PUZZLE

J’arrive à Ljubljana (orthographe toujours à vérifier) après huit heures de train depuis Budapest effectuées dans un agréable compartiment à l’ancienne que je partage avec un couple de Hongrois révisant leurs listes de vocabulaire serbo-croate (je n’aurai retenu quant à moi que l’usuel « Dobardan !) et deux étudiants irlandais voyageant avec la carte Interail, toujours d’actualité. La capitale de la Slovénie a des allures provinciales. Tout se fait à pied dans son centre aux dimensions modestes et je retrouve le long des rues une foule compacte de touristes, des familles en particulier, venues de France, d’Autriche ou de la proche Italie. Presqu’arrivé quant à moi à la fin de mon périple, j’imagine volontiers ici la promesse d’un séjour plus long afin de visiter la partie la plus orientale des Alpes, le massif du Triglav où Patrick Berrault avait commencé sa chevauchée fantastique de l’arc alpin, depuis les hauteurs de Bled jusqu’au Berceau, la montagne de mon enfance, à Menton.

Si mon voyage n’aura pas été une chevauchée fantastique, il restera néanmoins une passionnante traversée de cultures, de religions, de paysages ou de styles architecturaux. L’épaisseur historique des Balkans surtout et la richesse humaine qui caractérise ces contrées ne laissent pas de dérouter et de fasciner en même temps. Entre Split, c’est-à-dire peu ou prou la Méditerranée latine et vénitienne, Sarajevo le creuset aussi bien ottoman qu’austro-hongrois, la fière Serbie à la fois slave, germanique (?), russe et surtout serbe, Timisoara la baroque, Budapest la hongroise chic, moderne, chrétienne, juive, continentale, tout autant ouverte que fermée, Ljubljana l’autrichienne et Trieste, enfin, l’ombrageuse et littéraire marginale, quelle richesse de sensations, quelle mosaïque d’éclats chatoyants ! Dans le courant de l’année, je proposerai de nouveaux albums pour rendre compte encore de ces richesses.

En attendant, pour terminer ces carnets des Balkans, quelques dernières images à assembler, comme on le ferait des pièces d’un puzzle, pour le plaisir :

La mer, grandiose et noire sous l’orage, après Split.

À Mostar la grande croix dominant la ville, les belles mosquées de style stambouliote. L’inscription sur les murs, partout : « Red Army 1981 », mystérieux slogan des supporters du club de foot local. La large vallée, les vignes à perte de vue dès la sortie de la ville.

Les photographies de Tim Loveless pour son exposition « Sarajevo under siege ». Les coupures d’eau, la nuit, à Sarajevo. Les églises de bois qui, de plus en plus nombreuses à partir de Turalia, remplacent les mosquées.

Les toits aux quatre pentes et aux tuiles traditionnelles en Serbie. En fin d’après-midi, cette promenade tranquille dans le quartier excentré de Zemun, au bord du Danube, à Belgrade. Le temps couvert. Cette violoniste. Les cygnes. Une certaine mélancolie.

L’exceptionnelle beauté de l’église orthodoxe Nikolajevski, ses icônes, son panneau central, joyaux méconnus. Le black aussi dansant la salsa, place de la République. La rue dalmatinska que je remonte dans la nuit.

La jeune interprète dont je n’ai pas songé à demander le prénom lorsqu’elle a ouvert pour moi l’église des jeunes, à Timisoara. Le quartier au-delà du plan, les familles roms que j’y croise.

Les rues désertes de Buda. Les petits trains miniatures de Pest. Les milliers de jeunes en route pour le Sziget (festival international le plus connu au monde dont j’ai appris l’existence en échangeant avec mon amie Giane que je remercie de l’information et que j’embrasse si elle lit cet article).

Les vaches, les alpages de Velika Planina au-dessus de Kamnik. Les Tchèques qui partagent ma table.

La jetée de Trieste, le café Illy que m’offre un type sympa sur le môle, le policier qui me dit de me barrer près du phare, zone militaire, ce couple mal assorti que j’envie un moment pourtant, à Opicina, au bord du Quartz, sous la chaleur.

Etc.

Je pense à Montaigne, à ses voyages en Hongrie ou ailleurs… À sa suite, une fois de plus, autant de lieux, de moments, de visages qui ont fait ce voyage aussi bien que ce voyage m’a fait. D’autres viendront encore, il n’est pas le dernier. Mais celui-ci, comme les autres au fond, est toujours ça de pris. Un viatique pour les jours tristes aussi. Je dédie cet article à la mémoire d’Aurélie Baboulaz.

Bonne reprise à tout le monde ; ce fut un plaisir d’écrire ces pages et de les partager. À bientôt pour de nouveaux carnets d’aventure.

 

LES VISAGES

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Quel bouleversant visage que celui de Margherita Caruso au début de L’Évangile selon Saint Matthieu de Pier Paolo Pasolini ! Le film a été tourné en 1963 à Matera, Basilicate, région la plus reculée d’Italie, terre d’exil et d’opprobre aux temps noirs du fascisme. Le cinéaste avait choisi cette ville encore secrète pour représenter Bethléem, et j’ai souri, en voyant le film, de constater que les panoramiques s’arrêtent à mi-hauteur des habitations troglodytes. Le cinéaste évitait de la sorte les clochers d’église qui, cela va de soi, se découpent majestueusement dans le ciel. Aujourd’hui, les figurants qui tournèrent dans le film sont sans doute morts ou perclus de rhumatismes, mais c’est peut-être l’un de leurs fils qui, fort élégamment, nous a accueillis dans le restaurant de la via B. Buozzi.

Ainsi, à Matera, se terminait notre périple dans l’Italie du Sud. Le retour sur Naples, le lendemain, n’était plus qu’une question de route (l’essentiel étant de retrouver l’aéroport, pas une mince affaire, je le garantis.) À notre sortie du restaurant, la Trattoria del Caveoso, le brouillard avait enveloppé les rues désertes. Laissant mes compagnes de voyage se retirer en leur appartement, j’ai poursuivi un moment la promenade pour prendre quelques photographies. Si, à certains égards, Matera ressemble à une crèche, celle-ci était devenue inquiétante, fantomatique. J’ai aimé ce moment, m’appliquant du mieux possible à en fixer l’atmosphère particulière. Peut-être attendais-je quelque chose ? Une miraculeuse révélation ? Un signe ? Un visage ? Pourquoi pas celui d’Enrique Irazoqui tout à coup apparu, aussitôt disparu, impavide dans ce décor cotonneux et photogénique ?






























SPAGHETTIS, CAPPELLETTIS, TORTICOLIS

Où en est Catherine de sa tendinite des muscles élévateurs, de l’inflammation de sa capsule des rotateurs et de son torticolis ? Comme le prouvent la première photo et la plupart de celles qui suivent, l’Italie se regarde souvent de bas en haut, contraignant le photographe à d’inévitables contorsions et à la pratique, certes honorable mais exigeante sur le plan musculaire, de la contre-plongée.

Ce voyage dans les Pouilles s’est donc fait le nez en l’air, qu’il s’agisse de saisir les hautes murailles du Castel del Monte (lieu de tournage du fameux Nom de la Rose), d’embrasser dans sa totalité la magnifique basilique de Bari (dédiée à Saint Nicolas de Myre) ou d’observer les colonnades et les balcons baroques de la merveilleuse Lecce. Ici, le Sacré se décline à la fois au quotidien (les églises sont pleines, on s’y confesse encore) et dans l’étrangeté. Une petite fille, déjà montrée dans un précédent album, semble fuir les monstres de mosaïque qui ornent les allées de la cathédrale d’Otrante ; à Bari, des éléphants et des lions (?) accueillent les fidèles dès le porche de la basilique ; à Monte Sant’Angelo un cavalier de l’Apocalypse paraît  fondre vers la nuit ; la forteresse del Monte, enfin, garde tout son mystère : personne n’a jamais pu établir à quel culte étaient vouées ses arches de marbre.

Élevons donc nos yeux, même sans comprendre. Après tout, que risquons-nous à cet élan, sinon d’humaines courbatures ?

FAIRE UNE VIRÉE À TROIS, LALALALALALALA…

J’adore cette chanson « Faire une virée à deux / Dans le Sud de l’Italie / Lalala lalala… ». Je ne sais plus qui l’interprète, je ne connais que le refrain et la mélodie, mais cela suffit à mon bonheur. Il est des airs, comme celui-ci, qui sonnent les vacances et ensoleillent l’esprit. Quoi qu’il en soit, ce voyage dans les Pouilles avec mes amies Catherine et Paola fut bien la virée heureuse, l’échappée belle, comme un regain d’été aux portes de l’affreux novembre !

L’album du jour sera à la fois bucolique et méditerranéen. Villes perchées au-dessus de la mer, terre ocre des oliviers, trulli et bories de l’arrière-pays, il y en a pour tous les goûts. J’avoue avoir été impressionné par la silhouette de l’Albanie se dessinant à l’horizon peu après Otrante. Ce fut une apparition aurait pu dire Flaubert au cours de son voyage vers l’Orient ! Danielle, ma sœur, qui n’est pas précisément flaubertienne, me rappelait l’autre jour qu’au début des années 70 son voyage vers la Grèce s’était arrêté au Club Méditerranée d’Otrante, ville déjà citée. Pourquoi donc ? Le choléra sévissait alors en Italie et la Grèce, prudente, n’acceptait plus les voyageurs non vaccinés en provenance de Brindisi ou de Bari. Comme ce temps paraît lointain… Le choléra a disparu de nos contrées, le Club Méditerranée est racheté par les Chinois, les vieilles femmes toutes de noir vêtues sont devenues très rares dans les Pouilles. La Méditerranée, pourtant, reste ce qu’en disait déjà Homère : un espace lumineux mais tragique. Les voyages n’y sont pas toujours d’agrément ; aux vacanciers de ne pas l’oublier.

PASSEGGIATA

J’en étais resté à la bise glaçant les os dans les rues désertes de Monte Sant’Angelo. Fort heureusement, et comme le veut la tradition de ce voyage d’automne, le temps s’est mis au beau et l’Italie du Sud, dans sa lumineuse splendeur, de nous offrir la douceur attendue, celle d’une arrière saison plus folâtre que mélancolique.

Ainsi, qui aime l’Italie aime la passeggiata, cette heure où, le soir venu, les rues s’animent du va et vient des badauds en goguette. On lèche les vitrines, on boit un verre en terrasse, on se montre ; certains jouent quelques euros à la loterie tandis que d’autres vont à la messe. À Bari comme à Lecce nous avons épousé le mouvement. Comment y résister ? Les places résonnent, bourdonnent dans la nuit, une énergie se dégage qui vous emporte.

Vous êtes surpris, le lendemain matin, de retrouver les mêmes lieux vides, théâtralement vides, comme un décor attendant que la troupe revienne pour rejouer la pièce, identique chaque soir.

POUILLES FROIDES

Arrivés ce soir à Monte Sant’Angelo, belvédère de la Gargano, dans les Pouilles. Il fait un froid terrible, le vent souffle dans les rues désertées du centre historique, et mes compagnes de voyage, Paola et Catherine, sont frigorifiées. La suite, plus tard, au soleil de préférence !