POUR FAIRE LE PORTRAIT D’UN CASOAR

Attaque l'hommeessai

Si l’on veut observer, photographier ou, éventuellement, peindre  (plus risqué) un casoar, il existe trois possibilités.

  1. Se rendre dans un zoo (mais ils ne sont pas légion à proposer cette attraction).
  2. S’enfoncer à pied dans la jungle de Papouasie-Nouvelle Guinée (mais elle est difficile d’accès).
  3. Prendre la route entre Port Douglas et Cap Tribulation dans le Queensland, la remonter, la redescendre, la remonter, la redescendre, la remonter, la redescendre, jusqu’à ce qu’un spécimen traverse devant la voiture.

À titre personnel c’est la dernière solution que j’ai expérimentée, dans un mélange surprenant d’excitation, d’extrême satisfaction égocentrée (« J’AI VU un casoar ! »), de pétoche et finalement de frustration. Cela va très vite, en effet. Et l’observation est d’autant plus courte qu’une grande partie du temps imparti pour cela (dépendant du bon vouloir de l’animal) est consacrée à l’opération consistant à sortir son appareil photo en évitant de verser dans le fossé, à le régler correctement et à tenter de viser la cible sans trop trembler (que l’on tremble de peur ou d’excitation, cela revient au même). Le résultat, dont je ne devrais pas faire la publicité (mais après tout, je ne suis pas photographe animalier), pour le moins raté, est visible dans l’album accompagnant ce nouveau billet. On y découvrira, outre le casoar furtif, les merveilles de cette partie septentrionale du Queensland, un des lieux où Cook a débarqué. Par deux fois, j’ai pu visiter la région et je garde un souvenir grandiose de ces marches sur les plages immenses, bordées par l’une des dernières forêts primaires de la planète. Le soir, en particulier, on est vraiment dans la beauté.

LA GERBE BARRIER REEF

Et donc le Queensland, c’est l’État de la Great Barrier Reef. À Cairns nous avons décidé de casser notre tirelire pour nous offrir un survol des parages. Le pilote, je crois, était hollandais ou peut-être croate (mais pas polonais). Et nous avons embarqué dans son coucou en compagnie de deux autres touristes. Marine n’était vraiment pas rassurée, je crois que cela se voit sur une des photos, et moi j’ai très vite compris que le mal de mer, enfin, je veux dire le mal de l’air, allait me donner l’envie d’atterrir très vite. Quand le pilote, croyant apercevoir une raie, s’est mis à faire un looping (j’exagère à peine), j’ai bien cru que nos voisins couraient le réel danger d’une aspersion inopinée. Mais non, j’ai su me tenir, stoïque, mais finalement peu concerné (c’est là mon regret) par le spectacle formidable qui s’offrait à nos yeux.

Je raconterai un jour prochain l’autre « aventure » qui consista cette fois, après le survol, à visiter les profondeurs de la Grande Barrière. Mon ami Gac, grand amateur de Spielberg, en a tiré un film qui restera dans les annales du cinéma commercial.

RITOURNELLE DANS LA NUIT

Puisque nous sommes en ce moment dans le Queensland, restons-y encore un peu. Je ne sais plus au juste si c’est la veille, le matin même ou le lendemain de notre passage au désormais légendaire carrefour d’Ingham, toujours est-il que nous avons dormi aussi sur une aire en contre-bas de la route, plongée dans l’obscurité totale au moment où, faute de mieux, nous avons décidé d’y faire étape. Les distances sont longues en Australie, et Marine confirmera qu’il faut toujours plus de temps qu’on en a prévu pour se rendre d’un point A à un point B, que la fatigue ou la prudence conduisent les voyageurs là où ils le peuvent, quand bien même la destination envisagée au départ ne serait pas atteinte et l’endroit où l’on s’arrête finalement aussi noir que l’intérieur d’un tunnel. C’est ce qui nous est arrivé cette nuit-là. Dans l’obscurité donc nous avons arrêté le van, exploré à tâtons les immédiats alentours, ouvert le capot arrière et, à la lueur du plafonnier et peut-être d’une lampe électrique, commencé la tambouille (un grand philosophe, plutôt expérimenté en la matière, vous dira qu’il faut toujours manger en voyage, que la faim provoque à coup sûr les pires disputes, et qu’il en va ainsi de la poursuite sereine du périple : mangez, sinon vous allez vous taper sur la gueule). Nous étions donc en train de nous affairer devant le petit lavabo du van, probablement autour d’une boîte de maïs (je dis cela pour donner un exemple plausible car, en réalité, je ne me souviens plus de la nature exacte du menu ce soir-là), bref, nous « cuisinions » gaiement, lorsque tout à coup, du fond de l’obscurité et du silence, venue d’une direction que nous avions bien du mal à repérer compte tenu de la visibilité toute relative de notre environnement, une voix a surgi. C’était une sorte de chant que, dans mon souvenir, je réentends enfantin, innocent, heureux en somme ; un petite musique à la fois familière et étrange, disons comme une comptine peut-être ou bien alors une ritournelle comme celles des Pygmées du Centrafrique ou du Cameroun (les Bakas par exemple), plutôt envoûtante, mais avec ce caractère innocent dont je parlais, « premier » (comme on parle des « arts premiers »), venue du fond des âges, des légendes et des mythes de l’origine, du dialogue – premier, oui – de l’homme avec la nature. Toutes proportions gardées et, bien entendu, à l’envers puisque nous étions dans l’hémisphère Sud, plus riche en eucalyptus qu’en platanes, c’était un peu comme la musique d’Albin dans Un de Baumugnes, le génial roman de Jean Giono : « C’était une eau pure et froide que le gosier ne s’arrêtait pas de vouloir et d’avaler ; on en était tout tremblant ; on était à la fois dans une fleur et on avait une fleur dans soi, comme une abeille saoule qui se roule au fond d’une fleur. (…) Eh bien, la musique d’Albin, elle était cette musique de feuilles de platane, et ça vous enlevait le coeur. » Et il n’est pas faux de dire que, en effet, nous sommes restés là suspendus, notre ouvre-boîte à la main, sidérés dans ce moment exceptionnel où de la nuit la plus profonde se manifestait le miracle d’un chant totalement inédit, inouï, venu d’un autre temps. Il est alors apparu celui qui nous l’offrait sans le savoir, il marchait et passa devant nous, venu du noir et aussitôt disparu, de passage et chantant sa ritournelle dont nous ne connaîtrions jamais le sens.

C’était un Aborigène.

Il passait et chantait. Il est retourné à la nuit.

PS : les photos de l’album, on s’en doute, ont été prises le lendemain matin.

MASSACRE À LA TRONÇONNEUSE

Ce jour-là, Marine et moi étions dans le Queensland, à la tombée du soir. Nous avons filmé ce carrefour à Ingham, une petite ville de passage sur la route de Townsville (pléonasme, semble-t-il) que nous comptions rejoindre pour passer la nuit. Après le feu rouge, nous avons continué tout droit, alors qu’il nous aurait fallu  tourner à droite. Parfois on se plante, n’est-ce pas ? Après une heure de route, la chaussée est devenue étroite en effet, endommagée par des nids de poule et bordée d’ornières. Apparemment nous n’étions pas dans la bonne direction. C’est lorsque nous sommes arrivés sur une piste sablonneuse au milieu d’un champ de maïs que nous nous sommes rendus à l’évidence : il fallait faire demi tour si nous voulions retrouver la route de Townsville, c’est-à-dire repasser par le carrefour d’Ingham, celui où nous nous étions trompés. La nuit était tout à fait tombée maintenant et nous avons arrêté le van près d’une ferme. Un bref instant, j’ai pensé à Massacre à la tronçonneuse. Il faisait très noir; une ampoule, quelque part, clignotait. Un chien a aboyé puis s’est tu. Derrière la maison, nous avons gravi un escalier de bois avant de frapper à une porte. Un monsieur est venu nous ouvrir tandis que sa femme regardait une émission de télé réalité sur un vieux poste (autre pléonasme : dans les films d’horreur, je ne sais pourquoi, cela se passe toujours dans des fermes équipées de vieux postes qui grésillent. Ce doit être un code.) Le type était d’origine italienne et Marine a échangé quelques mots avec lui dans sa langue d’origine. C’est comme cela que nous avons appris que le couple était installé en Australie depuis plus de trente ans. Ils faisaient du maïs, comme on aurait pu s’en douter, une activité somme toute inoffensive. Quoi qu’il en soit, nous nous étions bien trompés de chemin, nous devions retourner sur nos pas : plus d’une heure encore, dans l’obscurité, avant de retrouver lngham. Cette fois, au carrefour, nous avons tourné à droite. Vu l’heure (il était presque onze heures du soir) je n’ai pas tourné d’images. Il fallait continuer notre route.

PS : Les quatre photos ci-dessous sont floues. La peur sans doute.

PETIT MOT QUI VOYAGE

Après un mois de route, nous avions retrouvé Oliver à Brisbane. Puis nous avions pris le bac pour Stradbroke Island en compagnie d’écoliers en uniforme. Stradbroke est réputée pour ses baleines et surtout pour le grand requin blanc, le même que celui qu’on voit dans Jaws de Spielberg. Comme l’eau était froide, nous ne nous sommes pas baignés.

C’était une très bonne idée de Marine de venir là finir le voyage. Il n’y avait personne ou presque, et le backpack n’était ouvert que pour nous. Nous avons pris un bus pour nous rendre à la pointe de l’île et regarder une raie manta depuis une falaise dominant la mer. Plus tard, à l’auberge, Oliver nous a préparé un bon plat, nous avons joué au billard, et ils ont dansé la salsa. Évidemment, je me suis contenté de filmer la scène.

Dans ces moments-là comme à Stradbroke Island, vous avez vraiment l’impression que le temps s’arrête. C’est évidemment une illusion. Le lendemain il fallait déjà repartir, passer une dernière soirée à Brisbane avant que je ne reprenne l’avion pour Hong Kong, puis Londres, puis Nice, puis Valbonne. Dans mon souvenir le dernier bar où nous avons bu des bières était tout rouge, avec un groupe de musiciens country. Je revois aussi Marine écrire jusqu’au dernier moment le petit mot qu’elle laisse toujours dans mes valises quand nous nous quittons et que je lis plus tard, lorsque je retrouve ma maison, les bruits familiers de la rue, les appareils ménagers, les livres, les habitudes. J’ai fait un demi tour du monde et je lis ce petit mot qui lui aussi a voyagé, traversé le ciel pour finir là, un tout petit peu froissé, entre mes mains  de voyageur, d’homme, de père.

Ils sont tous quelque part, figurez-vous. Sur ce plan-là, je suis conservateur.

HOBART PROMENADE

Qu’y a-t-il de remarquable à Hobart, capitale de la Tasmanie ? Tout à fait subjectivement, je retiendrai l’ensemble de la baie qu’on survole en arrivant, les beaux immeubles du centre-ville, la taverne Drunken Admiral (qui m’a rappelé le magasin où Tintin achète le scaphandrier et le Capitaine Haddock brise un miroir), le centre d’études antarctiques, l’exceptionnelle galerie d’art africain de Battery Point (http://sidewalkgallery.com.au/), un très bon restau indien, la vue depuis Rosny Hill (lookout difficile à trouver), les quartiers périphériques colonisés par les kangourous et les wallabies, une partie du quartier Sud qui ressemble au Fossan à Menton, l’air pur et vivifiant enfin. J’ai été moins sensible au marché du samedi sur Salamanca (j’ai l’impression que tous les marchés se ressemblent) et à l’espèce de chose indéfinissable que j’ai mangée le premier midi, une horreur appelée « Fat boy », absolument dégueulasse et qui fait grossir rien qu’en la regardant !

PEOPLE OF MELBOURNE

Quelques portraits pris à la volée… J’ai retrouvé sans peine mes repères dans Melbourne que je visite pour la troisième fois en cinq ans. C’est une ville cosmopolite qui prend merveilleusement la lumière. Hier soir, je m’interrogeais sur la facilité qu’il y a ici à sympathiser avec les gens. Photographier plein cadre une jeune femme, un jogger, un homme-sandwich, un groupe de mamies russes n’est pas difficile. Le contact se fait très naturellement. Or je me demandais si je devais cette facilité à ma propre disponibilité en voyage (comme si, loin de mes bases, le fardeau des inhibitions était provisoirement déposé) ou si l’Australie était ce pays sans trop de peur, unifié par les différences d’un peuple… d’immigrés. Dans les deux cas (et il est probable que les deux explications se complètent), je me disais qu’il y a leçon à tirer.

MONA : COMPTER LES LENTILLES EN TASMANIE

À Hobart, après la traditionnelle promenade en ville (beaux bâtiments, atmosphère irlandaise), la visite du MONA (Museum of Old and New Art) est incontournable. On s’y rend en ferry, occasion de remonter la Derwent River. Une fois passé le guichet et le vestiaire, c’est la descente au sein d’un univers étrange, minéral, labyrinthique, dont on ressortira tel Orphée, mais sans se retourner. Pendant la visite, selon un itinéraire tout personnel, on s’arrête devant une Mercédès Benz de Teshie (art funéraire du Ghana), une Vanité de Jan Fabre, la pensée (?) de Gregory Barsamian, les vulves de Greg Taylor, les poissons rouges de Jannis Kounellis ou la Defecation machine de Wim Delvoye. Mais c’est surtout la Private Archaeology de Marina Abramović qui a les honneurs du lieu en ce moment. Les performances de l’artiste placent le public au cœur d’expériences certes égocentriques mais en fin de compte universelles. Je me demande par exemple combien de temps peut se supporter la chambre des cris. Dans un autre style, combien de temps peut-on consacrer à  l’observation de l’artiste, elle-même observant un âne, droit dans les yeux ? Le temps est aussi la matière même de la performance « Counting the rice and lentils ». Lorsque que je suis entré dans la salle obscure avec ma blouse blanche et mon casque, ma première réaction fut le fou rire. Les caméras enregistraient, je pouffais assis à la table, devant mon tas de riz et de lentilles, deux bons kilos à vue de nez, tandis que quinze performeurs, en blouse eux aussi, étaient déjà depuis un moment au travail, notant scrupuleusement le nombre de grains de riz ou de lentilles qu’ils disposaient devant eux, tantôt en petits tas, tantôt en ligne. Car en effet on entre très vite dans la performance (plutôt que dans le jeu). Le fou rire laisse place à l’interrogation (Que faire exactement ? Comment s’y prendre ? Pourquoi y a-t-il plus de riz que de lentilles ? Comment devenir plus efficace ?) et l’interrogation à l’action. Je déconseille vivement l’usage de la pointe du crayon pour séparer riz et lentilles. Perte de temps. Personnellement je préfère la technique rudimentaire des deux doigts en essuie-glace (les deux index), après étalage de petites zones mixtes. Comme les grains de riz sont plus nombreux, on ramène assez facilement vers soi de petites quantités de grains blancs, éliminant dans un deuxième temps les quelques lentilles noires (ou brunes) indésirables, à mettre de côté. L’action, reconnaissons-le, n’est ni fatigante ni passionnante. Elle réclame seulement application et patience. Un léger ennui peut éventuellement se manifester mais la situation est somme toute assez confortable : on est bien assis, le bois de la table glisse parfaitement (facilitant ainsi le triage), les voisins ne sont pas dérangeants. Il peut également arriver, une fois dominée sa propre technique d’opération, qu’on réfléchisse. Le fou rire était tromboscopique : je me vois en train de vivre une situation à laquelle je n’étais pas préparé et qu’a priori je considère absurde. La réflexion (qui ne vient qu’avec le temps et dès lors que les deux tas, riz d’un côté, lentilles de l’autre, peuvent être appelés des tas – relativement à l’idée qu’on se fait d’un tas), la réflexion donc vient après. L’action qui s’accomplit ici, chacun étant performateur unique d’une expérience pourtant collective, est ontologique : je compte, j’existe. Et ce comptage, ou ce triage (selon le penchant personnel), finit par donner conscience de son humanité. On compte, on trie, on met en tas, on ressent une satisfaction certaine lorsque diminue la masse de riz et de lentilles mélangés, on trouve jolie l’homogénéité pyramidale de ses tas, on se dit que le temps passe mais qu’au moins le travail avance. Puis, tout à coup, on pense qu’un âne (par exemple celui que regarde Marina Abramović dans les yeux) ne comptera jamais des grains de riz ou de lentille (ou toute autre catégorie de grain d’ailleurs).
Le retour par le ferry est très agréable. Belle lumière.