Puisque nous sommes en ce moment dans le Queensland, restons-y encore un peu. Je ne sais plus au juste si c’est la veille, le matin même ou le lendemain de notre passage au désormais légendaire carrefour d’Ingham, toujours est-il que nous avons dormi aussi sur une aire en contre-bas de la route, plongée dans l’obscurité totale au moment où, faute de mieux, nous avons décidé d’y faire étape. Les distances sont longues en Australie, et Marine confirmera qu’il faut toujours plus de temps qu’on en a prévu pour se rendre d’un point A à un point B, que la fatigue ou la prudence conduisent les voyageurs là où ils le peuvent, quand bien même la destination envisagée au départ ne serait pas atteinte et l’endroit où l’on s’arrête finalement aussi noir que l’intérieur d’un tunnel. C’est ce qui nous est arrivé cette nuit-là. Dans l’obscurité donc nous avons arrêté le van, exploré à tâtons les immédiats alentours, ouvert le capot arrière et, à la lueur du plafonnier et peut-être d’une lampe électrique, commencé la tambouille (un grand philosophe, plutôt expérimenté en la matière, vous dira qu’il faut toujours manger en voyage, que la faim provoque à coup sûr les pires disputes, et qu’il en va ainsi de la poursuite sereine du périple : mangez, sinon vous allez vous taper sur la gueule). Nous étions donc en train de nous affairer devant le petit lavabo du van, probablement autour d’une boîte de maïs (je dis cela pour donner un exemple plausible car, en réalité, je ne me souviens plus de la nature exacte du menu ce soir-là), bref, nous « cuisinions » gaiement, lorsque tout à coup, du fond de l’obscurité et du silence, venue d’une direction que nous avions bien du mal à repérer compte tenu de la visibilité toute relative de notre environnement, une voix a surgi. C’était une sorte de chant que, dans mon souvenir, je réentends enfantin, innocent, heureux en somme ; un petite musique à la fois familière et étrange, disons comme une comptine peut-être ou bien alors une ritournelle comme celles des Pygmées du Centrafrique ou du Cameroun (les Bakas par exemple), plutôt envoûtante, mais avec ce caractère innocent dont je parlais, « premier » (comme on parle des « arts premiers »), venue du fond des âges, des légendes et des mythes de l’origine, du dialogue – premier, oui – de l’homme avec la nature. Toutes proportions gardées et, bien entendu, à l’envers puisque nous étions dans l’hémisphère Sud, plus riche en eucalyptus qu’en platanes, c’était un peu comme la musique d’Albin dans Un de Baumugnes, le génial roman de Jean Giono : « C’était une eau pure et froide que le gosier ne s’arrêtait pas de vouloir et d’avaler ; on en était tout tremblant ; on était à la fois dans une fleur et on avait une fleur dans soi, comme une abeille saoule qui se roule au fond d’une fleur. (…) Eh bien, la musique d’Albin, elle était cette musique de feuilles de platane, et ça vous enlevait le coeur. » Et il n’est pas faux de dire que, en effet, nous sommes restés là suspendus, notre ouvre-boîte à la main, sidérés dans ce moment exceptionnel où de la nuit la plus profonde se manifestait le miracle d’un chant totalement inédit, inouï, venu d’un autre temps. Il est alors apparu celui qui nous l’offrait sans le savoir, il marchait et passa devant nous, venu du noir et aussitôt disparu, de passage et chantant sa ritournelle dont nous ne connaîtrions jamais le sens.
C’était un Aborigène.
Il passait et chantait. Il est retourné à la nuit.
PS : les photos de l’album, on s’en doute, ont été prises le lendemain matin.