, je placerais volontiers ces nouveaux carnets de France. Il consacre quelques pages de son dernier ouvrage, La traversée de Bondoufle, à ses investigations pédestres du côté de la « route royale », entre Feucherolles et les Alluets. Nous y apprenons que le secteur, sous ses airs de pays de cocagne, recèle un centre d’écoute de la DGSE – prudemment flouté sur Google Earth – et pourrait par conséquent abriter un repaire d’espions. Très significativement, Florence et ses amis ne m’ont parlé de rien. De là à les soupçonner moi-même d’être des agents doubles, il y a un pas que je ne franchirai pas. Rolin parle aussi de la faune, comme à son habitude. Il observe, nombreuses, les traces de sanglier et aussi vanesses de l’ortie et vanesses vulcain, citrons, coqs faisans, chevaux, auxquels s’ajoutent des cyclistes, un joueur de polo snob et un ermite.

Je vérifierai lors de mon prochain séjour à Feucherolles la véridicité de ces allégations. Pour l’heure, me voici à rassembler quelques beaux souvenirs : la sortie matinale de Five, adorable chien, en forêt de Marly ; une soirée d’anniversaire ; un retour de Nanterre ; quelques repas sur le pouce et un très bon whisky.

D’AHOADA À ONITSHA

C’est avec ma première carte d’Afrique que reprend ma série CARTES et je vais expliquer pourquoi. 
  
En 1979 je me rendais pour la première fois en Afrique en compagnie de mes amis Jacques Bianchi et Patrick Palmero. Les compagnies UTA et Air Afrique nous propulsaient à Abidjan (Côte d’Ivoire) en passant par Nouadhibou (Mauritanie) et fournissaient aux passagers un petit kit de voyage comprenant la carte téléchargée ci-dessus. Je l’ai conservée précieusement depuis, tel un talisman. Au gré de mes déménagements, elle est passée d’un mur à l’autre. Qui me rendra visite, aujourd’hui, pourra la trouver sans peine. 

  
On voit sur cette carte le tracé approximatif de mes premiers voyages. Or l’idée d’écrire un nouvel article à partir de ce document vient d’une lecture récente de l’ouvrage d’Arnaud Maïsetti, une biographie très bien documentée du dramaturge Bernard-Marie Koltès. Selon Maïsetti, l’œuvre de Koltès est directement inspirée de ses voyages, le jeune auteur puisant dans l’expérience la matière de son théâtre. Koltès lui-même, dans sa volumineuse correspondance, n’a jamais fait mystère du caractère décisif de sa rencontre avec l’Afrique (plus tard d’ailleurs avec l’Amérique Centrale et New York aussi). Dans une lettre à son mentor, le metteur en scène Hubert Gignoux, voici comment il décrit son arrivée à Lagos (Nigeria) en février 1978, c’est-à-dire une année seulement avant mon propre voyage :  


« Les cinq premiers jours furent assez terrifiants : débarqué à Lagos, personne n’était prévenu de mon arrivée – ma lettre est arrivée ici en même temps que moi –, et après deux heures éprouvantes de contrôle dans le minuscule aéroport, étuves encombrée et bruyante, j’appris d’abord qu’Ahoada, ma ville de destination, était distante de plus de huit cents kilomètres, sans argent pour prendre l’avion, sans train ; et, après que quelques Blancs serviables et attentionnés m’eurent par un long sermon mis en garde contre tous les risques de vol, d’assassinat et autres friandises qui m’attendaient si je voyageais seul, puis planté là, sans un regard, pour rejoindre leurs grosses voitures américaines, je suis sorti en me protégeant la tête de mon sac, et vis d’abord ceci : sur le terrain grouillant de monde qui s’étend devant l’aéroport, une voiture vient d’en accrocher une autre. Attroupement, cris, désordre ; arrive la police en force. Trois flics sortent le chauffeur qui pleure de sa voiture, le mettent à genoux, et le frappent à tour de rôle de leur cravache, et recommencent, au milieu d’une foule mi hilare, mi distraite, et le sang coule dans le sable. » 
  
Plusieurs versions seront données de cet épisode, expérience fondatrice au seuil de l’œuvre en devenir : « J’ai avancé dans la foule et me suis heurté immédiatement à une barrière invisible, mais omniprésente, qui mettait symboliquement les Blancs d’un côté et les Noirs de l’autre. J’ai regardé vers les Noirs. J’avais honte des miens ; mais une telle haine brillait dans leurs regards que j’ai pris peur, et j’ai couru du côté des Blancs. » (Entretien avec Njali Simon dans Bwana Magazine -1983, cité par Arnaud Maïsetti). 
  
  
Ces impressions de chaos et ce décalage, je ne suis pas loin de les avoir connus moi-même, à l’arrivée à Abidjan d’abord. La nuit était tombée, les passagers du DC10 descendaient directement sur la piste, et c’est l’épaisseur humide de l’air qui nous avait immédiatement saisis. Ma mémoire me fait défaut, je suppose que M. Martinoïa est venu nous chercher pour nous jeter très vite dans un hôtel du « quartier européen », le Plateau, en quelque sorte à l’abri. Le souvenir le plus net se situe plutôt le lendemain lors de la première sortie, au petit matin… Exclusivement « des Noirs » dans les rues, des centaines de Noirs ! Cela semble ridicule, raconté ainsi, mais c’était bien ce jour-là la teneur de notre expérience, nous, jeunes qui n’avions encore rien vu, qui vivions sur la Côte d’Azur, qui n’étions jamais sortis. L’impression la plus forte, néanmoins, vient quelques années plus tard au moment de mon arrivée à Accra (Ghana). En compagnie de mon camarade Jean-Jacques Ponza, je débarquais une nouvelle fois sur le continent, non plus en touriste mais en « coopérant ». Tandis que la Côte d’Ivoire francophone de Félix Houphouët-Boigny passait pour la nation modèle (capitaliste) de l’Afrique, le Ghana anglophone de Jerry Rawlings (marxiste) souffrait d’une fâcheuse réputation révolutionnaire. L’arrivée à  Kotoka Airport  vous secouait, c’est le moins que je puisse dire. 

  

*

  
« Les hommes étaient partout qui se pressaient à l’entrée du grand hall, derrière une haute grille de fer délimitant la zone free, autour des voitures fumantes, sur la route, le long du trottoir de béton armé. Ils se gueulaient aux oreilles, se disputaient la place, jusqu’à se battre. Mais bientôt se risquaient les visages inquiets, aussitôt aspirés, happés par la nuit profonde et bruyante. Dans la cohue, des types rabattaient les clients, les tiraient vers les coins ou sous les arbres que nimbait froidement la lueur lointaine des pistes. Là, rapidement, sans palabres, s’échangeaient les dollars bien propres contre de gros pavés de billets mous et poisseux. Et puis, dans un déchaînement, s’envolaient les valises, sacoches, attachés-cases, raquettes de tennis, arrachés sans peine des mains pourtant crispées, emportés à bout de bras au-dessus du grouillement des têtes, expédiés finalement jusqu’aux coffres des taxis, miraculeusement entiers. » 
  
  
  
C’est une version romancée datée du début des années 90 et j’y vois l’influence de mes lectures naturalistes de l’époque. Une « curée » est décrite ici, non sans rapport avec la réalité de l’expérience vécue, que je retrouve donc aussi à travers le récit fait par Koltès de sa propre arrivée, non à Accra mais à Lagos, dans le pays voisin. 
  
  
Quand je regarde la carte et m’intéresse de près à la bande côtière nigériane – une vaste mangrove correspondant peu ou prou au delta du Niger –, je me dis qu’en effet le voyage entre Lagos et Ahoada (localité non signalée sur la carte d’Air Afrique située au sud-est de Warri) ne devait pas être simple. Koltès dit avoir mis cinq jours quand, aujourd’hui, il semble possible – théoriquement – de rejoindre Ahoada depuis Lagos en prenant un avion pour Port Harcourt. En 1978, Koltès se rendait auprès de son amie d’enfance Bichette, institutrice en poste avec son mari sur un chantier de la société Dumez, isolé, coupé du reste de la ville, protégé par des barbelés et des miradors : le futur décor de sa pièce,  Combat de nègre et de chiens. Depuis Lagos, il avait donc, je le suppose, emprunté des taxis-brousse et des pirogues, allant de chantier en chantier. Sur la route, dit-il, des cadavres étaient laissés à l’abandon, en décomposition.  
  
  
Le Nigeria, lorsque Koltès y débarque, est encore en pleine période d’euphorie ; l’argent de la manne pétrolière enrichit outrageusement une petite élite corrompue jusqu’à l’os, bien soutenue par les compagnies européennes avides d’immenses profits. C’est l’époque de l’enfermement de Feka Kuti et de sa résistance –  Black man’s cry  –  à Kalakuta. Les campagnes se vident, des centaines de milliers d’immigrés viennent chaque année congestionner un peu plus les grandes métropoles. Lagos devient en quelques années le monstre incontrôlable qu’il demeure encore aujourd’hui, l’ancienne capitale coloniale devenue au fil du temps un conglomérat de bidonvilles gigantesques parfois gagnés sur la mer comme le faubourg lacustre de Makoko.

En janvier 1982, peu après le passage de Koltès, alors que la récession dans les pays développés commence à impacter le commerce international, le régime autoritaire de Shehu Shagari décidera l’expulsion  manu militari de plusieurs millions d’étrangers dont un million de Ghanéens, boucs émissaires de la crise jetés sur les routes, avec une violence que laissent aujourd’hui imaginer les photographies du  Paris-Match du 11 février 1983 (avec, cette semaine-là, Louis de Funès en couverture).  

À vrai dire, le Nigeria traversé par Koltès a toujours eu une réputation d’enfer, notamment vu depuis Accra où je résidais au cours de cette période de trouble. Un ami, en poste comme moi à l’Université de Legon, avait été envoyé à Lagos pour une mission culturelle. Revenu à Accra, il m’expliquait que la ville était un vaste tas d’ordures, un coupe-gorge. Ce pays était celui des fous et j’appris plus tard que du côté du delta (et donc d’Ahoada) il pleuvait de la suie.  

*

Alors Ahoada ? Koltès y est resté peu de temps, passant ses journées à rôder dans le camp, s’échappant parfois dans cette zone d’entre d’eux qu’est la mangrove, là où on ne sait au juste si l’eau est douce ou salée. Pas plus. Selon son frère François, il était de toute façon une éponge. Simenon n’avait séjourné qu’un petit mois en Afrique et avait tiré de l’expérience quatre superbes romans, dont le fameux  Coup de lune : « Bernard, dit son frère, c’est plutôt quelqu’un comme ça. » (entretien avec Elisabeth de Pablo – 2009. FMSH / ESCOM).  
  
  
«  Lieux : 
  
La cité, entourée de palissades et de miradors, où vivent les cadres et où est entreposé le matériel : 
  
– un massif de bougainvillées ; une camionnette rangée sous un arbre ; 
– une véranda, table et rocking-chair, whisky ; 
– la porte entrouverte de l’un des bungalows. 
  
Le chantier : une rivière le traverse, un pont inachevé ; au loin, un lac. » 

Bernard-Marie Koltès,  Combat de nègre et de chiens, 1989.

C’est la didascalie liminaire de la pièce. En 1983, Chéreau la monte au Théâtre des Amandiers de Nanterre dont il est devenu le directeur. Avec Koltès et son décorateur attitré, Richard Peduzzi, il a fait peu de temps auparavant le voyage au Nigeria pour s’imprégner de son atmosphère. Dans un entretien audiovisuel accordé à Georges Banu, voici comment Peduzzi relate l’affaire : 
  
  
« On est allés en Afrique avec Bernard Koltès, on est allés à Lagos et on est allés… on a fait le tour du Nigéria… C’était hallucinant, d’ailleurs, ce qu’on a vu là, à ce moment-là. On voyait des morceaux, des tronçons d’autoroute qui se construisaient, que des rois, des seigneurs, faisaient construire, et finalement ça s’arrêtait, ça n’allait nulle part, on interrompait le truc, et c’était comme ça. (…) Il y avait tout le temps des accidents de voiture sur les chantiers parce qu’ils conduisaient à fond la caisse dans la brousse et les trucs (les véhicules) se retournaient. Donc, il y avait un camion renversé, avec les charognards, les oiseaux autour, il y avait des cadavres, il y avait tout ça. Enfin, tu vois, c’était un truc… mais à crever. Moi je ne tenais pas dans la voiture. Bernard était très stoïque, il voyait tout ça, il devait prendre des notes. Moi j’étais absolument sous le siège. Voilà. 
  
Georges Banu 
  
Tu es parti de cette expérience. 
  
Richard Peduzzi 
  
Je suis parti de cette expérience de l’autoroute et il se trouve qu’à Nanterre, près du théâtre, il y avait plein de morceaux d’autoroute, comme ça, en béton, en ciment. Donc j’ai fait d’une pierre deux coups, j’ai revu les autoroutes dans ma tête, on avait des photos qu’on avait prises au Nigéria (sonnerie de téléphone)… et j’allais sur place prendre sur le vif de Nanterre les… pardon… les autoroutes. Et j’ai pensé… On a pensé avec Chéreau, on a discuté tous les deux là-dessus, que ça se passait sous une autoroute en fait, puisque c’est l’histoire du chantier, du corps qu’on ne retrouve pas et de tout ça. » (Il répond au téléphone.) 
  
  
Le spectacle connaîtra un succès critique et public considérable, lançant enfin la carrière de Koltès.  Chéreau mettra en scène toutes ses pièces nouvelles (à l’exception de Roberto Zucco), avant que le dramaturge ne meure des suites du SIDA en 1989. 


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Google Maps street view Ahoada – Captures d’écran.

Je ne retrouve la trace d’aucun chantier Dumez aujourd’hui à Ahoada. L’entreprise de BTP est toujours présente au Nigeria (voir ici : https://www.dumeznigeria.com) mais, vu de satellite, il est difficile de repérer quoi que ce soit dans les parages arpentés par Koltès en 1978. En passant en 2D puis en  street view, Ahoada ressemble à n’importe quelle agglomération africaine intermédiaire entre brousse et zone urbaine, les grands axes routiers se caractérisant par l’abondance des camions de marchandises, certains en panne, arrêtés dans un mélange de terre, de cambouis et de restes, organiques ou non.  
  
  
Qui a un peu voyagé dans ces contrées le sait. L’Afrique urbanisée ressemble à ces captures d’écran. Dumez a dû quitter Ahoada mais la ville est restée ce vaste chantier abandonné, friche de terre brûlée et mauvaise, traversée de routes, de canaux insalubres, jadis rivières. On y passe, on y commerce, la vie s’y tient sous des appentis, des arbres, à l’abri des camions, tantôt avec langueur, tantôt hardie, véhémente. Il n’y a pas de soleil. Parfois, «  un tourbillon de sable rouge portant des cris de chien couche les herbes et plie les branches, tandis que monte du sol, comme une pluie à l’envers, une nuée d’éphémère suicidaires et affolés qui voile toute clarté. »

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Sur la carte que je redonne ici légèrement agrandie, les observateurs auront-ils repéré une autre curiosité «  littéraire » ?


Oui, bien trouvé ! Onitsha ! Onitsha, sur le fleuve Niger, en amont de Port Harcourt, titre – c’est là le point – du roman de Jean-Marie Gustave Le Clézio publié en 1991.  
« Il y avait ce nom, aussi, qu’elle avait répété chaque jour, pendant la guerre, à Saint-Martin, à Santa Anna, puis à Nice, à Marseille, ce nom comme une clef à tous ses rêves. Alors chaque jour elle le faisait dire en cachette à Fintan, pour que la grand-mère Aurélia et la tante Rosa ne l’entendent pas. Il prenait un air grave qui l’intimidait presque, ou lui donnait le fou rire.  ‟ Quand on sera à Onitsha… ”  Il disait : ‟  Est-ce que c’est comme ça, à Onitsha ? ” Mais il ne parlait jamais de Geoffroy, il ne voulait jamais dire ‟ mon père ”. Il pensait que ça n’était pas vrai. Geoffroy était simplement un inconnu qui écrivait des lettres. » 
  
Et plus loin : 
  
« Il n’avait jamais vu tant d’espace. Ibusun, la maison de Geoffroy, était située en dehors de la ville, en amont du fleuve, au-dessus de l’embouchure de la rivière Omerun, là où commençaient les roseaux. De l’autre côté de la butte, vers le soleil levant, il y avait une immense prairie d’herbes jaunes qui s’étendait à perte de vue, dans la direction des collines d’Ihni et de Munshi où s’accrochaient les nuages. » 
  
  
Onitsha, pour Le Clézio, c’est l’espace du père absent puis retrouvé lorsqu’en 1948 l’enfant et sa mère quittent Bordeaux pour le rejoindre sur « un navire de trois cents tonneaux » (Holland Africa Line). Il est alors médecin militaire pour le gouvernement colonial britannique, ce que racontera aussi le récit autobiographique intitulé  L’Africain (2004). 
  
« À l’âge de huit ans à peu près, j’ai vécu en Afrique de l’Ouest, au Nigeria, dans une région isolée où, hormis mon père et ma mère, il n’y avait pas d’Européens, et où, l’humanité, pour l’enfant que j’étais, se composait uniquement d’Ibos et de Yoroubas.»


Là encore, la rencontre avec l’Afrique est décisive en ce qu’elle recoupe la quête des origines (d’un paradis perdu ?), initie au regard relatif et, en même temps, fonde la conscience de l’horreur. Ces Yorubas et ces Ibos  –  qui furent pour l’enfant de huit ans la seule humanité – sont ceux-là même qui s’exterminent à partir de 1968 dans le terrible conflit du Biafra. 
  
  
Extrait de  L’Africain : 
  
  
« En 1968, tandis que mon père et ma mère regardent monter sous leurs fenêtres, à Nice, les montagnes d’ordures laissées par la grève générale, et tandis qu’à Mexico j’entends le vrombissement des hélicos qui emportent les corps des étudiants tués à Tlatelolco, le Nigeria entre dans la phase terminale d’un massacre terrible, l’un des grands génocides du siècle connu sous le nom de guerre du Biafra. Pour la mainmise sur les puits de pétrole à l’embouchure de la rivière Calabar, Ibos et Yoroubas s’exterminent, sous le regard indifférent du monde occidental. Pis encore, les grandes compagnies pétrolières, principalement l’anglo-hollandaise Shell-British Petroleum, sont partie prenante dans cette guerre, agissent sur leurs gouvernements pour que soient sécurisés les puits et les pipe-lines. (…)  
  
La guerre civile devient une affaire mondiale, une guerre entre civilisations. L’on parle de chrétiens contre musulmans, ou de nationalistes contre capitalistes. Les pays développés retrouvent un débouché pour leurs produits finis : ils vendent dans les deux camps armes légères et lourdes, mines antipersonnel, chars d’assaut, avions, et même des mercenaires allemands, français, tchadiens, qui composent la 4e brigade biafraise au service des rebelles d’Ojukwu. (…) Devant l’avancée d el’armée fédérale, en proie à une folie vengeresse, la population civile fuit ce qui reste du territoire biafrais, envahit les savanes et la forêt, tente de survivre sur les réserves. À partie de septembre, il n’y a plus d’opération militaire, mais des millions de  de gens coupés du reste du monde, sans vivres, sans médicaments. Quand les organisations internationales peuvent enfin pénétrer dans la zone insurgée, elles découvrent l’étendue de l’horreur. Le long des routes, au bord des rivières, à l’entrée des villages, des centaines de milliers d’enfants sont en train de mourir de faim et de déshydratation. C’est un cimetière vaste comme un pays. (…) 
  
J’ai vu les images terribles dans tous les journaux, les magazines. Pour la première fois, le pays où j’avais passé la partie la plus mémorable de mon enfance était montrée au reste du mode, mais c’était parce qu’il mourait. Mon père a vu aussi ces images, comment a-t-il pu accepter ? À soixante-douze ans, on ne peut que regarder et se taire. Sans doute verser des larmes. » 
  
Comme les lettres de Koltès sur sa découverte de l’Afrique, ces pages de Le Clézio me renvoient à ma propre mémoire. Parmi mes premières images de l’Afrique, il y a aussi ces clichés terribles pris au Biafra, tel celui que Gilles Caron prend de son ami Depardon en train de filmer la famine. Ma grand-mère paternelle, quant à elle, au moment d’apprendre que je partais en Afrique, s’était inquiétée de me voir bientôt la bouche infestée de mouches, image saisissante que sa conscience avait imprimée en feuilletant les magazines ou en regardant les reportages télévisés sur les tragédies africaines de la faim.  

Photo ©Gilles Caron / Fondation Gilles Caron 

  
Aujourd’hui, Onitsha, sur les bord du fleuve Niger, est une ville de 1 483000 habitants. Il suffit de taper ONITSHA dans Google Images pour avoir une idée, à côté des couvertures du bouquin de Le Clézio, d’une ville surpeuplée, rayée de routes, noyée sous les ordures.  Bien sûr, il faudrait aller y voir de plus près. On ne devient pas spécialiste de la situation nigériane en quelques clics, quelles que soient sa curiosité et sa bonne volonté. 
  
  
En 2016, voici ce qu’expliquait le quotidien nigérian  The Guardian, média indépendant.  
  
« Le mot « Afrique » évoque souvent des images romantiques d’éléphants traversant le Kalahari, des eaux tumultueuses aux chutes Victoria ou des vues panoramiques depuis  Table Mountain. Mais un spectacle de plus en plus courant pour les Africains – en particulier ceux du Nigeria – est celui du smog, des déchets et de l’eau polluée.  Selon un nouveau rapport de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), quatre des pires villes du monde en matière de pollution de l’air se trouvent au Nigeria. Onitsha, État d’Anambra – une ville dont peu de gens en dehors du Nigeria ont entendu parler – a l’honneur indigne d’être étiquetée ville la plus polluée au monde pour la qualité de l’air, d’après les mesures de concentration de petites particules (PM10). Onitsha a en enregistré 30 fois plus que les niveaux recommandés par l’OMS. »  
  
Information factuelle.  
  
  
Afrique… Comment ça va avec la douleur ?… 

***
  

EN LITUANIE COMME AILLEURS

Passée la frontière après Ādžūni, sur la route de Žeimelis (qui, je l’indique pour celles ou ceux que cette information pourrait intéresser, est bitumée contrairement à se laisse accroire Google earth), nous n’avons pas résolu le mystère suivant : pourquoi les champs de blé lituaniens présentent-ils des zones entières où les épis, déjà bien gras à cette époque de l’année, sont couchés ? Isabelle avance que la grêle est responsable de cet état de fait, mais, ayant franchi le petit fossé qui me sépare du champ non loin du panneau LATVIJA, j’objecte après observation que les zones concernées sont beaucoup trop régulières pour avoir été visées par une colère du ciel, ce dernier en général ne faisant pas de détail et n’ayant cure de la géométrie. Nous nous disputons. Ce sont des cris, des reproches, des menaces – « Laisse-moi ! » / « Je me barre ! » / « Toujours pareil avec toi… » / « Mais tu t’es vu(e) ? / « Et tu irais où, tout(e) seul(e) ? » – qui dénotent singulièrement dans le contexte de ces carnets de Scandinavie et de Baltique caractérisés depuis leur début par une tonalité nettement irénique. La prudence (c’est-à-dire la raison) nous conduirait cependant à nous réconcilier : après tout nous sommes en territoire sinon hostile du moins inconnu, nous voulons boire un café, et rien n’indique à l’entour que ce besoin se trouvera rapidement satisfait.


Roulons.


La Lituanie ressemble à la Lettonie qui ressemble à l’Estonie. La seule spécificité qui, à la rigueur, pourrait distinguer les campagnes que nous traversons est peut-être la présence, en des proportions non négligeables, de cigognes, tantôt juchées sur les toits et les poteaux télégraphiques, tantôt occupées à chasser le vermisseau, dans les prés, aux côtés des vaches. Isabelle, qui semble un peu calmée, m’apprend que l’oiseau migrateur est le symbole de la Lituanie. Je prends cette information factuelle d’apparence anodine pour ce qu’elle est vraiment : le signe d’une tentative (réussie) de renouer le contact. Un bonheur ne venant jamais seul, voilà que surgit de la steppe un nouveau panneau, annonciateur de nouveaux délices : CAFE. Nous attendions cela depuis notre pique-nique. Vite ! Détournons notre route pour boire ce bon café !


La vie, sache-le lecteur, n’est pas toujours simple. Nous sommes entrés dans le village, voiture garée sur le parking devant la Pasvitinio Svc. Trejybes parapija (une église). En face, l’établissement attendu, aucun doute là-dessus, mais deux entrées, deux portes. Laquelle choisir ? Nous prenons, au pif, la droite (peut-être que la droite, inconsciemment, c’est le bon chemin, la sagesse, le confort bourgeois, le capitalisme, là où la gauche, toujours inconsciemment, serait le côté des chevelus, des pas propres, du Tiers-Monde, des révolutionnaires), et nous tombons sur une épicerie et deux épicières, visiblement surprises de notre irruption quoique nullement antipathiques. Il s’agit donc de boire un café comme le promettait le panneau mais la demande (à l’aide du traducteur automatique caché dans le téléphone portable d’Isabelle) semble provoquer un vent de panique, une sorte de déflagration dans la vie des épicières qui, sans manifester en effet la moindre agressivité à notre endroit, s’agitent en tout sens d’un bord à l’autre de leur comptoir. Elles se hèlent, trafiquent dans les rayons (j’ai bien repéré une machine à café et des gobelets mais elles semblent vouloir les ignorer), nous interpellent dans une langue incompréhensible, avant que l’une d’entre elles, la plus âgée, disparaisse par une porte dérobée reliant l’épicerie à une pièce contiguë. Un flottement (il est vrai que nous restons le bec dans l’eau avec l’épicière la plus jeune, apparemment la moins dégourdie des deux, peut-être l’employée) puis retour de la patronne nous encourageant à passer à notre tour dans la pièce d’à côté. Un homme de belle allure, tout habillé de noir, nous y attend. Nous sommes dans une pièce aveugle, équipée d’un comptoir de bar, et Serguei (vraiment une certaine prestance, je dirais aussi une certaine autorité bienveillante et, bien sûr, un anglais parfait) nous invite à passer à table. Olga (je vais appeler la patronne ainsi, par commodité, mais je regrette de ne pas avoir retenu son véritable prénom) aussitôt installe un bougeoir, allume la bougie et… nous apporte un premier plat. Des concombres, des carottes râpées, des beignets de poissons, suivis au fur et à mesure par d’autres plats comprenant une sorte de cervelas, de la viande, que sais-je encore, le tout accompagné de limonade citronnée. Bien entendu nous protestons, certes par conventionnelle politesse mais aussi et surtout parce que nous avons déjà pique-niqué. Olga pourtant ne veut rien savoir, elle poursuit son manège en parlant son lituanien auquel nous ne comprenons rien. Sergei, lui, fait des allées et venues entre la pièce où nous sommes et une autre pièce, probablement celle où nous aurions débarqué si nous avions choisi, au point de départ de cette histoire, la porte de gauche. En jetant un coup d’œil, je m’aperçois qu’une réunion se tient à côté, une bonne quinzaine de personnes toutes de noir vêtues elles aussi, bruyantes, joyeuses et semble-t-il occupées à festoyer. C’est lorsqu’enfin Olga nous apporte le café suivi du schnaps que s’éclaire la situation. Serguei nous présente une jeune femme venue de la salle voisine. En anglais, elle nous salue, nous souhaite la bienvenue en Lituanie, pratique cette hospitalité dont la lecture d’Homère nous rappelle encore qu’elle est une des grandes manifestations anthropologiques de la civilisation. Isabelle, Olga, Sergei, l’employée, la jeune femme et moi-même en quelque sorte fraternisons. La réunion d’à côté est un repas de famille. Les convives sont en noir car on célèbre la mémoire d’une aïeule, enterrée l’hiver dernier dans le cimetière près de l’église en face. Les conditions météorologiques n’avaient pas permis de réunir toute la famille. L’été venu, on a pu rattraper le coup. Et nous, au fond, nous participons un peu à la fête. La vie est souvent compliquée, on s’y perd parfois, mais elle continue toujours, en Lituanie comme ailleurs.

L’ART DE LA VOLUTE

Le bateau est un bon moyen de rejoindre les républiques baltes depuis Helsinki : 2h30 de traversée. Nous avions prévu de faire un détour par Saint Petersburg mais la situation géopolitique nous en a dissuadé. Comme la Suède et la Finlande, l’Estonie (où nous arrivons) et la Lettonie (où nous poursuivons) affichent un soutien sans faille à l’Ukraine. Les grilles en face de l’ambassade russe à Riga sont le lieu d’une exposition permanente de caricatures de Poutine et le drapeau ukrainien est partout aux fenêtres, dans les bâtiments officiels comme dans les immeubles privés. Il existe bien une minorité russophone en Estonie (nous croisons quelques-uns de ses représentants à la gare routière de Tallinn) mais les tensions qui pourraient possiblement se manifester ont été jusqu’ici évitées ou maîtrisées. Les trois républiques baltes sont membres de l’OTAN. D’éventuelles prétentions territoriales de la Russie comparables à ce qui se joue en Ukraine auraient des conséquences plus terribles encore, s’il est possible, que celles du conflit actuel. Une catastrophe d’ampleur mondiale, au cœur même de pays ayant déjà payé par le passé un fort tribut à la folie totalitaire.

Le tourisme, pour l’instant, reste d’actualité. Je passe rapidement sur les curiosités du centre historique de Tallinn. Le tourisme, justement, y dénature l’identité locale ou en  affaiblit le caractère. Seul moment d’authenticité, la célébration en cours à la cathédrale orthodoxe Alexandre Nevski. Isabelle et moi préférons le lendemain de notre arrivée l’escapade au nord-est de la capitale ; la plage, bien sûr, et surtout la promenade bucolique au bord de la rivière Pirita, trouvée par hasard en traversant les champs. Attention aux orties tout de même. 

Plus homogène, Riga impressionne par la beauté de son architecture, remarquablement restaurée depuis l’élection de la ville au patrimoine mondial de l’UNESCO (1999). Festival de cariatides, façades polychromes, motifs art déco. Un condensé de cette élégance est offert par le musée de l’art nouveau, rue Strelnieku. Tout, des murs au simple guéridon, de l’escalier en colimaçon à la moindre tasse de porcelaine n’y est que volutes, courbes, ornements floraux ou végétaux, couleurs… L’été, triomphant, entre par les fenêtres voilées et fait miroiter le vitrail des vitres.

À toute fin utile, pour ceux que les pays baltes intéressent, je signale sur un mode plus prosaïque l’excellente enseigne des supermarchés RIMI, présents partout : propreté, qualité, variété, prix. De la même façon, à Riga, ne pas manquer le restaurant self Lido Vermanitis, près du jardin de Wöhrmann, une très bonne adresse pour se restaurer copieusement contre quelques euros.

Demain, escapade dans la campagne lituanienne, histoire de cocher le troisième pays balte sur la liste jamais finie (heureusement) des découvertes et de l’aventure.

DU RÉPIT À HELSINKI

Nous quittons la Finlande archipélique (ne perdez pas votre temps à vérifier l’existence de ce mot, je viens de l’inventer) pour sa capitale, Helsinki, et ce en bus plutôt qu’en train comme nous l’avions prévu. Les photos ci-dessus résument assez bien cette transition du voyage : flottement à la gare ferroviaire de Turku, attente au terminal des bus, premières images des abords d’Helsinki, arrivée tardive et attente au drive de Mac Do, l’endroit le plus sale de la Finlande.

Le lendemain.

La suite du diaporama permet de se faire une idée de la remarquable richesse architecturale de la ville. La gare de Kamppi, pavoisée cet été aux couleurs de l’Ukraine et du club de football local, donne un premier aperçu du goût des Finlandais pour l’art nouveau. À deux pas, la chapelle luthérienne du silence conçue tout en courbes par le trio Summanen, Lintula, Sirola évoque irrésistiblement la douceur d’un alvéole. Le bois (aulne, frêne, épicéa) repose, réchauffe, rassure. On se surprend à épouser sensuellement les murs tout en regardant vers le haut. Poursuivons. Passé Lasipalatsinaukio (je ne sais au juste s’il faut employer le féminin ou le masculin, peut-être ni l’un ni l’autre), et une fois traversée Mannerheimintie, nous voici dans le quartier commerçant. La Samaritaine locale se nomme Stockmann, vénérable institution depuis 1862. Princesse Isabelle cherchera longuement une robe verte puis hésitera entre la pantoufle et la basket, toutes deux d’un jaune citron qui lui va bien. La visite d’Helsinki passe également par ses marchés, couverts ou non, ses commerces de bouche (quelque chose de rond et d’appétissant dans cette expression) où le touriste sudiste s’extasie devant la viande de renne, le saumon sous toutes ses formes, les tartes (piirakat) fourrées. João, toujours lui, sera mis sur le coup pour nous fournir la recette en vue d’une future réception finlandaise. Un peu de musique aussi ? Rendez-vous au pied de l’escalier monumental de la cathédrale. L’hamima tattoo est un festival international de musique militaire : enthousiasmant, avec mention spéciale pour l’orchestre des forces de défense finnoise. Lorsqu’il se débande, laissant vide l’esplanade au pied d’Alexandre II de Russie, le chemin de la cathédrale orthodoxe et des anciens docks s’offre au plaisir d’une nouvelle promenade. Helsinki est une ville baltique. À Laivastokatu attendent en été les brise-glace qui l’hiver dégageront la voie maritime vers Saint-Petersbourg. Une fois restaurés au marché de Kauppatori (soupe au saumon, pomme de terre et aneth), nous voici bientôt rechargés comme une valeureuse voiture électrique. Cet après-midi, nous ne manquerons pas la sublime église Temppeliaukio, écrin de granit en forme de tumulus, puis, ce seront les quartiers du sud, jusqu’à la plage Eiran ranta et les quais. Nous dégustons notre désormais rituel verre de vin blanc ; il fait très bon, la vie est facile, légère pour peu qu’on ignore le train des choses, la guerre qu’on nomme dans le grand pays voisin « l’opération militaire », tout ce qui n’est pas de l’ordre des vacances, du répit, de l’oubli, bref la réalité du monde comme il va, en l’occurrence, si on y pense tout de même entre deux gorgées, peut-être bien dans le mur.

SAUNA

J’ignore où se sont volatilisés en quelques minutes les passagers du ferry. Le temps de déposer nos bagages à la consigne, nous nous retrouvons quasiment seuls à la sortie de la gare maritime. Des policiers contrôlent une troupe de quatre ou cinq roumaines reconnaissables de loin à leurs baluchons, jupes immenses et fichus colorés. Chargés de plusieurs valises, une jeune femme et ses trois enfants remontent avec nous l’interminable quai de la rivière Aura. Il est très tôt. Nous sommes à Turku, Finlande.


Cette ville, c’est mon ami Marc Merienne qui, le premier, m’en a parlé un jour. Nous projetions alors un tour de la Baltique. Trente ans plus tard, c’est João qui y fait ses premières armes de cuisinier international. Et c’est aujourd’hui, en cette matinée lumineuse de juillet 2022, que nous parcourons, Isabelle et moi, les rues larges et vieillottes de son centre, signalées en jaune dans Google maps. La visite du quartier-musée de Luostarinmäki nous a donné l’idée de ce que fut la ville avant le grand incendie de 1827. Comme souvent après un désastre, la ville a été reconstruite dans un souci d’efficacité géométrique qui exclut la fantaisie. L’influence soviétique, encore perceptible, ajoute à cette impression de ville rationnelle et grise. Nous ne nous attardons pas, ce qui est sûrement une erreur.


Tout à coup, en lisière d’une forêt de sapins et de bouleaux, la silhouette est apparue, massive, idéalement éclairée par la lumière d’après l’orage. L’élan, une femelle, nous regarde, peut-être moins surpris que nous le sommes nous-mêmes. J’en éprouve une joie enfantine. Au Canada, l’été dernier, nous n’avions pas vu l’orignal. C’est aujourd’hui chose faite, un an plus tard, le changement de nom s’expliquant par le changement de continent.


Toute la journée le ciel a été capricieux. Lorsque nous retrouvons la petite plage de Pikisaari repérée la veille, la grêle a tapissé les rives et une brume stagne, transpercée de soleil. Des jeunes occupent le sauna. L’un d’entre eux balance régulièrement de l’eau glacée sur le poêle à bois et la vapeur s’intensifie. Une fois dégoulinant, il est temps de se jeter à l’eau, de nager dans cette eau revigorante du golfe de Botnie, jusqu’au radeau. Dressons-nous alors sur ses planches, et goûtons un instant la fraîcheur de l’air sur la peau raffermie.


De quoi nous donner faim. Le restaurant-guinguette Merimaskun rantamakasiini, au bord du labyrinthe d’eau, est le seul établissement ouvert à des kilomètres à la ronde. Une clientèle d’habitués y déguste des fish and chips et trinque au bonheur de l’été. Nous sommes les seuls étrangers, regardés avec sympathie lorsque, pas plus doués l’un que l’autre, nous nous décidons à rejoindre les couples de danseurs. Le rire d’Isabelle, cette complicité depuis des années… Après quoi, promenade sur le ponton et jusqu’à la pompe à essence. Quelques barques passent sur le chemin du retour à la maison. Il fait bon. La journée a été belle et les photographies aideront à en conserver le souvenir. Pour l’heure, notre refuge nous attend, sur la route d’Askainen, une ancienne école que Kaisa et son mari retapent patiemment depuis quelques saisons déjà.

JOURS SANS FIN

L’automne s’installe mollement à Valbonne et je repense aux jours d’été sans fin de Stockholm. Bruit assourdi des conversations, tintement des verres et des bouteilles de bière, air de guitare. À Skinnarviksberget, le soir, le panorama lacustre de la ville se déroule sous les yeux distraits d’une jeunesse bavarde. Quelques façades aux lattes peintes en rouge se sont enflammées ; les immeubles de Ludvigsbersgatan tournent le dos au nord ; au loin, les bateaux pour Turku appareillent… Ce sont de Stockholm la meilleure plus-value, ces heures où le jour se prolonge alors même que vous regagnez votre chambre, fermerez bientôt les yeux et trouverez rapidement le sommeil. 

Nous avons beaucoup marché, Isabelle et moi, entre pluie et soleil. Que garde mon accompagnatrice dans son carquois à souvenirs ? Le petit balcon au-dessus du jardin de la Folkuniversitetet ? La rue pavée où il faut se tenir au mur pour ne pas tomber? La petite plage de Vaxholm ou la glace que nous y avons dégustée ? Un verre de vin blanc sous l’or de l’archipel, peut-être, devant l’immense baie vitrée. Dans le mien, tout cela à la fois et plus encore, le plaisir du tourisme bien sûr mais aussi le sentiment du voyage, son usage, lorsque silencieusement le navire semble glisser vers la nuit et, presqu’en même temps, inaugurer l’aurore.

À QUI APPARTIENT VANCOUVER ISLAND ?

Avant d’être ville, Vancouver fut un explorateur britannique de la côte ouest du Canada actuel. L’île qui porte son nom a pour capitale Victoria, elle-même capitale de la Colombie Britannique. La toponymie de la planète est riche de ces hommages laissant un peu partout sur sa surface la trace de la mainmise. Je découvre, je prends, je garde, je nomme à ma façon.

Cette île, comme beaucoup d’autres de la région, était pourtant habitée depuis des millénaires par ce que, faute de mieux, on nomme aujourd’hui les Premières Nations. L’arrivée des Européens date du XVIe siècle mais c’est à partir du XVIIIe que commencent véritablement leur trafic (exploitation des peaux, du bois) puis leur installation au moment de la ruée vers l’or. Entre 1770 et 1860, des épidémies déciment les populations autochtones qui perdent le contrôle de leurs territoires et, si l’on peut dire, tranquillité et légitimité. Cette réalité historique, qu’il faudrait détailler davantage, est de nos jours une question sensible au Canada. Le promeneur s’étonnera peut-être de trouver en pleine forêt une layette d’enfant, de couleur orange, pendue sur un cintre à une branche. Il trouvera aussi, sur les marches des bâtiments officiels ou dans certains quartiers « réservés » aux autochtones, des rangées de petites chaussures d’enfants. C’est la manière qui a été choisie pour rappeler – et ne pas oublier – que des milliers d’enfants amérindiens, de 1870 à 1996, ont été enlevés à leurs parents et internés dans des pensionnats spécialisés. Par ce moyen, qui n’excluait ni les sévices, ni l’humiliation, ni le bourrage de crâne, il s’agissait de les occidentaliser et, dans le même temps, d’accélérer la dégénérescence de leur société native. En décembre 2015, le premier ministre Justin Trudeau a officiellement demandé pardon aux descendants des communautés autochtones pour ce qu’il a été convenu d’appeler un « génocide culturel ». Every child matters. Chaque enfant compte. Le slogan correspond depuis à une dynamique de vérité et de réconciliation qui, par le biais de l’éducation notamment, honore celles et ceux qui y participent.

Je lis régulièrement dans la presse nationaliste française et sous la plume de certains « philosophes »médiatiques des attaques en règle contre la « bien pensance » de Trudeau et des « wokes » canadiens. On s’agite pour dénoncer telle ou telle initiative militante consistant à défendre les intérêts des « minorités » ; on vomit sur « l’indigénisme » et « la cancel cultur décoloniale ». L’occident serait en péril s’il ne trouvait pas le moyen d’éradiquer une telle révolution. La « repentance », voilà le danger ! Si on ne peut plus être Occidental sans culpabiliser ! Où va-t-on ? Quel est ce nouveau fascisme ?… Les jérémiades sont sans fin : rhétoriques, répétitives, de plus en plus prévisibles.

Voyager au Canada, s’intéresser à l’histoire des Premières Nations, découvrir leur culture et leur art (à l’occasion de la visite des excellents musées d’anthropologie de Vancouver ou Victoria par exemple) permet de mettre à distance ces combats idéologiques. Il existe sans doute des dérives dans certaines revendications, la volonté de rééquilibrage culturel peut conduire paradoxalement à des excès. Je pense au fameux « nègre » du Narcisse qu’il faudrait rebaptiser. On a aussi beaucoup glosé sur la destruction par le feu d’ouvrages dont les illustrations stéréotypées portaient atteinte à la dignité des nations amérindiennes. Et effectivement, la véritable Pocahontas ne ressemblait en rien au personnage du dessin animé. Or, certains ont fait de cet épisode isolé (une trentaine d’écoles catholiques de l’état d’Ontario) le parangon du wokisme et déclaré la mobilisation générale. Halte au feu ! C’était peut-être oublier le contexte de cette affaire : la volonté, par un geste au fond sacrificiel, de réconcilier le présent et le passé : « Nous enterrons les cendres de racisme, de discrimination et de stéréotypes dans l’espoir que nous grandirons dans un pays inclusif où tous pourront vivre en prospérité et en sécurité. », disait le texte de présentation de la cérémonie réunissant tous les élèves. On peut juger cela grandiloquent, je n’en disconviens pas. Le terme « inclusif » donnera des boutons à beaucoup. Mais quoi ? Est-ce là l’expression d’un nouveau totalitarisme comme je le lis parfois ? Retirer, car il s’agissait bien de cela, quelques livres porteurs de préjugés racistes – oui, racistes – est-il à ce point scandaleux ? Un examen critique des présupposés racistes de l’universalisme « civilisateur » serait-il un crime de lèse-majesté ? En réalité, ceux-là même qui s’offensent de la perte de l’identité (française, européenne, occidentale) refusent aux minorités autochtones de défendre la leur. Ont-ils oublié pourquoi ces peuples sont devenus minoritaires ? Ont-ils des doutes sur la réalité des spoliations qu’ils ont subies ? Et ne sont-ils pas eux-mêmes les adeptes d’une forme de cancel cultur consistant, dans la guerre culturelle que je viens d’évoquer, à nier le fait colonial et ses noirceurs ? Il faut regarder l’histoire en face, toute l’histoire. Et regarder le monde depuis plusieurs fenêtres à la fois.

LES ROCHEUSES ? YOU’VE MADE IT !

On est surpris de trouver au Canada une région aussi aride que le désert d’Osoyoos, à l’extrême sud de la vallée de l’Okanagan, autrement nommée la « Provence canadienne ». Peu de temps après l’épisode du dôme de chaleur de l’été 2021, cette région, célèbre pour ses vignes et ses vergers, subit encore d’importants incendies sur les hauteurs. L’atmosphère est lourde sous une sorte de brume permanente qui estompe les reliefs. Heureusement, les haltes dans les wineries et les baignades dans les lacs nous revigorent. À Osoyoos, nous nous amusons à tremper nos pieds aux États-Unis d’Amérique puisque la frontière passe par là. Cette maison cossue sur le rivage, juste derrière le grillage, est-elle trumpienne ou bidienne ? Comme on s’en fout. Avec Florence, nous prenons aussi la poudre d’escampette pour laisser les jeunes télé-travailler. Jolie excursion vers le Chute Lake : un panneau, au bout de la piste (biche aperçue au passage), nous le dit : YOU’VE MADE IT ! Tu parles d’un exploit ! Le soir, retrouvailles au motel pour l’ambiance déjà décrite ailleurs. Une autre biche s’est égarée sur le parking.

L’exhaustivité n’est pas l’ambition de cet article, je passe donc sur d’autres moments pourtant agréables et intéressants de ce premier périple en Colombie Britannique du sud. Je signale simplement que depuis Vancouver il faut compter quatre heures de route pour atteindre l’Okanagan en traversant parfois de magnifiques paysages comme ceux du Manning park

Autre surprise, cette fois-ci en Alberta, la ville de Calgary, capitale des Rocheuses, Mecque du ski alpin et ville olympique, occupe le centre d’une plaine immense et dont on peine à voir le bout. Il faut en effet rouler une bonne heure pour enfin apercevoir les sommets. Ici commence vraiment le trip des Rocheuses, en suivant l’itinéraire des parcs nationaux : du sud au nord, Banff, Yoho, Jasper. La route large, comme une voie triomphale, s’élève au long des vallées, des rivières, laissant aux voyageurs une tenace impression de grandiose majesté. Impossible de tout évoquer, il faut le vivre. Manon, je la remercie encore, nous concoctait là un programme qui n’épargnerait ni nos jambes ni nos émotions ; un festival en somme auquel, je l’espère, les photographies rendent suffisamment justice. L’absence de villes ou de villages, la brume toujours persistante, les immenses secteurs où la forêt a été incendiée, la présence de la faune, la force des eaux, tout cela concourt au spectacle et ne laisse aucun répit. Chateaubriand, lui, n’avait pas eu besoin d’aller en Amérique pour chanter la somptuosité du Nouveau Monde (côté est). Ce filou, connu pour sa modestie, devait être bien rencardé. 

« La rivière qui coulait à mes pieds tour à tour se perdait dans les bois, tour à tour reparaissait brillante des constellations de la nuit, qu’elle répétait dans son sein. Dans une savane, de l’autre côté de la rivière, la clarté de la lune dormait sans mouvement sur les gazons; des bouleaux agités par les brises et dispersés çà et là formaient des îles d’ombres flottantes sur cette mer immobile de lumière. Auprès, tout aurait été silence et repos, sans la chute de quelques feuilles, le passage d’un vent subit, le gémissement de la hulotte; au loin, par intervalles, on entendait les sourds mugissements de la cataracte du Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert et expiraient à travers les forêts solitaires.  » (Génie du christianisme)

Simon, j’en suis sûr, appréciera. 

PS : rendez-vous demain pour passer côté Pacifique.