APPRENTISSAGE

À dix-neuf ans, ce premier voyage en Espagne[1] avait été une aventure, une cousinerie fraternelle le long de la côte méditerranéenne, jusqu’à la lointaine Alicante. Le pays, sorti du franquisme depuis peu, en gardait les stigmates. Nous avions vu, dans un jardin public, un policier séparer deux amoureux qui s’embrassaient. Un soir, sur une plage plongée dans la pénombre, un garde civil nous avait ordonné de rebrousser chemin. Il avait un chien en laisse.

Avec sa 2CV verte, Gérard était descendu de Longwy et avait dû nous prendre au passage, peut-être à Digne, je ne sais plus. Je l’admirais d’avoir réussi le CAPES et, nommé en Meurthe-et-Moselle, il participait aux combats contre le démantèlement de la sidérurgie. Il écoutait les chanteurs occitans (Claudi Martí) et le folklore révolutionnaire d’Amérique du Sud. C’était aussi le premier voyage de Dominique, casquette à pompon vissée sur son crâne de provençal ; et moi, tout frais de mes amours impossibles, je vivais comme en « sur-voyage », en Espagne, certes, mais aussi ailleurs, du côté du Brésil, dans des contrées qui se superposaient aux paysages traversés, une ferme blanche dans les orangers devenant fazenda, une soirée tranquille à Villajoyosa une mise en scène secrète de ma mélancolie.

Je ne me reconnais pas sur la photo de la plage. Comment ai-je pu m’amuser à m’enfoncer les jambes dans le sable alors que j’y suis allergique ? Mystère… On portait encore des pantalons de velours à cette époque, et Dominique a le sourire enfantin visible sur d’autres photos, plus anciennes encore, quand nous passions nos vacances d’été « chez Plochu ». Face à la mer, nous pensons peut-être aux Baléares, à d’autres destinations plus exotiques encore. Craintifs, nous laissons la falaise à distance mais l’avenir, lui, est devant nous. Nous ne connaissons rien du monde, avons tout à découvrir. Alors, bientôt, nous détacherons nos liens, nous apprendrons, nous deviendrons des hommes.

[1] Avril 1978. Les photographies m’ont été fournies par Gérard Fabre que je remercie. Je n’ai pas retrouvé la seule que je possédais de ce voyage : un pique-nique dans des restanques, entre Valence et Jativa.

Une réflexion sur “APPRENTISSAGE

  1. Le passé toujours présent, passé intérieur, passé cadeau. Rêves d’avenir comme un présent à venir. Oh printemps, jeunesse des saisons, jeunesse printemps de la vie ! s’écrie Goethe…

    J’aime

Laisser un commentaire