UNE AUTRE INDE

Christopher, mon compagnon de chambre, dort à poings fermés. Il est tôt. Je quitte le lit de l’ancêtre d’Hazel, dans cette chambre spacieuse du Nirmala Niketan, et je vais à la rencontre d’une autre Inde, l’autre oui, la poétique, celle qui n’appartient qu’à moi, quelque part dans les méandres. Pour ce dernier article, il ne s’agit plus de témoigner, d’expliquer, de comprendre ou de faire comprendre. Je prends cette licence qui est de m’échapper. Cette autre Inde est faite de couloirs, de chambres, de lumières grises, de nuit. Une icône rencontre les montants d’un lit attendant sa moustiquaire. Un aquarium survit dans la lumière verte. Un hôtel de Marine Drive ne se souvient plus de son voyageur et des mains de femme attendent d’être prises tandis qu’un corbeau, déguisé en mouette, plane joyeusement au-dessus de l’eau.

Le concert des klaxons sur Mumbai s’est tu tout à coup; tout est calme.

Il est peut-être l’heure de se taire pour continuer de regarder.

 

L’INDE TRAVAILLE

INDE 2016-42

C’est le moins que l’on puisse dire. Un peuple au travail, souvent dans des conditions très rudes, dans la pénombre de petits ateliers, dans les champs, la rue, partout. Un jour, je décide de rendre compte de cela aussi. J’ai remarqué qu’autour du parc de St Pius, passé le portail et son « vigile », le petit quartier de tôles vibre d’une activité permanente, souvent en contre-bas de la route et dans le lacis des venelles. Ici un imprimeur, là des ferronniers ou des ajusteurs, là encore des ouvriers du textile, sans compter les commerçants ou les coiffeurs de rue. Je m’approche, je souris, baragouine quelques mots d’anglais (pas toujours compris), et passe un moment avec ces inconnus. Toujours bien reçu. Jamais inquiété. Nous sommes ici dans l’Inde laborieuse, voilà tout, qui n’a pas le temps de vous ennuyer, qui vous accueille avec un peu d’étonnement (que vient faire là ce type ?), mais toujours avec bienveillance.

De l’autre côté de la grande ville, à Colaba, se trouve le College of social Work Nirmala Niketan où vit et travaille depuis quelques années notre tendre amie Gracy. Nous y sommes reçus comme des rois, avec une mention spéciale pour les cuisinières (masala dosa, poix chiche, gâteau au chocolat, ce dernier en l’honneur de Margot dont nous fêtons les dix-huit ans.) Niketan signifie « l’Immaculée », et elle trône en effet dans l’entrée de l’édifice tout blanc, juste devant l’ascenseur antique qui nous projette (façon de parler) au sommet de l’immeuble, jusqu’au belvédère colonisé par les corbeaux. La Bombay coloniale est à nos pieds : Marine Drive à l’Ouest, le cinéma Eros, Victoria station, la gare de Churchgate, etc. Gracy, toujours malicieuse, nous montre comment elle est devenue l’amie des corbeaux : distribution de miettes (?) dans la lumière dorée du soir. L’auteure de Child Sponsorship – A tool for development, comme Hazel et Pascale, nous aura éclairé durant tout le séjour. Au moment où approche la fin de ce carnet de route, il me faut encore une fois les remercier au nom de tous.

Développement, action sociale, santé, nutrition, éducation : voici les domaines pour lesquels le Nirmala Niketan, à deux pas de l’Alliance Française de Mumbai, assure une formation universitaire de haut niveau. Beaucoup des FCM indiennes que nous avons croisées ont été formées ici. Des travailleuses sociales de terrain qui ont appris autant dans les livres qu’au contact de la réalité. 285 étudiants, dont beaucoup de boursiers, vont jusqu’au Master avec de grandes chances de trouver un emploi. Très réputé, le collège ne cache pas son ambition de former une élite capable, un jour, d’influencer la politique générale du pays. Et de fait, la créativité des jeunes gens est étonnante. Nous avons la chance de visiter la structure voisine, le Nirmala Niketan Polytechnic, au moment de la grande exposition annuelle des travaux d’étudiants : architecture, design, ameublement, dessin, photographie, création de haute couture; l’Inde moderne est là, sous nos yeux, allant de l’avant… À l’issue (ou presque) de ce reportage, c’est peut-être aussi l’image qu’il faut garder. Dans l’ombre ou la lumière, avec les problèmes qu’il serait vain de nier ou de caricaturer, l’Inde fait son chemin. Elle n’a besoin de personne. Elle est assez grande.

LES RECETTES DE FRÈRE XAVIER

INDE 2016-18

Frère Xaxier, Tamoul aux allures de Robinson Crusoé, n’est probablement pas en odeur de sainteté. Je veux dire par là, d’après ce que j’ai pu entendre et voir, que cet ancien étudiant du College of social work Nirmala Niketan ne correspond pas exactement à l’image qu’on doit se faire d’un salésien. Pieds nus depuis toujours, vaguement baba cool, vaguement gourou (je parle de l’allure), le garçon tient les rênes du l’Institution Don Bosco Yuva Sanstha de Karjat (Sud-Est de Mumbai, à la campagne). En ce mercredi des Cendres, nous lui rendons visite avant de voir repartir en France notre bon directeur, Michel Lopez, plutôt allure de blues man blanc quant à lui.

On vient de loin et par le biais du bouche à oreille pour intégrer cet institut. Dans un pays où 50 à 60% de la jeunesse ne vont pas au delà de la 3ème, où certains villages n’ont aucune école, où les familles trop nombreuses et trop pauvres voient les parents mettre très vite leurs enfants au travail, Yuva Sanstha est une solution possible, une chance. Réservé à des garçons en échec et/ou très pauvres (tradition de Don Bosco), cet internat, soutenu par l’Institut salésien de Trente en Italie, a formé 1850 jeunes depuis sa création voici quelques années. 94% d’entre eux ont trouvé du travail sur l’ensemble de l’état du Maharashtra, sans payer de frais de scolarité, mais au prix d’une formation accélérée (trois mois) en climatisation, ferronnerie, électricité et mécanique. Une participation aux tâches d’entretien et de service permet le maintien en bon état des locaux et complète la formation, y compris en vaisselle. You work, I teach, tel est le deal qui semble largement respecté. Trois frères et trois enseignants travaillent en effet sur place, le fonctionnement général étant en grande partie géré par les étudiants eux-mêmes selon un système démocratique de répartition des responsabilités et des tâches. À voir les bonnes conditions de travail et l’état excellent des locaux, on peut se demander comment est financée la structure. Plusieurs solutions : réduction des dépenses inutiles, pas de salariés en dehors des enseignants, production et vente à partir des ateliers de fabrication, productions potagères, écotourisme (oui, oui) et dons. Avant ou après la messe (je ne sais plus), nous assistons à une sorte de conférence de Xavier sur l’écologie (théorie) puis visitons le jardin (pratique). La question, justement, est de savoir comment faire de l’écologie et du développement durable sans grands discours ? La Terre, qu’on s’en persuade, est la Big Mother. Dieu a tout donné aux hommes et il leur revient de prendre soin de ce qui est entre leurs mains. Entrer en contact avec la terre nourricière (les pieds nus), c’est la comprendre, la chérir et, en même temps, régénérer ses propres forces. Ce n’est pas le Serment sur la Montagne (Évangile lu par Pascale lors de la para liturgie avec imposition des cendres), mais il y a dans ce discours quelque chose d’habité. Le jardin, lui, est un enchantement. Frère Xavier, avec passion, nous montre les prodiges de l’irrigation inventive (drip and lateral irrigation). Puis, l’enchantement continue lorsque nous apprenons comment fabriquer de l’engrais naturel liquide à partir des détritus dont nous parlions hier. Ramassez un bon paquet de saletés dans la rue (vous trouverez, c’est garanti) ; ajoutez un litre d’urine de vache et un kilo de bouse fraîche issu du même animal ; mélangez le tout à dix litres d’eau et saupoudrez de 150 grammes de mélasse (sucre). Une fois la mixture couverte et placée à l’ombre, attendez cinq jours et rajoutez 100 litres d’eau. Avec ça, c’est sûr, vous cultiverez beau et bio.

Merci Frère Xavier !

SPIRITUALITÉ

Au bas d’une des statues monumentales de Shiva aux Elephanta Caves, dans la baie de Thanes, une petite balle portugaise est venue se loger. Le guide vous la montre et elle brille, en dépit de la relative obscurité. D’après Antonio Tabucchi(*), c’est la peur qui conduisit les premiers Portugais, au début du XVIème siècle, à détruire une bonne partie de ce panthéon de l’hindouisme. J’ai songé quant à moi que, décidément, l’homme ne changeait guère ; hier à Bâmiyân, aujourd’hui à Palmyre, il continue de détruire, au nom de Dieu.

La spiritualité, en Inde, est partout. L’hindouisme est religion d’État et on prête au gouvernement de la droite nationaliste, celui de Modi, l’intention de marginaliser encore davantage les autres religions (14% de musulmans, 2% de chrétiens, des sikhs, des juifs, des bouddhistes, des jaïns qu’on aperçoit marcher pieds nus au bord des routes avec leur petit balai destiné à écarter le moindre vermisseau risquant d’être écrasé.) Les adversaires politiques du premier ministre, les membres du Congress (ancien parti de Gandhi), semblent plus tolérants. Mais nous sommes en démocratie et c’est Modi qui a gagné les élections. Le mot d’ordre de son parti, le BGP, est « l’Inde aux hindous ! » Et c’est désormais la statue de Gandhi qui se voit déboulonnée…

Un temple jaïn est un endroit étrange et merveilleux. En 2009 j’avais eu l’occasion de visiter celui de Malabar Hill. Cette année, j’ai vu deux fois, à des heures différentes, celui situé derrière la gare de Goresgaon. Autant le dire, le rituel – en dehors des mains jointes – reste opaque pour l’observateur néophyte. Mais c’est beau, vibrant, quelque chose vous touche que vous ne comprenez pas. Tout près de St Pius se trouve le Umiya Temple, hindou celui-ci, à ne pas confondre donc avec le jaïn. Un après-midi, alors que le reste de la troupe fait la sieste (ou peut-être joue au loup garou !), je décide d’aller fouiner un peu. Que d’agitation ! Quel monde ! Les mariés sont fêtés et me voilà littéralement désigné photographe officiel ! Bijoux, soieries, étoffes diverses, parures de toutes sortes, et fleurs partout. Après le départ des novis (en voiture de luxe), le temple retrouve son calme habituel. Je photographie des motifs, des statues, des objets qui me restent étrangers (à l’exception du bon Ganesh, le dieu de la chance à tête d’éléphant).

Enfin, un joli moment, un dimanche. Nous assistons à la First Profession of Tarika and Vanitha in the Society of the Daughters of The Heart of Mary. En d’autres termes, aux vœux de deux jeunes novices. L’une d’entre elles est adivasi. Ses parents visiblement ne parlent ni l’anglais ni le marathi. Ils viennent du Nord d’après ce que j’ai compris. L’autre, portant des lunettes, est semble-t-il fille de bonne famille. Tous sont sur leur 31 mais je trouve touchant le blanc pur des robes des novices. Les FCM sont environ 300 en Inde, réparties sur l’ensemble du territoire à l’exception de l’extrême Nord et des états situés à l’Est du Bengale. Nullement prosélytes, elles s’engagent dans le travail social – comme on l’a compris depuis le début de ce reportage. En civil et non sous le voile, elles considèrent que leurs prières sont leurs actions. Une manière de vivre leur foi alors que l’Enfer, me dira Pascale, consiste tout simplement à être séparé de l’amour de Dieu.

(*) Antonio Tabucchi, Voyage et autres voyages, Gallimard.

ADIVASI

INDE 2016-59

De la fenêtre grillagée du bâtiment communautaire des filles du Cœur de Marie à Kharasgaon, j’aperçois un paysage paisible de collines et de rizières asséchées. Un jardin plus verdoyant est en contre-bas. Un homme traverse un champ. Au loin quelques reliefs plus découpés se perdent dans la brume. Pour arriver dans ce havre de quiétude, il nous a fallu nous lever tôt, prendre la direction du Nord et rouler plus de trois heures (c’est-à-dire à peine une centaine de kilomètres), d’abord à travers des banlieues puantes, ensuite sur la grande route encombrée reliant Mumbai à Ahmedabad, enfin sur des routes plus tranquilles.

Nous sommes à la campagne et cela fait un bien fou. Les jeunes filles ont posé sous notre front le point rouge rituel de bienvenue ; nous avons pris le thé, grignoté quelques biscuits ou savouré de merveilleuses petites bananes. Maintenant peut commencer la visite. À Kharasgaon, la communauté des filles du Cœur de Marie œuvre à la socialisation et à la formation des femmes vivant dans les villages des alentours. Ce sont des femmes Adivasi – c’est-à-dire issues de tribus aborigènes – qu’il s’agit une fois de plus de soutenir dans leur conquête de l’autonomie et de la dignité. Alphabétisation, couture, pratique de l’art Warli à base de dessins naïfs réalisés au pinceau : tâches modestes mais essentielles qui n’empêchent en rien la grâce de leur danse, leur beauté. Après le déjeuner un prêtre vient à notre rencontre, puis une promenade sur un chemin de terre nous conduit au village le plus proche. Extrême dénuement. Austérité. Nos adolescents, pour la première fois peut-être, mesurent véritablement l’écart avec leur vie. Une chambre, ici, n’est rien d’autre qu’un abri. Un lit, une natte posée à même le sol.

Deux jours plus tard, voyage de même nature vers Kolad, au Sud. Ici les FCM travaillent auprès d’autres populations aborigènes, en l’occurrence la tribu Katkari. Mary Colaco (nom d’origine portugaise) se dépense sans compter dans son rôle de social worker. Comme à Chium, les femmes, vivant sous le contrôle des hommes, sont encouragées à économiser et à mutualiser leurs ressources. Lorsque nous pénétrons à pied dans le village de Koda, tout proche, les maris et les pères sont absents. Aux champs peut-être, mais aussi plus ou moins en retrait dans une des maisons de torchis; nous ne les verrons pas. Sous un auvent nous sommes reçus avec déférence et, en même temps, simplicité. Les saris sont magnifiques et la danse agréable à regarder. Sur le chemin du retour, avant les longues heures de route qui nous ramèneront au tumulte de Mumbai, la troupe s’arrête près d’un chantier de fabrication de briques. Si la recette est simple (les briques moulées sont un mélange d’eau, de terre argileuse et de paille du riz, d’abord séchées au soleil puis disposées en pyramide pour une cuisson rudimentaire), la tâche est exténuante. Deux femmes sont là devant nous. L’une rabat la terre imbibée d’eau dans le moule, l’autre transporte la brique pour la démouler. Plus loin deux hommes s’occupent de la cuisson. Ce qui leur tient lieu de toit (quelques huttes de paille et des bâches mal jointes) est à proximité. Deux ou trois pieds de légume enfin semblent là pour améliorer l’ordinaire. Mais allons plus avant… Ces forçats se sont endettés, par exemple pour un mariage. Il est de tradition, ici comme ailleurs, de sacrifier aux grands rituels. Or, en Inde, me dira Gracy, on vit pour aujourd’hui. Et les questions culturelles (j’en reparlerai) sont toujours les plus longues à traiter. En attendant, le prêteur – propriétaire du chantier, de la terre, des briques, de la vie de ces hommes et de ces femmes en somme – se paye sur leur travail. Un nouvel esclavage, à raison de quatorze heures par jour.

Les quelques rizières en eau que nous apercevons au retour sont très belles. Vert magnifique. Dans sa conférence du 6 février à Goresgaon, V. Bakrishnan, un ancien de l’Université du Kerala, rappellera que 60% de la population de l’Inde dépendent de l’agriculture. Or l’insécurité alimentaire, comme en Afrique, est souvent la règle. L’État, en fixant par exemple un prix minimum garanti pour le riz, joue un rôle important. Il subventionne les engrais, achète une partie de la production pour la redistribuer, gère la question cruciale de l’eau. Mais à l’échelle d’un pays immense et surpeuplé rien n’est simple, tout est fragile. C’est du moins l’impression que m’ont laissé ces deux escapades loin de la grande ville.

 

DE MARBRE ET DE CARTON

INDE 2016-32

Rendons justice aux promoteurs du Romell Group, ils ne font pas de publicité mensongère. Je l’ai cru pendant quelques jours, regardant d’un air suspicieux leur belle affiche pavoisée au 10 line Hightwey NH4, à deux pas du St Pius Complex de Goresgaon. Cette jeune femme à son balcon dominant un parc bucolique, je n’y croyais tout simplement pas. Et puis, à y regarder de plus près, quelle ne fut pas surprise de constater que le dit parc, avec sa coulée verte et son bâtiment distingué, c’était précisément l’endroit où je logeais avec ma petite équipe,  Premankur, propriété des FCM au sein du parc qui abrite également le séminaire St Pius (visible derrière le mannequin en sari) ! Ni une ni deux, je demande l’autorisation de monter dans les étages (échafaudages en bambous), je prends un ascenseur de service et, accompagné d’un sbire, me retrouve au vingtième étage dans un appartement encore en travaux (marbre partout, pièces très spacieuses, salle de bain et cuisine équipées) avec, on l’a compris, une vue imprenable sur mon lieu de résidence à Mumbai.

Le prix du mètre carré, dans certains quartiers, est paraît-il extravaguant. Il est vrai que la place manque, comme à New York ou Tokyo. Peut-être un signe que l’Inde progresse. Son taux de croissance était de 7,5% en 2014. Partout l’activité est trépidante et le gouvernement nationaliste fait de bonnes affaires avec les grands industriels. Une des plus grandes fortunes du monde, Mukesh Ambani, a financé une bonne partie de la campagne électorale de l’actuel premier ministre, Narendra Modi, et se voit accordés aujourd’hui tous les permis. Deux gratte-ciel, près de Malabar Hill, attestent de l’envergure de son empire et symbolisent la réussite d’un homme de (grandes) affaires, fort avisé ma foi. Pour le « reste », il suffit de se renseigner un peu pour tomber très vite sur des querelles de chiffres et de méthodes de calcul. Combien y a-t-il de pauvres en Inde ? Les experts ne sont pas tous d’accord. Qu’on me permette alors de répondre l’évidence : BEAUCOUP, en indiquant au moins un point indiscutable : avec 1260 000 000 d’habitants, l’Inde, devant la Chine, est le pays du monde le plus peuplé d’hommes et de femmes vivant sous le seuil théorique de pauvreté. À Mumbai 60% de la population vivraient dans des bidonvilles. Et les trottoirs de Colaba, au pied des bâtiments néo-gothiques de la Bombay coloniale, sont le refuge de familles entières, de jour comme de nuit, leurs pauvres sacs plastiques accrochés aux branches des arbres ou aux grilles de la voie ferrée. C’est de cette pauvreté-là, de cette misère si frappante pour le voyageur, dont se préoccupent aussi les filles du Cœur de Marie. Premier exemple : l’orphelinat Sainte Catherine quelque part dans Mumbai (je n’ai pas retenu l’adresse). La structure accueille 325 enfants, certains contaminés dès leur naissance par le VIH, et des femmes en détresse, battues elles aussi (comme à Vasai) ou anciennes prostituées. Le jour de notre visite, une histoire incroyable venait de se produire : une fratrie de trois orphelines reconstituée par le miracle des réseaux sociaux et des recherches sur Internet alors qu’aucune d’entre elles ne parlait la même langue (on parle en Inde vingt-deux langues officielles – en réalité beaucoup plus – dont le marathi, la langue officielle du Maharashtra.) Ce sont ces trois sœurs qui sont photographiées au début de l’album du jour. Second exemple, la Fondation Saint Vincent de Paul. Cet hôpital, situé à Trombay, existe depuis 1885 ; on y soignait alors principalement la lèpre. Aujourd’hui, une fille du Cœur de Marie est missionnée pour relancer la structure. 25 personnes atteintes du SIDA et 10 touchées par la lèpre sont soignées ici. Le gouvernement fournit désormais les médicaments contre le VIH (tri-thérapie); la lèpre, quant à elle, est contenue. Les malades peuvent vivre plus longtemps. Pour occuper certains d’entre eux une petite unité de production d’assiettes jetables a été mise sur pied par la FCM depuis son arrivée. C’est dans cet hôpital, on se le rappelle, que nos jeunes ont dansé.

Des tours luxueuses aux trottoirs misérables, du marbre aux assiettes en carton, voilà donc l’Inde telle que nous l’avons découverte. Un maelström qui emporte, met constamment à mal nos certitudes et stimule sans cesse notre curiosité.

GRACY, SANDEEP ET LE SENS D’UNE VOCATION

Nous avons dû rencontrer Gracy Fernandes le deuxième ou le troisième jour, et celle-ci a éclairé notre voyage de son sourire et de ses gestes. Le film qui sera bientôt monté (chaque chose en son temps) montrera peut-être la manière si particulière qui est la sienne de relier les gens, une main accrochée à vos mains, une autre tendue vers celles de la personne qu’elle veut vous présenter. Un geste de lien donc, un geste religieux. Sur les anciennes photographies du Nirmala Nivas Center de Chium, du côté de Bandra, elle a vingt-sept ans. C’est une jeune fille déjà engagée, débutant sa vie auprès des plus démunis. Le quartier, à cette époque, ce n’est quasiment rien : quelques cahutes de guingois, une jetée, la mer. Mais les filles du Cœur de Marie sont déjà présentes. À deux pas de leur maison – aujourd’hui dispensaire, crèche et « banque » (je vais expliquer) -, le Khar-Danda fishing ground est une immense esplanade où l’on étale le poisson et les crevettes pour les faire sécher. Gracy, de ses propres mains, participe à l’assainissement du périmètre (tâche toujours à recommencer), est fait en sorte qu’un jour par semaine le cricket ou le football (?) soient possibles sur les lieux. Depuis quarante ans, ce jour de trêve, si je peux dire, est toujours respecté. Il n’empêche… Lorsqu’à notre tour nous traversons l’esplanade, certains protégeant leur visage d’un foulard pour échapper – si peu – à l’odeur entêtante, Sandeep est au travail. Il balaie les poissons méthodiquement pour les retourner et faciliter le séchage. Comme un laboureur, il procède par sillons, courbé dans un inlassable va-et-vient… Il a treize ans. Il est scolarisé en 6ème. Mais il faut croire que ce travail de balayeur-sécheur (comment dire autrement ?) fait partie du cahier des charges de sa vie.

Dans le quartier surpeuplé et très animé aujourd’hui, le Nirmala Nivas Center offre donc tout d’abord les services appréciables d’un dispensaire. Un médecin vient tous les mercredis et samedis et assure un suivi médical. Mais la destination générale du centre est claire : soutien aux femmes dans un quartier, une ville, un pays, où elles ont à souffrir de la domination des hommes, du modèle patriarcal. Ainsi une unité de formation vise l’enseignement de la couture, moyen de gagner un peu sa vie et donc un peu d’indépendance. Une crèche accueille les enfants et une autre unité des handicapés légers, formés à la réalisation de menus travaux. Enfin, un bureau – interdit aux hommes – joue le rôle de banque de quartier réservée aux femmes. Celles-ci déposent l’après-midi ce qu’elles ont gagné le matin (en vendant de petits sandwichs par exemple) et font consigner sur un carnet individuel les économies accumulées. Par mutualisation de ces économies, de micro crédits sont alors possibles, autre moyen d’échapper aux oukases des maris, travailleurs certes mais aussi parfois imbibés d’alcool et violents. Partie de 300 femmes au début de l’expérience, la mini banque en rassemble aujourd’hui plus de 1600. Faire des économies, tenir un carnet à son nom sont des motifs de fierté, un pas, un début de solution. C’est pour ces petites victoires qu’oeuvrent les fille du Cœur de Marie. À Vasai, au Nord de Mumbai, le centre de formation des assistantes sociales SAKHYA a pour slogan « Say no to violence ». On y accueille des femmes battues, violées, démunies. Je reparlerai également des initiatives prises dans les campagnes, du côté de Kharasgaon ou de Kolad. Si le poète (Aragon) a dit que « la femme est l’avenir de l’homme », il semble qu’en Inde beaucoup de chemin reste à faire.

Nous retrouverons Gracy là où elle vit et travaille aujourd’hui, au College of social work Nirmala Niketan. Nous y avons été fort bien reçus dans le courant de la deuxième semaine et Margot, par exemple, se souviendra longtemps de la surprise qui lui a été réservée.

GRANDIR…

Le Cours Bastide de Marseille est un établissement scolaire catholique sous tutelle de la congrégation des Filles du Cœur de Marie. C’est dans ce cadre que le voyage en Inde a été organisé par Pascale Puppinck, responsable du partenariat et des voyages scolaires, et Hazel D’Lima, supérieure de la communauté de Premankur à Bombay. Notre groupe, composé de six adultes et de onze adolescents, a retrouvé les deux organisatrices à Chhatrapati-Shivaji, le nouvel aéroport de Mumbai, dans la nuit du 4 février. Dans le bus qui nous conduisait au St Pius compound, notre lieu de résidence, j’entends encore la voix de Sébastien, 16 ans, répéter en boucle : « C’est génial ! C’est génial ! », alors qu’Éva, sa voisine, avouera plus tard avoir eu très peur, se demandant secrètement : « Où suis-je venue me fourrer ? » Il est vrai qu’une arrivée en Inde en pleine nuit est une expérience marquante. L’impression est étrange lorsque, quittant le hall aseptisé de l’aéroport international, on prend contact avec l’atmosphère du pays réel. Apparemment c’est un bain de vapeur dans lequel vous plongez, en réalité ce sera l’épaisseur palpable des particules de pollution en suspension, au dehors. Michel Lopez et sa femme Céline, Christopher Battini et moi-même avons encadré nos jeunes, assistés d’Ewa Hajdus et d’ Anne-Marie Berger (une ancienne du Burkina Faso et du Bénin). Pour des ados, un tel voyage n’est pas anodin. Certains ont déjà vécu des séjours linguistiques, d’autres ont accompagné leurs parents dans des périples plus ou moins lointains, d’autres enfin n’ont jamais voyagé. Mais cette fois il ne s’agissait pas pour eux de vacances, encore moins de tourisme. Lorsque devant les malades silencieux et épuisés de la Fondation Saint Vincent de Paul à Trombay, ils ont entamé leur danse (une chorégraphie mémorable sur le non moins mémorable « Magic in the air »), le point ultime de leur expérience était sans doute atteint. Que valait leur bonne humeur de façade (ils avaient en vérité la gorge serrée), devant la réalité brute du ravage déjà avancé du SIDA ou de la lèpre ? Pourtant, ils ont dansé; ils ont pris sur eux. Et ces hommes ou ces femmes, qui nous étaient apparus tels des fantômes errants, ont applaudi, souri, ont remercié nos jeunes du don qu’ils leur faisaient… Or, ce jour-là, il y eut bien réciprocité. Les malades de Trombay, si démunis soient-ils, ont eux aussi donné à nos jeunes l’occasion de grandir. C’est là également un don précieux.

Outre, déjà cités, Sébastien C. (revêtant fièrement à la fin du voyage une blouse indienne) et Éva C., toujours souriante, Emma P., Emma T., Amaia F., Olivia T., Margot R., Axelle D., Jean Baptiste M., Jean Baptiste P. et Margaux I. Chacun de ces ados a contribué à sa manière à la réussite du voyage. Emma T., toujours discrète sur ses émotions, a tenu le choc alors qu’elle était la benjamine; Axelle, tout aussi pudique, n’a jamais fléchi dans sa bonne humeur ; Olivia est d’une grande générosité ; Amaia d’une sensibilité à fleur de peau ; Margot R. a passé là-bas le cap des dix-huit ans mais s’est surtout découverte ; Éva C. est d’une grande richesse intérieure; Margaux I. a stabilisé le groupe ; Emma P. a beaucoup appris et retenu ; Jean Baptiste M. est un type bien; tout comme Jean Baptiste P. et Sébastien C., des garçons murs et généreux. Bien sûr, ces quelques mots ne suffisent pas à décrire ceux qui ont vécu l’aventure. Ce n’est d’ailleurs pas le lieu, ici, d’en dire davantage. Qu’ils sachent cependant, puisqu’ils lisent cet article, que j’ai eu plaisir à voyager avec eux comme avec mes collègues du Cours Bastide et les Filles du Coeur de Marie qui nous ont accompagnés. Je reviendrai évidemment sur l’extraordinaire travail réalisé par ces femmes, qu’il s’agisse de Pascale, Hazel, Anne-Marie ou Gracy Fernandes que nous avons rencontrée quelques jours après notre arrivée. Elles savent d’ores et déjà que je leur suis extrêmement reconnaissant de l’accueil qu’elles nous ont réservé et de tout ce qu’elles nous ont appris au cours de ce voyage. Merci infiniment !

Et maintenant place aux photos du groupe, de chacun et de chacune. Le prochain article reviendra sur l’Inde et sur ce qui s’y joue. Comme on peut le deviner, il y a beaucoup à dire.

 

DERNIÈRE MODE À MUMBAI

Depuis quelques mois sévit à Mumbai une mode aussi kitsch qu’incompréhensible : beaucoup d’hommes se teignent les cheveux en roux orangé, se donnant ainsi une allure disgracieuse dans un pays où, pourtant, les couleurs sont reines. Car autant commencer par un détail sans importance. L’impression de gigantisme que procure une ville comme Mumbai, la première d’Inde et la neuvième du monde, est telle qu’on ne sait, de toute façon, par où commencer. Rentré avec ma petite équipe (dont je reparlerai) depuis mercredi, j’entame aujourd’hui un nouveau carnet de voyage. Il est destiné à mes amis, à mes compagnons de route, à nos hôtes là-bas, à mes enfants, à mon compère Denis Gabriel (qui dit justement que la géographie se fait à pied plutôt que dans les livres), à tous ceux qui par hasard cliqueront sur le site et bien sûr à moi-même, pour ne pas oublier. Les articles, comme à l’accoutumée, seront accompagnés de nombreuses photos. Je ne les légende pas à dessein ; en principe, le lecteur fera le lien entre ce que j’écris et les photographies, une manière sans doute plus stimulante de chercher à comprendre alors que, disons-le tout de suite, l’Inde est réputée incompréhensible pour les Occidentaux.
22 millions d’habitants, c’est la population de la zone urbaine de Mumbai, une sorte de longue péninsule bordée à l’Ouest par la mer d’Oman et à l’Est par la Thane Creek. De l’autre côté de la baie, Navi Mumbai prolonge la mégapole en d’interminables banlieues. 22 millions d’habitants… C’est-à-dire le tiers de la population française. À mesure qu’on avance vers le Sud la péninsule se rétrécit jusqu’au quartier historique de Colaba, la seule véritable zone touristique de la ville. Dans une superficie égale à deux fois celle de Marseille vivent ici plus de 12 millions d’habitants quand Marseille en compte 800 000. Voilà pour les chiffres. Évoquant avant le départ (article du 30 janvier) mon premier passage à Bombay en 2009, j’en étais resté à l’image d’un petit taxi jaune et noir dans une ville déserte. Caprice de la mémoire ! Comment peut-on imaginer cette ville déserte ?! Quand bien même les rickshaws seraient en grève comme lundi dernier (40 roupies la course – 25 centimes d’euro – étant jugées insuffisantes par les chauffeurs), la ville crève de ses embouteillages monstrueux, permanents, et d’une toxicité calamiteuse. La campagne, les rizières ne sont pourtant pas si loin. Mais il faut des heures pour atteindre des zones plus vertes, rouler dans le silence d’une piste. Nous l’avons fait au prix d’une grande patience et de quelques chansons de colonie de vacances.
Que voit-on ici, au bord des voies « rapides », des rues, des parapets croulants ? Une humanité grouillante, de hautes tours clinquantes, d’autres encore en construction, plantées comme des phares vaniteux sur une mer de bidonvilles, les fameux slums où les millionnaires ne courent pas les sentiers poussiéreux ou boueux. Depuis quelques années, le pont Bandri-Worli Sea link (près de six kilomètres soumis à péage) permet d’éviter de longer Dharavi, le plus grand bidonville du monde. Tout juste aperçoit-on, depuis le pont, le quartier de pêcheurs de Koliwada où voisinent une église et un temple. La ligne de chemin de fer, en revanche, rase les cahutes, les trottoirs où vivent les misérables. Prendre le train de Churchgate, au Sud, à Goresgaon où nous avons logé, au Nord, c’est voir, depuis les portes ouvertes du wagon, l’Inde de toutes les contradictions. Qu’on imagine des enfants faisant leurs devoirs dans la rue, d’autres proprets en uniformes de type british, des magasins Sony, des Mac Do ou des Pizza Hut, des cinémas plus ou moins luxueux ou miteux, un aéroport flambant neuf, des pharmacies vendant les pilules à l’unité, des vaches sacrées que rien ne semble devoir perturber, des amoureux enlacés sur Marine Drive, des pèlerins à Haji Ali Dargah, des quartiers de tôles hérissés de paraboles, des water tanks assurant la distribution d’eau, des engins pulvérisant des nuages d’antipaludéen, des femmes trimbalant leurs seaux, des hommes assis, debout, accroupis, allongés, marchant, courant, pissant, chiant, travaillant, dormant, et ce qu’ils soient roux ou non.
Mais voir n’est pas comprendre. Il faudrait du temps. Lire la presse, par exemple, si variée en Inde, « plus grande démocratie du monde » comme aiment à dire les dirigeants internationaux. Un article du Times of India, en date du 11 février, parlait de la Fête des Citrons de Menton, ma ville ! Cela m’a amusé. Est-ce à dire que l’Inde est ouverte sur le monde ? Je n’en suis pas certain. Elle va son chemin. Elle ne mendie pas et tient à son indépendance. En revanche, elle est prête à faire des affaires. Pendant notre séjour, l’état du Maharashtra, l’état de Mumbai, organisait une semaine promotionnelle : MAKE IN INDIA, MAHARASHTRA WELCOMES THE WORLD. La priorité est donc plutôt de faire venir les investisseurs, de montrer sa richesse pour attirer la richesse. Le Pepe Jeans Music Festival est fait aussi pour cela. Montrer que l’Inde est un pays moderne, qu’elle a ses stars et son standing. Sa créativité, j’y reviendrai, est en effet tout à fait admirable. Mais que vous ressortiez du périmètre lumineux et vous retrouvez les enfants des rues, les gisants endormis, les migrants des campagnes qui, en un flot continu, envahissent la ville après avoir quitté leur terre trop sèche, trop ingrate, insuffisante à les nourrir correctement. À l’heure où l’Europe est confrontée à un afflux de migrants, quand elle érige des murs à ses frontières, peut-être est-il bon de rappeler l’universalité des phénomènes migratoires ? En Inde, à Mumbai particulièrement, comme dans les plus grandes villes du monde (Jakarta, Manille, Lagos, Le Caire, etc.), le cortège famélique des migrants prend des proportions qui conduisent à relativiser les chiffres européens.

Or, en dépit de tout, un homme vaut un homme. On comprend au moins cela quand on voyage.

PS : pour les photos, cliquez puis faites défiler.

PETIT TAXI DANS BOMBAY DÉSERT

J’ai généralement une bonne mémoire des voyages, leurs étapes, leur géographie, mais aujourd’hui c’est le trou noir, je ne me rappelle pas mon arrivée à l’aéroport de Mumbai. Il est vrai, les aéroports se ressemblent tous, et comme l’écrit Michel Houellebecq dans l’excellent Plateforme « l’ensemble du monde tendr(a) à ressembler à un aéroport. » En revanche je me souviens de mon départ matinal de la mégapole indienne. Mumbai que je préfère toujours appeler Bombay se réveillait à peine. Le petit taxi jaune tant bien que mal avait casé ma valise et il roulait tranquillement le long des artères désertes, comme si la ville lui appartenait.

Mercredi, retour à Bombay pour une quinzaine de jours et cette fois-ci par temps sec. Film, photos et articles en perspective.