AFRIQUE MODE D’EMPLOI

 

 

Matin. Je découvre Florian indifférent au cortège des eaux, attablé pourtant face au fleuve, les deux mains à plat, les yeux rivés sur un gros volume de la Pléiade ouvert à mi-parcours, c’est-à-dire probablement à un stade avancé d’une oeuvre qui, renseignement pris, s’intitule La vie mode d’emploi, Georges Perec. Que les détails de la vie et de l’histoire d’un immeuble parisien, de ses objets comme de ses occupants, sur six cents pages, trouvent leur lecteur au fin fond de la Casamance, plus précisément aux confins de la commune de Diakène Ouolof, ne laisse pas de m’étonner mais suscite chez moi un immédiat intérêt. J’ose interrompre ce lecteur incongru et nous échangeons plaisamment sur les mérites de la prestigieuse édition (encore que, et j’en fais partie, beaucoup de lecteurs n’aiment pas particulièrement lire dans la Pléiade alors qu’ils ne résistent pas au désir de s’en procurer quelques volumes pour les exposer sur une étagère généralement dédiée à leur collection). J’apprends notamment à Florian que Jean-Paul Kauffmann, ex otage du Hezbollah au Liban, révélait après sa libération le rôle essentiel qu’avait joué durant la captivité un gros volume de Guerre et Paix, viatique roboratif pour l’esprit dont il vantait la solidité à toute épreuve.

On en oublierait presque l’Afrique mais la beauté du paysage, en ces lieux, nous y ramène inévitablement. À vrai dire, la Casamance aussi bien que le Sine Saloum visité quelques jours plus tard sont des régions d’une exceptionnelle beauté que les promenades à pied ou sur l’eau permettent de goûter à leur juste valeur. Avec Florian, nous explorons en fin d’après-midi les alentours. Ce jeune futur ingénieur, spécialiste du traitement des eaux, languit un peu ses montagnes suisses mais se révèle fin connaisseur du terrain, spongieux en quelques rares endroits, sur lequel nous nous aventurons. En cette saison des pluies catastrophique (car la pluie ne vient pas), les cultures sont en retard. Les rizières ne donnent rien et les plans d’arachide ne paraissent guère vaillants. Hommes, femmes et enfants manient le kadiendo pour tracer les sillons, sous le regard moqueur des tisserins jaunes, spécialistes du chapardage des graines humainement semées. Autres types de chapardeurs (enfin, je le suppose), les singes aperçus ici ou là, la hyène – dont on me montre, au creux d’un baobab, la « maternité » (sic) – et les crocodiles, qu’un certain Tintin citoyen belge a toujours confondus avec les troncs d’arbre. Lamine, guide d’une belle journée sur l’eau, m’offre le plaisir d’apercevoir des dauphins et une multitude d’oiseaux. Nous naviguons en silence et je découvre avec ravissement ce que mon guide,  apparemment sans se lasser,  observe tous les jours. Entre les mangroves de Diakène ou de Djilapao, l’île isolée de Carabane et les vastes espaces du Sine Saloum que je retrouve quatorze ans après mon premier passage, c’est un Sénégal encore préservé que je parcours. Je voudrais croire que les inévitables salissures du progrès aux abords des villages – plastiques de toutes sortes, cambouis, ferrailles, épaves diverses et puantes dont il serait intéressant, à l’instar de Perec, de reconstituer l’histoire c’est-à-dire le parcours – n’entachent que superficiellement une nature puissante, capable d’imposer ses lois. Je pense à Senghor en traversant le tann. J’avais appris l’existence de ce terme par le livre et voilà que j’arpente ce qu’il désigne, une étendue salée, blanche, craquelée et, pour les Sérères, refuge des esprits :

« Le berger albinos a dansé par le tann, au tam-tam solennel des défunts de l’année. »

Et puis il y a le soir, la nuit qui vient sur la table et ce monde. Mode d’emploi très clair, limpide, facile à suivre :

refermer tous les livres,

ne rien dire,

regarder.

 

4 réflexions sur “AFRIQUE MODE D’EMPLOI

Laisser un commentaire